Avez-vous songé un instant que nous passons une grande partie de notre vie à calculer et à prévoir notre bonheur? Que ce soit dans nos finances (suis-je prêt à payer une telle somme pour obtenir ce dont j’ai besoin?), sur le plan moral ou en politique (mon action vise-t-elle «le plus grand bonheur du plus grand nombre»?), nous sommes en quelque sorte des homo economicus mus par des décisions rationnelles au nom de nos intérêts personnels. Dans son Introduction aux principes de la morale… de 1789, Jeremy Bentham, figure de proue de la pensée utilitariste, en fait l’apologie.
Utilitarisme contre morale du bonheur
Selon Bentham, une vie heureuse est nécessairement une vie de plaisir. En conséquence, afin de maximiser cet état de satisfaction, les individus doivent s’appliquer à privilégier des choix rationnels dans leurs comportements. Plus précisément, pour minimiser les peines et maximiser les plaisirs, Bentham recommande de calculer les coûts et les profits en toute situation en prenant en considération des critères tels que l’intensité, la durée, la proximité et la probabilité.
Cet utilitarisme du bonheur a fait peur à un autre penseur du 18e siècle, Emmanuel Kant, pour qui l’utilité ne doit pas être confondue avec la morale. En réalité, Kant s’opposait farouchement à toutes les conceptions du bonheur, tant à celles des Anciens, qui proposaient une recette sur mesure par la maîtrise de soi (exercice devenu un art de vivre chez les épicuriens et les stoïciens), qu’à celles des Modernes tels que Bentham et ses partisans. Le bonheur étant une expérience sentimentale et personnelle, Kant estime qu’on ne peut s’y fier pour guider son existence. Les sentiments sont semblables à la météo : ils changent, sont parfaitement incontrôlables et portés à la démesure.
Les sentiments, prélude au bonheur
En vérité, ni Kant ni les utilitaristes n’ont entièrement raison. À la critique adressée par le premier aux derniers, soit de fonder l’action humaine sur des impératifs purement hypothétiques et individualistes, un autre penseur utilitariste, John Stuart Mill, répond ceci : «[C]eux qui attaquent l’utilitarisme ont rarement la justice de reconnaître que le bonheur qui forme notre critère de la bonne conduite n’est pas le bonheur de l’agent lui-même, mais le bonheur de tous les intéressés. […]. Faire ce que nous voudrions qu’on nous fît et aimer notre prochain comme nous-mêmes constitue la perfection idéale de la morale utilitariste.» (L’utilitarisme, 1861)
Sur papier, tout cela semble beau. Tout autre est parfois la réalité. Si nous pouvons présumer comme Kant que l’idéal utilitariste n’est pas toujours adapté à certaines situations, qu’il creuse davantage le fossé qu’il ne réunit la partie rationnelle de notre être et ce que nous vivons réellement, alors comme le dit la belle chanson de Christophe Maé : «Il est où le bonheur?» Réponse toute simple : Il est en nous, mais parfois et même trop souvent, il nous échappe. Soit parce que nous l’oublions, soit parce que nous ne faisons pas suffisamment un retour à nous-mêmes. Dans les deux cas, nous manquons ce dont nous avons besoin pour nous construire et appliquer notre raison, à savoir : les sentiments moraux tels que la croyance et l’espoir.
Limites du rationalisme
Mill et Kant s’accorderaient au moins sur une chose : combattre l’hypocrisie et la mauvaise foi qui se profilent derrière la prétention à la raison. Après tout, voudrait-on vivre dans un monde gommé de mensonges et de contrevérités? Non, ce n’est pas possible! S’imagine-t-on être entouré au travail et dans sa vie privée par une bande d’égoïstes? Ce n’est guère une philosophie de vie! À la question donc de savoir ce qui nous pousse à agir, ce qui détermine et motive nos actions, comme le dit Henri Bergson, prétendre qu’un pur raisonnement rationnel soit la réponse à notre quête de sens, il ne tend pas moins à affadir la qualité de l’expérience que nous vivons et nous prive d’être heureux. Nous ne sommes pas que des êtres rationnels.
La quête d’un bonheur rationnel est une invention humaine toute récente. Il suffit de lire Max Weber dans «La profession et la vocation de savant (1919)» au sujet des dégâts de la rationalisation croissante dans le monde moderne. Pour Weber, celle-ci a imprégné l’économie, le droit, la politique et même la religion. Mais le sociologue ne croit pas que la rationalité permette à l’homme de mieux vivre. Le monde est devenu si complexe qu’aujourd’hui personne n’a la moindre idée du nombre de processus nécessaires pour produire un téléphone portable par exemple. Autre exemple, le monde du travail : un monde qui est devenu très complexe, mais qui peut parfois être un lieu très difficile à vivre, voire inadéquat pour se réaliser pleinement comme individu et aspirer au bonheur.
Une puissance mystérieuse
Le rationalisme repose sur la conviction que l’on peut donner un sens à son existence personnelle, sociale, professionnelle. Ce n’est pas entièrement faux. Prétendre le contraire reviendrait à trahir les élans de liberté, de créativité et d’individualité qui nous caractérisent. Seulement, demandons-nous si c’est encore le cas ou du moins comment c’est encore possible de nos jours? Rien n’est moins sûr en effet. En réalité, notre grande réussite est aussi notre grand malheur : c’est que nous sommes désenchantés; nous ne rêvons plus. Nous n’avons plus l’espoir de retrouver le bonheur.
Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser, même le philosophe Kant ne se refuse pas à croire dans le bonheur. Kant savait pertinemment que le fait de se dire moral en tout ne signifie pas pour autant renoncer à être heureux. Non! Une telle morale serait inhumaine parce qu’il est dans la nature même de l’homme de chercher à être heureux. Seulement, comme devoir et bonheur sont pour lui incompatibles ici-bas, dans ce monde de l’utilité, je ne puis qu’espérer être heureux plus tard, et ailleurs, si je me suis rendu digne du bonheur par une vie droite. Il faut donc faire son devoir sans se soucier d’être heureux, tout en espérant qu’il y aura un Dieu juste et bon pour m’accorder après la mort ce que Kant nomme le souverain bien, l’alliance impossible dans cette vie du bonheur et de la moralité.
Un juste équilibre
Certes, nous ne pourrons jamais démontrer l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Du point de vue de la connaissance (raison théorique), ces propositions sont indécidables. Mais dire que l’alliance de la moralité et du bonheur est impossible nous fait désespérer. Il nous faut donc poser comme principe qu’elle est possible. Ainsi la raison et la croyance (ce vieux sentiment qui continue d’animer les cœurs) sont réunies parce qu’elles demeurent des postulats exigés par la raison pratique.
Notre monde n’obéit plus à des forces mystérieuses et inconnues comme celles qu’évoquent Kant et Weber. Or, comme le souligne la biologiste marine américaine Rachel Carson (Le sens de la merveille, 1965/2021), si nous savons calculer, prévoir, connaître, détecter les sources d’erreurs et d’illusions, la raison n’est pas la réponse à tout. La chercheuse fondait beaucoup d’espoir sur les sentiments comme l’«antidote infaillible à l’ennui et au désenchantement». Rousseau l’avait également très bien compris : les sentiments offrent un retour à soi; ils permettent de mieux se connaître, de se projeter dans le temps et de résister aux «préoccupations stériles pour des choses factices». Les sentiments, — les plus beaux d’entre eux : la croyance dans le mystère de l’existence et le sacré qu’on ne peut déchiffrer, qui est impossible à imiter et à reproduire, qui en fait nous englobe et dont nous ne sommes pas le centre —, sont des attributs humains enchanteurs susceptibles d’éclairer nos choix et nos décisions et ainsi nous rendre heureux.
Glossaire – Désenchanté : Qui a perdu sa foi, son enthousiasme, ses espérances