Il faut dire que les périodes COVID et post-COVID, bref une longue léthargie, avaient considérablement freiné les fonctions de ma vie : freiné mes élans, ma spontanéité, mais aussi une certaine joie de vivre.
Je reprends goût à la vie. Il m’aura fallu du temps, donc, pour en arriver là. Mais comment suis-je parvenu à cette renaissance soudaine et surtout, comment la décrire?
La sortie de la caverne
Il faut parfois de longs efforts, en effet. Il faut aussi beaucoup d’énergie, de la volonté. Rien ne se fait par magie. Il faut donc tenir bon coûte que coûte. Face au fardeau de l’existence, cette maxime est une véritable ascèse. C’est en forgeant qu’on devient forgeron, selon un dicton bien connu.
Puis, un bon matin, comme par enchantement, surgit l’impensable… Une lueur d’espoir se fit jour. Vint enfin le temps au printemps : l’éveil était bien là. Il fallait surtout bien le noter, car la mémoire est une faculté qui oublie. Le temps passe si vite. Heureusement, celles et ceux qu’on aime restent gravés dans nos cœurs.
Ne restait plus qu’à vous l’annoncer. Mais sur quel critère, celui de la raison? Du moins, c’est ainsi que les caractères, celles et ceux qu’on qualifie de personnalités fortes, sûres d’elles-mêmes, se résignent et prennent finalement l’issue de secours la plus simple et la plus rapide.
Pourtant, pas si vrai, pas si simple, pas si évident qu’on le dit. Face à la torpeur, face au chagrin, face à la fatigue et aux tourments de tous bords, les bons sentiments sont à la fois le guide et le remède adéquat pour se délivrer de la pesanteur et marcher droit devant.
La voix des sentiments
Quels sont ces sentiments et ces émotions que j’éprouve fortement depuis avril dernier au point d’être comblé de la grâce? La beauté, l’amour, l’amitié, l’expérience d’autrui, la rencontre, la découverte, le fait que chacun de nous est unique. S’il fallait les passer tous en revue, je découvrirais sans doute qu’ils ne font plus qu’un.
Ces sentiments moraux s’entremêlent en effet. Ils reflètent toute la complexité de notre humaine condition : l’amour est beauté parce qu’il est dans les yeux de l’autre, nous dit Simone Weil; à son tour, la beauté est altérité, rappelle Emmanuel Levinas : altérité comprise non seulement comme appel inconditionnel d’autrui, mais comme amitié, et parfois même celle-ci, l’amitié, prend la forme d’un véritable amour au 3e degré, soit l’amour le plus noble, le plus élevé, l’amour platonique, divin, celui que symbolise la personne de Socrate dans le Banquet.
Si ces sentiments forment, pour moi, un tout : on ne peut les séparer sous peine de détruire tous les petits mondes communs et lieux de vie, c’est bien parce que toute la grandeur humaine s’y trouve; toute sa profondeur, toute sa générosité est là.
Hélas, la condition humaine est parfois capable du pire. La faute aux sentiments et aux émotions, paraît-il. Rousseau dit que l’être humain est perfectible; sans la faculté et le pouvoir de s’améliorer, il finira bientôt plus bas que la bête. Il y a donc espoir malgré tout. Cette conviction se nomme la foi.
Humain, trop humain
À la question de savoir ce qu’une existence sentimentale m’apporte, aujourd’hui, je parle de douce béatitude, de félicité, de bonheur parfait. Le sentiment que ces vertus me rendent à présent plus parfait, ou du moins meilleur, autorise une analogie avec la vieillesse qu’évoque le grand Cicéron dans une œuvre sur le sujet.
Je parlais de renaissance : cela sous-entend effectivement que les années ont passé. Il y a donc une histoire à raconter, une trame de vie, une bios, la mienne : la comparaison est possible, certes, mais le risque de se tromper n’est jamais trop loin. Voudrais-je tout de même revenir en arrière? Sans doute pour retrouver le lointain souvenir du premier jour; pour mesurer mes sentiments; comprendre pourquoi, aujourd’hui, je me sens meilleur, plus heureux, plus épanoui.
Le biais de la comparaison avec la vieillesse possède néanmoins ses limites, mais quel moyen fantastique pour tenter d’exercer une emprise sur le réel et maîtriser ce qui m’arrive! Cela se nomme aussi expérience; une expérience empreinte de sagesse. Or, c’est ici justement que les bons sentiments rencontrent sur leur chemin l’inébranlable raison.
La sagesse enseigne que ce qui dépend de nous, c’est ne pas laisser les désirs corrompre sa volonté. C’est l’insensé qui agit en se laissant guider par ses désirs : comme ceux-ci sont illimités, il court inévitablement à sa perte par une volonté d’imagination sans pareille. Changer ses désirs plutôt que de transformer l’ordre du monde, c’est aussi la morale provisoire de Descartes reprise à Épictète et à Marc Aurèle : il y a des choses qui dépendent de nous, mais d’autres qui n’en dépendent pas tout simplement. Seuls nos pensées et nos jugements sont en notre pouvoir, et c’est cela seul qui peut nous rendre véritablement libres et heureux.
Devoir ou vertu des sentiments?
Ainsi donc, ce qui me rend encore plus heureux aujourd’hui, c’est la satisfaction d’avoir accompli mon devoir. Oui, le devoir, dont parle Emmanuel Kant, c’est de faire ce que la moralité commande avant de chercher à satisfaire ses désirs personnels et ses idiosyncrasies. Mais alors, qu’est-ce que m’ordonne de suivre ma raison? Poser la question, c’est déjà y répondre. Voudrais-je d’un monde gommé de mensonges et de contrevérités? Non, ce n’est pas possible! Ai-je envie de vivre entouré d’égoïstes, ce n’est guère ma philosophie de vie!
Agir par devoir, par responsabilité, sans aucune considération de mes intérêts personnels. C’est ainsi que je conçois la vie commune. J’en fais cependant un point d’honneur : mon crédo, c’est que la générosité, la bonté, l’amitié, le respect et la compréhension ne doivent jamais céder une seconde aux impératifs bureaucratiques et aux tracasseries administratives du genre : «ce n’est pas ainsi que vous deviez procéder, donc recommencer tout; on vous a distribué une consigne, il fallait la suivre». Je l’ai encore entendu récemment. Un peu désolant je dois dire.
Les techniciens et les accros du détail, si bons et si utiles soient-ils, ne doivent jamais perdre de vue que, par-delà les règles nécessaires d’organisation de la vie commune, l’organisme humain est beaucoup trop complexe pour être réduit au rang d’objet et mis en boîte. Oublié, omettre volontairement cet aspect revient non seulement à se trahir soi-même, mais à pervertir nos petits mondes communs.
Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une source d’énergie nouvelle fondée sur les sentiments, de sorte que nous puissions éclairer notre maison, préparer nos repas en commun et nous projeter dans l’avenir ensemble. Donc, une autre philosophie que cette vision technocratique raccourcie à la longueur de son nez, comme dirait Montaigne. Afin de pouvoir vivre ensemble et faire un seul corps, il nous faut développer une philosophie des valeurs, qui offre une place à la capacité de ressentir et de s’émouvoir face aux événements et aux situations. Cette philosophie est la mienne : elle est à la fois le point de départ et le fondement de toute connaissance rationnelle et pratique.