le Mardi 12 novembre 2024
le Vendredi 7 juillet 2023 15:47 Chronique «esprit critique»

Elle…

Cette chronique est inhabituelle, ne relevant pas de l’esprit critique, pas seulement du moins. C’est une expérience où l’écoute des sens est à l’œuvre davantage qu’un jugement formel ou logique. Je suis tout de même impatient de la partager avec vous, car Elle est pleine de passions, de mystères, d’intrigues et d’aventures.
Elle…
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Me faut-il rappeler au passage que la raison est arrimée aux sentiments et vice versa? On ne peut les séparer sous peine de s’autodétruire, d’anéantir sa propre existence. Notre vie ne réside pas toujours dans les moments de délibération et de choix rationnels, mais dans un processus continu et imperceptible par lequel nous apprenons à mieux ressentir, à voir les êtres et les situations qui nous entourent. 

C’est Iris Murdoch, la regrettée écrivaine et philosophe d’origine irlandaise, qui parle ainsi. J’ajouterais en complément à son propos que nous devons en permanence garder une place pour la capacité de ressentir et de s’émouvoir face aux événements et aux situations. La destination finale de notre être, ici-bas et au-delà, en dépend.

Alors, lectrices, lecteurs, je partage avec vous ce voyage intérieur; une expérience hors de l’ordinaire où les sens convient les êtres à l’imagination, au point de susciter des sentiments d’une intense richesse. Pour exemple, l’amour.

Une rencontre tout à fait imprévue

Je l’ai croisée, il y a quelques mois. Je dois dire qu’Elle a éveillé en moi un sentiment d’énigme. Si bien que ce fut le point de départ d’une quête pour percer tous ses mystères et ses secrets. 

C’était un jour de septembre. Il faisait beau. Nous étions tous réunis. Elle était sous un arbre, vêtue de blanc. Mystérieuse en apparence, avec beaucoup de retenue, Elle a tout de suite captivé mon regard et éveillé ma curiosité. Je me croyais revenu loin en arrière…, à mes années de jeunesse. Comment pouvait-il en être autrement avec son allure élégante, ses yeux perçants et un sourire qui ne laisse point indifférent? Depuis lors, je ne cesse d’y penser, comme une musique qui trotte dans ma tête, espérant obtenir sans cesse des nouvelles d’Elle.

Qui est vraiment Elle? Que se cache-t-il en Elle, avec son apparence si envoûtante? Je me suis laissé emporter par mes désirs à l’image d’un tonneau percé (Platon, Gorgias, 493d sq). Mais comment pourrais-je lui résister, Elle qui est si attirante tel un aimant? À chacun de nos échanges, je suis intrigué tant par ses paroles mesurées que par ses réponses évasives. Son monde intérieur semble pourtant complexe, inaccessible à ceux qui ne prennent pas le temps de l’explorer. Nos discussions sont comme autant d’énigmes à résoudre, des indices subtils disséminés ici et là n’attendant qu’à être déchiffrés.

Le sentiment amoureux est aussi un art, dit-on. Voilà que j’en ai maintenant la preuve tangible. L’instant présent est mieux qu’une seconde jeunesse. Seule l’attention combinée avec l’expérience est capable de lire et de dire les contours de l’amour : l’amour est beauté parce qu’il est dans les yeux de l’autre (Simone Weil, La pesanteur et la grâce, 1947).

Une sensibilité réciproque

Je disais à l’instant qu’Elle possède une aura énigmatique, un charme magnétique. Elle m’attire vers elle, en effet. Mais il y a toujours une part d’Elle, de son être qui reste insaisissable. Ainsi, dès que je crois la comprendre, Elle déploie finalement une nouvelle facette de sa personnalité. Ce qui me pousse ainsi à penser davantage que je ne pense : Elle est infinie; infiniment belle… 

Elle… Serait-elle le véritable amour au 3e degré, soit l’amour le plus noble, le plus élevé, après le corps (la beauté sensible) et le désir : l’amour platonique, divin, celui que symbolise la personne de Socrate dans le Banquet; amour qui est en fait intrigue, mystère, découverte, connaissance, beauté? Cela lui ressemble étrangement, en effet. Je suis philosophe de formation au cas où certains l’auraient oublié : pour le penseur, l’amour est une expérience positive qui permet de se tourner vers le Ciel des Idées, lieu du monde de la connaissance et de la sagesse.

Toujours est-il qu’avec Elle, chacune de nos rencontres, chacun de nos échanges semble un pas de plus dans un labyrinthe dont les murs se déplacent à mesure que nous progressons dans la découverte de l’autre. Preuve en est que je lui trouve maintenant une sensibilité profonde et de l’empathie. Derrière son mystère se cache à mes yeux un cœur qui bat avec autant d’intensité que le mien. Qui sait, peut-être qu’Elle a traversé des épreuves et des expériences qui l’ont façonnée. 

À bien y penser, c’est une évidence. C’est peut-être ce qui explique pourquoi Elle préfère garder secrètement une part de ses récits personnels. Du moins, c’est comme si Elle se protégeait jalousement avec les fragments de son passé, ne souhaitant les dévoiler qu’à ceux disposés à les comprendre. Suis-je de ceux-là? Suis-je à la hauteur d’Elle?

Elle, c’est un fait de pensée, mais, moi, qui suis-je réellement?

Malgré mes prétentions, je n’en sais strictement rien. N’oublions jamais la croyance de Pascal : «Le cœur a (souvent) ses raisons que la raison ne connaît point; on le sait en mille choses», disait-il. Si je ne peux traduire concrètement cet amour, puis-je dire au moins qui je suis? Ai-je perdu la carte, comme on dit familièrement? Je ne le sais guère davantage. Je ne le saurai peut-être jamais. 

Cette chronique est un témoignage de l’impact profond d’une personne (Elle) sur une vie, la mienne. Elle a décidément allumé en moi une flamme de curiosité et de fascination, me poussant à explorer les recoins les plus sombres de sa personnalité; la sienne et par ricochet la mienne. Si Elle est désormais une énigme que je veux résoudre autant que possible, c’est parce que j’ose espérer dans le même temps une compréhension plus profonde de moi-même. Sincèrement.

D’où la raison pour laquelle j’évoque cette belle histoire avec Elle. Cette découverte d’Elle par un beau jour de septembre me rappelle que la vie est brève, mais pleine de surprises et d’imprévus. C’est ce qui doit nous inciter à sortir de notre univers et à nous confronter à l’inconnu, avec ses joies et ses déceptions.

Plus que l’amour pour Elle toutefois, se révèle dans cette expérience d’attention une forme de renaissance. Qu’on la nomme seconde jeunesse, processus de tabula rasa, joie de vivre, une chose est certaine : «je suis, j’existe» (René Descartes, 2e Méditation, 1641). Dans le cas contraire, autant se résigner au suicide métaphysique, à la mort spirituelle. Quand on y réfléchit bien, l’option la meilleure devient une évidence.

Évitons tout malentendu pour conclure cette chronique hors du commun : l’évidence, c’est la vie! Avec ou sans Elle.

Glossaire – Énigme : Entité difficile à comprendre ou impossible à connaître