Au large, dans la nuit, on aperçoit des traversiers qui se rendent sans doute aux îles Baléares, ainsi que des bateaux de croisière et des embarcations de pêcheurs, pendant que les touristes européens, eux, dorment encore. Pas de bruit, c’est le calme plat. L’idéal pour écrire!
Toujours aussi beau, bon, agréable, enchanteur, envoûtant : la mer, la gastronomie, les sentiers escarpés, le mode de vie espagnol, la simplicité des habitants… Pourtant, à côté de ce sentiment de bonheur, de satisfaction et de paix intérieure que me procure ce refuge estival espagnol, quelque chose cloche cette fois, je le ressens profondément. J’ai beau résister à l’appel des sens, je reste songeur et moins enthousiaste que les fois précédentes. Ce n’est pas le fruit de l’habitude qui provoque cela. Bien au contraire. Mes habitudes sont plutôt mises à mal, contrariées.
Non, ce n’est pas l’habitude. D’ailleurs, j’ai horreur des préjugés et de considérer une chose comme acquise. Pour parler franchement, un sentiment de culpabilité m’envahit depuis mon arrivée ici. Surtout, ne pas croire à des larmes de crocodile, à de l’hypocrisie ou à une façon de se donner bonne conscience tout en vivant son égoïsme, loin des tragédies, de la pauvreté et de la misère. Personne n’a le monopole du cœur, je peux donc revendiquer la vertu et une conscience morale. Je souhaite parler du quotidien pour lui donner sens.
La catastrophe
J’ai le sentiment que nous contribuons tous à la catastrophe — par notre tourisme, notre mode de consommation, nos égarements, par notre légèreté et une forme d’insouciance, voire d’indifférence généralisée par rapport à tout ce qui nous fait vivre et nous procure le confort dont nous estimons avoir droit. Non seulement nous y contribuons, mais tout porte à croire que la majorité d’entre nous n’est même pas capable d’anticiper et d’imaginer comment nous pourrions y remédier. Nous n’y croyons pas une seconde, ce qui explique notre absence de vision. Certains ne voient le monde qu’à la longueur de leur nez.
Que va-t-il nous falloir pour comprendre et réagir? Des tragédies personnelles et à répétition comme celles qui se produisent sur les autoroutes d’Espagne? Vous devinez sans doute où résident mon inquiétude et mon désarroi. Quiconque connaît bien l’autoroute espagnole AP-7 (ou E-15), appelée aussi autoroute de la Méditerranée, sait que c’est une autoroute de grande liaison reliant la frontière française depuis la Costa Brava (Barcelone) à la Costa del Sol (Gibraltar), en passant par la Costa Blanca. En route pour Benitatxell, il faut contourner toute l’agglomération urbaine de València. Les voyageurs viennent de partout, de France, de Hollande, de Belgique, d’Angleterre, d’Allemagne, de Pologne, de Suisse et même d’Afrique du Nord. Sans compter les camions de marchandises et les locaux qui empruntent cette artère routière aux heures de pointe.
Avec l’AP-9 qui mène jusqu’à la frontière portugaise, l’Autopista del Mediterráneo est devenue l’un des axes routiers les plus mortels d’Espagne. Elle ne manque pas de faire les manchettes jusque dans les médias étrangers. Vitesse excessive, stupéfiants, alcool, véhicules trop chargés sont à l’origine des hécatombes; surtout en période estivale où près de 20 millions d’Européens empruntent cette autoroute en direction du sud pour aller jouir des plages ensoleillées. Ainsi, bon nombre de ces touristes se retrouvent au beau milieu de flots incessants de camions de marchandises qui roulent entre l’Espagne et l’Europe du Nord.
L’examen de conscience
Nul n’est à l’abri du hasard. Pas qu’une journée, mais quelques minutes, quelques secondes suffisent pour ruiner des vies. «Roulons», «partons plus tôt», «dépêchons-nous de repartir avant le trafic», «arrivons le plus tôt possible afin d’en profiter». Peut-être faudrait-il changer son logiciel de pensée et se dire : «Soyons prudents, rien ne sert d’accélérer et de rouler comme des fous, nous finirons bien par rejoindre notre destination; dans la douleur et la fatigue, mais sains et saufs».
Mais nous n’y pensons jamais, pas suffisamment. Jusqu’à ce qu’un drame se produise, sous nos yeux, qui laisse sans voix. Comme ce fut le cas le 31 juillet vers 11h00 au niveau de València. Tout allait bien et tout à coup un embouteillage monstre. Que faire sinon patienter? Finalement, celui-ci aura duré environ 2h30, non sans constater au passage un immense accident impliquant plusieurs voitures et deux gros camions de marchandises lourdes dont l’un des conducteurs gisait au sol recouvert d’un drap. Pendant quelques instants, j’ai imaginé sa vie : père de famille, levé depuis l’aube, roulant dans la chaleur, sans doute fatigué, peut-être soumis à la rentabilité et aux exigences de son travail…
Un accident parmi tant d’autres, certes, mais qui donne à réfléchir. Dans l’embouteillage de plus de 40 km qu’il a occasionné, nous, touristes, n’étions pas en reste. Sur ma droite circulait un autre camion contenant cette fois un troupeau de vaches sur deux étages. La stupeur! L’étonnement. Comment est-ce possible par un avant-midi si chaud de fin juillet? Il faisait déjà 33 degrés vers 11h30. Le camion paraissait doté d’un système de ventilation. Mais fonctionnait-il vraiment afin de permettre à ces pauvres animaux, que l’on conduisait sûrement vers un abattoir, de respirer et de se rafraîchir? Combien de temps les animaux entassés comme des choses peu fragiles, qu’on apercevait bien sous nos yeux à travers le grillage, allaient-ils pouvoir supporter l’attente interminable en pleine chaleur? Ce fut pour moi l’horreur absolue. Du coup, mes vacances au soleil prenaient un tout autre sens.
Le mouvement impose sa loi
J’ai pris soin de relater cet incident (un «fait divers» comme on dit), que sans doute bon nombre d’automobilistes présents ce jour-là auront tôt fait d’oublier, parce qu’il traduit assez bien, me semble-t-il, notre mode de fonctionnement, qui nous incite à toujours aller plus vite et à consommer au maximum. Vitesse et consommation sont les deux faces d’une même médaille qu’on conçoit souvent comme réussite, excellence, bonheur. Il n’y a pas que le sport qui est devenu destructeur pour l’esprit humain (cf. ma chronique dans Le Franco : L’esprit du sport dénaturé, 2021). Notre vie sociale, familiale et culturelle est également gangrenée par ce que j’appelle désormais la loi du mouvement.
Jadis, le mouvement était réfléchi et orienté par la pensée. De nos jours, il est conçu selon une mise en pilotage automatique de nos vies; avec les risques que cela comporte : le vide, l’absence de direction, mis à part le fait d’aller tout droit dans un mur. L’expérience des sens nous fait défaut de plus en plus, car nous ne pensons plus. Du moins, si nous pensons encore, ce n’est que de manière occasionnelle, lorsque nos intérêts paraissent menacés ou en péril. Mais il est souvent trop tard. Le mal est fait. N’est-ce pas paradoxal?
Toujours est-il qu’au même moment, soit vers midi ce 31 juillet, sur la même autoroute, cette fois au nord de Barcelone, un camion avec une bétaillère chargée de cochons se renversa lors d’une collision avec une voiture. Naturellement, les médias espagnols et français relayèrent la nouvelle : «Des cochons envahissent l’autoroute…». On ne s’est guère soucié des conducteurs et des passagers, encore moins du sort réservé aux animaux. Nous produisons la catastrophe, du moins nous l’entretenons, car nous n’en sommes pas les victimes. C’est que la catastrophe participe du mouvement : on ne peut la prévenir ni la freiner. Au fait, qui, après une catastrophe, s’imagine rester debout durant des heures sous un soleil de plomb sur une portion d’autoroute jonchée de morts? C’est pourtant l’enfer que durent supporter dans la confusion ces pauvres petits cochons le 31 juillet. Cette horreur est la production d’un monde sans scrupule fonctionnant en pilotage automatique.
Glossaire – Paradoxal : qui évoque une affirmation, une situation surprenante en son fond et/ou en sa forme, qui contredit les idées reçues