Étienne Haché est philosophe et professeur de Lettres/Philosophie.
À cette même époque, aux Lumières, dans un poème de jeunesse composé entre 1772 et 1774, ainsi que dans une pièce de 1789, Pandora, une grande figure de la littérature allemande, Johann W. von Goethe, n’hésite pas à affirmer que rien n’est possible sans hubris. Le poète écrivain s’inspirait alors de Prométhée, cette figure de la mythologie grecque qui osa voler le feu (la technique) aux dieux afin de l’offrir aux hommes pour soulager leur peine. Un demi-siècle plus tard, en 1832, dans Faust II publié à titre posthume, Goethe n’érige plus Prométhée en héros mythique, mais en mégalomane humain intériorisé (personnifié dans l’homme européen) glissant doucement de la libido sciendi (savoir) à la libido dominandi (domination). Ainsi en est-il pour lui de notre liberté et du progrès en général, perçus comme des fardeaux et dégénérant très vite en excès.
Bien avant que Goethe ne montre à l’Europe que le Dieu de la technique n’a plus rien de la chaleur idéaliste du Titan, les Grecs anciens eux-mêmes voyaient dans la démesure le signe d’un malheur à venir. Leur conception du progrès fondée sur l’éternel retour cyclique du même était nettement différente de la nôtre qui, depuis la découverte de l’héliocentrisme tout au moins, vers les 14e et 15e siècles, est comprise comme linéaire, axée sur le pouvoir d’inventivité et tournée essentiellement vers l’avenir. Ainsi, dans certains Fragments qui nous sont parvenus (F-43), un présocratique comme Héraclite, maître à penser de Platon, conseillait d’éteindre la cause (la démesure) davantage que l’effet (l’incendie) : le progrès n’étant pas moins possible à travers une métamorphose du retour éternel de l’Être, depuis son point d’origine à un autre.
La transgression
Notre époque ne manque pas d’exemples de démesure : nationalismes autoritaires, menaces nucléaires, destruction de la nature, surveillance numérique — dignes d’un Prométhée subversif —, mégalomanie et envie irrépressible de passer à l’histoire — qui rappellent la légende d’Icare se prenant pour un oiseau ou encore la tour de Babel —, ivresse et égoïsme des élites politiques — qui devraient garder à l’esprit le sort réservé à Adam pour abus de confiance —, ambitions financières démesurées, vies luxueuses d’oligarques et de richissimes ignorant qu’une partie de l’humanité peine à se nourrir — les Danaïdes ou les tonneaux percés dans le Gorgias de Platon traduisent bien ces esprits intempérants dont les désirs ne sont jamais assouvis —, tout concourt à penser que nos démocraties ne sont pas au bout de leur peine.
Ce que tous ces exemples ont en commun, c’est une forme de transgression, c’est-à-dire une tendance à étendre son pouvoir au-delà de ce qui revient à accomplir. Nous avons perdu le sens de la mesure. La transgression constitue bel et bien une menace contre l’ordre qui régit le monde; d’autant plus sérieuse qu’elle dispose de la tekhnê dans une lutte sans merci contre l’ordonnance du bien. Dans tous ces cas de figure, en effet, la transgression, fruit de la démesure, n’est possible que parce qu’il y a la liberté de penser et d’agir (cf. Thomas Assheuer, Courrier international, no 1651, juin 2022). Curieux paradoxe, n’est-ce pas?
Pas étonnant qu’un sulfureux financier et principal soutien de Donald Trump aux prochaines présidentielles américaines de 2024, Peter Thiel, résolument libertarien, acquis à la théorie du bouc émissaire de René Girard et lecteur (approximatif) de La République autoritaire de Platon, affirme ne plus croire que liberté et démocratie sont compatibles («The Education of a Libertarian», 13 avril 2009). Thiel est-il le signe d’une grande bifurcation qui sonnerait le glas de nos idéaux démocratiques? Karl Marx aimait dire que dans le calendrier des saints et des martyrs, c’est Prométhée qui occupe le premier rang. L’usage excessif de notre liberté semble plutôt conduire à la servitude.
La fin de l’histoire?
Nous en sommes réduits à éviter la catastrophe par tous les moyens (Thomas Assheuer, op.cit., 2022). Si nous ne savons pas toujours comment faire ni quelle est la bonne solution, d’autres égos surdimensionnés comme Larry Page, Elon Musk et Jeff Bezos, qui jouissent de la complicité tacite de certains politiques, ont tout prévu à notre place. Sans entrer dans le détail, on peut dire que leur vision du monde et de la planète est assez terrifiante. Elle n’est pas trop loin de la tyrannie et de la dictature. Mais elle n’est pas nouvelle. D’autres penseurs nous ont bien fait comprendre que les fantasmes ne sont jamais loin de la réalité et qu’ils peuvent même tourner au tragique.
À l’été 1989, juste avant la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama publiait un article sur «La fin de l’histoire» (National Interest) dans lequel il dit que la démocratie est devenue un système soluble dans l’âme humaine. Face aux critiques et aux réactions que suscita son texte, il décida alors d’écrire un ouvrage entier sur la question : La fin de l’histoire et le dernier homme (1992). Dans ce volumineux ouvrage, l’auteur soutient la thèse qu’il n’existe plus d’alternative idéologique valable et crédible à la démocratie libérale. Mais cette victoire n’est pas exempte de problèmes et d’inquiétudes.
La vraie question est de savoir si les sociétés libérales et post-historiques sauront résister aux dangers de déséquilibre interne résultant du «désir de reconnaissance» (thymos). S’inspirant d’Alexandre Kojève, grand interprète de Hegel, Fukuyama montre que ce désir prend deux formes : le désir d’être égal à autrui (isothymia) et le désir d’être supérieur à autrui (mégalothymia). Ce sont les deux faces d’un même problème que les sociétés démocratiques ne sont pas encore parvenues à résoudre. Si les besoins et les désirs matériels sont partiellement comblés, le désir de suprématie, lui, ne peut pratiquement jamais l’être puisqu’il pousse l’homme au-delà de ses limites et contribue puissamment aussi bien au progrès qu’à la guerre et à la tyrannie.
L’homme providentiel
Dans ses manifestations extrêmes, le sentiment d’égalité contribuerait donc à l’affaiblissement moral de la société. Ce nivellement en vient même à nier les inégalités naturelles propres à la condition humaine. Des valeurs comme l’éthique du travail, l’effort et même la science qui est le vecteur historique de la soif de reconnaissance ayant conduit à la prospérité sont ainsi mises en question. À ce stade, l’homme est plongé dans l’ennui, il végète, ne se soucie plus de sa condition. C’est ainsi qu’un «pouvoir immense et tutélaire» imaginé par Alexis de Tocqueville dans sa Démocratie en Amérique (1840, tome 2, chapitre 6) devient possible.
L’homme post-historique et isothymique, paresseux, «sans courage», «blasé», amoral, dépourvu d’honneur et nihiliste — ce «dernier homme» de la populace que décrit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra et à qui Fukuyama se réfère — pourrait très bien revenir à l’état des «premiers hommes» et ainsi être une proie facile pour un menteur mégalothymique et bien déterminé. Non pas un «surhomme» ou un «surhumain» comme celui dont Nietzsche fait l’apologie, qui est au-dessus de la populace et de l’humanité par une volonté de puissance et une vie accomplie, mais un idéologue de la pire espèce, à savoir un dictateur prêt «à ramener le monde dans l’histoire avec toutes ses guerres, ses injustices et ses révolutions».
Selon Fukuyama, c’est non seulement la mondialisation qui se trouve menacée, mais l’État de droit. Avons-nous depuis retenu son enseignement? Sommes-nous prêts à relever le défi de défendre la liberté et ainsi préserver la démocratie? Comme Hans Jonas (Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, 1979), je parie que cette question est la plus difficile de notre époque parce que nous avons peut-être oublié en chemin ce qu’est vraiment la liberté. Si la liberté nous permet de tout détruire, il nous faut maintenant reconstruire. Mais le temps presse et notre marge de manœuvre s’amenuise.
«La nuit est tombée depuis longtemps sur l’Occident» (Le Franco, octobre 2021)
Glossaire – Mégalothymique : qui se croit supérieur à autrui