En souvenir d’Hubert Reeves (1932-2023)
Complexe et réfléchie, la science reste importante dans nos vies. Elle contribue à orienter notre présent et à tracer des voies d’avenir. Certes, elle est parfois mal comprise, voire sujette aux erreurs et aux égarements. Il faut dire que notre époque s’active tellement à nous bombarder d’une masse d’informations, par des sources si diverses et contradictoires, qu’il est souvent difficile de faire la part des choses.
Qui sont les vrais experts? Quelles sont les sources fiables? Comment peser les arguments? N’oublions jamais que les scientifiques eux-mêmes doivent lutter en permanence pour se faire entendre face à une myriade d’opinions.
La grande exception
Avec le philosophe, le scientifique est l’un des seuls survivants de l’Ancien Monde encore passionné par ce qu’il fait. Il ne s’agit pas d’une boutade ou d’une plaisanterie. Notre questionnement sur la modernité, la technoscience et l’instrumentalité, plus que légitime d’ailleurs, ne doit pas se transformer en rejet systématique de la science. Les physiciens grecs et inventeurs de la philosophie, ainsi qu’Aristote, fortement versé dans la physique et la biologie grâce à son père, le médecin Nicomaque, auraient volontiers adhéré à la pensée de Descartes : «les [êtres] que les passions peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie» (Traité des passions de l’âme, article 246, 1649).
En effet, parmi ces êtres passionnés de savoir et qui peuvent encore nous émouvoir, davantage que l’artiste, le poète et le politique, il faut inclure le scientifique. Au tribunal de l’humanité, ce dernier est régulièrement convoqué pour s’expliquer. Mais chaque fois, le physicien, l’astrophysicien, le biologiste, le mathématicien savent nous expliquer pourquoi leur science possède une place de choix sur l’autel des valeurs et de la culture.
C’est que, à l’origine et dans ses fondements, la science est raison pure et non simple savoir-faire. Contrairement à la tekhnê (technique), voire à une forme de praxis (savoir-faire), l’épistémê (science) ne conçoit pas le monde selon un clivage theôría (théorie)/praxis (action), mais comme un tout, à la manière d’une poièsis (création), soit l’harmonie de la physis (nature) et du cosmos (l’univers). Oui, la science forme un tout : monde, univers, nature, culture, raison, imagination…
S’il fallait dresser un inventaire d’une science universelle, unifiante, transcendante, capable de susciter en nous l’émerveillement et l’admiration, je remonterais volontiers aux thaumazein (l’étonnement) — qui marque le commencement de la pensée critique à travers les premiers physiciens grecs — et au-delà, à son équivalent moderne, le doute cartésien, conséquence des prouesses de Copernic et de l’audace de Galilée, ainsi qu’aux valeurs de beauté et d’harmonie dans la science physique newtonienne ou encore à la prédiction des ondes gravitationnelles par Einstein en 1915, voire à la physique théorique de Steven Hawkins, sans oublier, et non la moindre, la biologie dont les recherches sur l’évolution de l’espèce sont époustouflantes comme en témoignent les questions sur la nature, les origines et la complexité du vivant.
Le pire n’est jamais loin
Cette science idéale est à mille lieues de la rhétorique actuelle sur l’individualisme et le matérialisme. Elle ne saurait pourtant esquiver un paradoxe. Tel que l’explique Jean Ladrière (Les enjeux de la rationalité. Le défi de la science et de la technologie aux cultures, 1977), si les sociétés humaines sont marquées par une forme d’historicité, l’historicité propre à la science moderne consiste en une mise à distance objective à l’égard du vécu et de nos expériences sensibles.
Ainsi, il semble que la défense de la liberté et de l’autonomie (l’humanisme à l’origine de la science) doit maintenant se faire simultanément sur deux plans : il nous faut non seulement combattre les contresens et les contrevérités sur la sécularisation et l’émancipation de l’individu-sujet, mais aussi revendiquer une place pour les valeurs dans un monde imprégné d’une objectivité scientifique et d’une volonté de maîtrise.
La fameuse sentence de Martin Heidegger, «la science ne pense pas» (Qu’appelle-t-on penser?, 1959), suggère que ce n’est qu’après coup que cette dernière mesure la portée de ses découvertes. Malgré ce degré de différenciation propre aux sciences fondamentales, Heidegger admet toutefois une similitude profonde avec la philosophie : la pensée méditante. Celle-ci ne réside pas dans une «logistique» (technique) qui arraisonne la nature, ravage les sols, à la recherche de minerais et de pétrole, et confond le progrès et l’innovation, nouveau fer de lance de l’économie.
Phénomène de barbarie intellectuelle analysé par Günther Anders dans L’obsolescence de l’homme (1956), la pensée calculante, que Jacques Ellul traduit par «morale de la situation» (Le système technicien, 1977), est en réalité devenue l’ennemi de l’éthique dans la science. Mais nous ne sommes pas en reste. Loin d’une obsolescence programmée de l’humain, nous voici maintenant entrés dans l’ère de la commercialisation de l’homme augmenté grâce à l’intelligence artificielle…
L’espoir est ailleurs…
Il existe cependant d’autres façons de se rapporter au monde qu’à travers la technoscience et à son modèle instrumental basé sur le quantifiable et le mesurable. Certes, notre science moderne, qui se veut objective et se considère comme une théorie pure, s’est construite sur la conception grecque du savoir comme discours cohérent. Elle semble pourtant avoir fait fi de l’idée que la connaissance du monde doit parallèlement conduire tout homme à rechercher la meilleure manière de vivre (cf. Dominique Janicaud, La puissance du rationnel, 1985).
Or, ce qu’Aristote appelle la vie bonne (eudeimonia) est une vie à laquelle on peut conférer un sens (vertus éthiques : justice, amitié; vertus dianoétiques : raison, sagesse, prudence). Réfléchir sur la meilleure manière de vivre, ce n’est plus seulement considérer des faits, c’est-à-dire ce qui est, mais définir ce qui doit être et qu’on appelle des valeurs. Comme l’explique Max Weber (Le savant et le politique, 1917), la valeur n’est pas un fait, mais une exigence morale, politique, humaine.
Ce n’est qu’en accédant à la « maîtrise de la maîtrise » (Edgard Morin) qu’il nous sera possible d’éviter une troisième forme d’aliénation, après la «rupture avec la tradition» et le «désenchantement du monde» qui nous ont conduits à l’errance depuis le 20e siècle. Nous pourrons ainsi renouveler notre foi dans les grands idéaux de beauté et d’harmonie qui habitent la science depuis ses origines.
Telle était également la conviction d’Hubert Reeves. Grand pédagogue de la science, engagé pour la cause écologique et environnementale, l’astrophysicien a fait de son mieux afin de conférer du sens à notre monde. Il avait parfaitement compris et démontré l’importance de réintégrer la science dans le champ de la culture afin de contrer ses effets délétères sur la vie et sur la nature. L’activité scientifique était à ses yeux un art qui concentre précision et imagination, raison et sentiments… Si Hubert Reeves laisse nos cœurs en mille morceaux, il nous donne aussi l’espoir de pouvoir reconstruire et de réenchanter le monde. Hubert Reeves fut et restera à jamais une «voie ensoleillée».
Étienne Haché est philosophe et professeur de Lettres/Philosophie.