le Samedi 27 avril 2024
le Mardi 30 janvier 2024 18:09 Chronique «esprit critique»

Comment faire face à une catastrophe?

La grande vague au large de Kanagawa, de Katsushika Hokusai. Photo : Wikimedia Commons
La grande vague au large de Kanagawa, de Katsushika Hokusai. Photo : Wikimedia Commons
Poser la question d’une catastrophe et comment y faire face n’a rien de ragoûtant en ce début de nouvelle année, j’en conviens. C’était pourtant la question que soulevait Voltaire dans Candide (1759) à la suite du tremblement de terre et du tsunami survenus à Lisbonne le 1er novembre 1755. Sa recommandation : au lieu de s’en remettre à des idoles, «cultivons notre jardin». Non seulement nous pouvons, mais nous devons nous y résoudre.
Comment faire face à une catastrophe?
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Pas facile toutefois, dans le catastrophisme ambiant, de se recueillir et de réfléchir par soi-même : inflation, attentats, guerres, menaces nucléaires, catastrophes naturelles. Lorsque la télé, la radio et les réseaux donnent l’impression que tout s’écroule, nous cherchons aussitôt des réponses, au point de nous perdre dans les observations du moment. 

Donner du sens

Ce tiraillement métaphysique traduit notre incompréhension d’une réalité qui nous échappe, mais que nous voulons malgré tout comprendre (étymologiquement cum : avec / prehendere : saisir) afin de mieux l’affronter et lui donner sens. N’oublions jamais cependant la recommandation de René Descartes : pour bien conduire sa raison et rechercher la vérité, il faut une méthode (metá : au-delà / hódos : voie). Je disais que la maxime de Voltaire mérite d’être méditée. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui qu’il est facile de succomber à des explications simplistes et mensongères.

Faut-il rappeler qu’une catastrophe (hasard) n’a rien d’un risque qu’on peut prévoir et auquel on peut remédier par divers moyens? Dans le grec ancien, katastrophê marque plutôt une irruption soudaine, brutale; on ne s’y attend pas et surtout ses conséquences sont funestes. Elle nous met à l’épreuve et nous rappelle notre vulnérabilité. On parvient certes à émettre des hypothèses et à attribuer des responsabilités. Nous savons par exemple que la révolution industrielle (l’ère de l’anthropocène) correspond à l’implication humaine en tant que facteur aggravant du dérèglement climatique. 

Des responsabilités peuvent être établies, lors d’une catastrophe naturelle notamment, mais nous ne disposons pas toujours au moment voulu d’informations suffisantes ni de compétences transversales pour prendre la mesure de la situation. Il faut du temps, beaucoup de temps, en effet, pour comprendre une catastrophe : «Qu’est-ce qui s’est passé? Pourquoi cela s’est-il passé? Comment cela a-t-il été possible?», demande la philosophe Hannah Arendt dans son analyse des Origines du totalitarisme (1951). 

Bonne année!

Lorsque la télé, la radio et les réseaux donnent l’impression que tout s’écroule, nous cherchons aussitôt des réponses, au point de nous perdre dans les observations du moment.

Détour par l’art et les humanités

Qu’on le veuille ou non, le temps et la quête du sens impliqués par une catastrophe peuvent contribuer malheureusement à échafauder de fausses théories. C’est fut le cas avec les vaccins anti-COVID et c’est ce qui se produit avec le changement climatique, en dépit des avertissements répétés du GIEC. À cet égard, l’autre mérite de Voltaire dans Candide, c’est non seulement de fustiger l’optimisme béat de Pangloss, influenceur du jeune et naïf Candide, mais de condamner les théories providentielles sur la catastrophe de Lisbonne en tant que fake news

Philosophie, art, littérature, histoire, musique aident à trouver les mots justes et à affiner nos perceptions d’une catastrophe. Il suffit de lire Victor Hugo dans Les Misérables (1862) : «Le cri : Audace! est un Fiat lux. Il faut, pour la marche en avant du genre humain, qu’il y ait sur les sommets, en permanence, de fières leçons de courage. Les témérités éblouissent l’histoire et sont une des grandes clartés de l’homme. […] Tenter, braver, persister, persévérer, s’être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise».

Il ne s’agit pas ici d’une injonction, mais plutôt d’un prétexte de l’écrivain pour trouver du sens à la catastrophe. Pourquoi? D’abord parce que l’optimisme avec ses conseils et ses outils ne conduit jamais loin. Ensuite, parce que nous pouvons envisager d’autres points de vue et un nombre incalculable de questions, de scénarios et d’hypothèses. Restent enfin des actions à mener collectivement, des idées nouvelles à définir et à élaborer auxquelles nous n’avions pas encore pensé. En bref, la richesse des arts et des humanités en temps de catastrophe, c’est de nous aider à penser un univers jusque-là inexploré. 

Trouver une direction  

Contre la prétention à détenir la vérité et la tentation de réduire le champ des possibilités, les humanités nous aident à identifier ce que Bernard Stiegler appelle l’«aspect pharmacologique» d’une situation dont on sait qu’elle peut être à la fois un remède et un poison (Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, 2007). Cette pratique spirituelle porte un autre nom : la bifurcation. En temps de crise, nous pouvons effectivement apprendre à bifurquer, à contourner la trajectoire qui nous est imposée…  

Bifurquer, c’est rechercher le sens? Le sens, c’est d’abord la signification de ce qui arrive, mais qui n’est pas donnée a priori; donc, à construire avec méthode et sur la base d’un ensemble de connaissances et de données manquantes au moment d’une catastrophe. Donner une signification exige du temps. Mais le sens signifie également la direction : dans le cas de la COVID, nos gouvernants ont fait des choix, si contestables soient-ils; des citoyens ont donné une direction en inventant de nouvelles manières de vivre ensemble et de s’occuper des plus fragiles. Malheureusement, une direction peut aussi être donnée par des égoïstes mal intentionnés, qui ne pensent qu’à eux-mêmes, voient le diable partout, créent des clivages, véhiculent des théories complotistes et farfelues. 

Au fait, le Canada est l’une des seules démocraties occidentales à résister efficacement aux assauts répétés des sophistes et faiseurs de discours. Alors, restons vigilants, résilients et éveillés. Apprenons à voir la catastrophe autant que possible pour mieux la contourner. Toujours est-il qu’entre ces deux types de démarches susmentionnées, l’amor mundi et le contemptus mundi, il y aura toujours quelques étourdis et ignorants pour se demander quelle option est la meilleure. En résumé, donner du sens à une catastrophe, c’est faire preuve d’esprit critique et avoir une direction pour provoquer en permanence des bifurcations. C’est le seul moyen d’éviter le piège de l’enfermement monadique et de l’apathie. 

La voie sensible

J’allais oublier qu’il existe une autre voie, celle de la sensibilité : sentir, regarder, entendregoûtertoucher. En deçà et au-delà de tout être rationnel, il y a un corps doté de sensations qu’expriment les sentiments et les émotions; sensations qui ont leur place dans une réflexion sur la catastrophe. C’est ce que propose Voltaire, c’est aussi ce que fait Hugo lorsqu’il nous invite à tenir «tenir tête» à la catastrophe par un rapport charnel au monde. 

Quand nous sommes traumatisés, assommés de mauvaises nouvelles, dialoguons avec les arts et les humanités. Une œuvre du regretté Stiegler, la Sonate en ré majeur pour deux pianos K448 de Mozart ou l’œuvre country du grand Johnny Cash nous font visiter des atmosphères nouvelles et toutes différentes susceptibles de donner forme à un autre monde. En temps de catastrophe, nous avons besoin des artistes. Ces derniers nous apprennent comment faire de la bifurcation un mode de vie. 

Se donner une direction, bifurquer, mettre à contribution sa sensibilité et faire preuve d’imagination (la «pensée élargie») de manière à pouvoir mieux appréhender les catastrophes à venir et ainsi alléger les peines par rapport à elles. Ce sont les seuls moyens dont nous disposons afin de ne pas sombrer dans la collapsologie en 2024. 

Glossaire – Monadique : qui se rapporte à l’individualité en tant qu’unité, totalité close ou qui en a la nature