Madame Thatcher ne cachait pas sa méfiance du président fraîchement élu de la Russie, qui avait décidé de poursuivre ses vacances à Sotchi. En voici un extrait : «[…] Monsieur Poutine est désormais là. J’ai regardé attentivement ses photos à la recherche du moindre signe d’humanité. J’aurais dû me méfier davantage […]». Et l’ancienne Dame de fer d’ajouter : «Si une catastrophe d’une telle ampleur avait eu lieu en Occident, la réaction […] aurait été immédiate. […]. Au-delà du sous-marin en question, dit-elle, des vies étaient en jeu. Et pourtant, le nouveau président a tardé à réagir […]. Une réaction particulièrement révélatrice : une vie n’a toujours pas la même valeur chez eux, que chez nous».
La fermeté anglaise face aux Russes n’est pas nouvelle. Pendant l’entre-deux-guerres, Winston Churchill avait imaginé une guerre très agressive contre les bolchéviques. Des documents rendus publics en 1998 révèlent que son anticommunisme viscéral l’avait même conduit à imaginer une opération militaire («Impensable») contre les Russes avant qu’ils ne parviennent à fabriquer la bombe atomique. Mais le nombre de soldats soviétiques présents un peu partout en Europe avait suffi à l’État-major anglais de l’en dissuader.
Il n’aura échappé à personne qu’à la même époque, en août 1945, George Orwell publiait La Ferme des animaux, sorte de satire de la révolution russe et un démontage du régime soviétique, en particulier du stalinisme. La légende veut même que tous les enfants anglais soient passés par cet ouvrage. Seule ombre au tableau : l’auteur avait écrit une préface, mais qui ne fut pas publiée dans l’édition originale, dans laquelle il dénonçait une forme d’autocensure des Anglais qui supprimait toute critique de l’Union soviétique qui avait contribué à vaincre l’Allemagne nazie.
De l’autre côté de la Manche
Faut-il considérer cet aspect de la mémoire anglaise d’après-guerre insignifiante par comparaison aux affinités assumées avec le communisme outre-Manche? Le contraste est en tout cas assez saisissant en France. Un sentiment d’affinité avec la Russie demeure bien ancré dans les esprits, y compris chez ceux qui se disent farouchement anticommunistes. La référence par excellence est Charles de Gaulle lui-même qui, sitôt élu à la tête de Gouvernement provisoire de la République, en novembre 1945, nomma des ministres communistes. De quoi faire suer les Anglais et surtout rager les Américains qui nourrissaient déjà une méfiance à son endroit.
Le général de Gaulle, ancien résistant, chef de la France libre, exilé en Angleterre lors la Seconde guerre mondiale, à qui tous les politiques français se réclament à hue et à dia — si bien que se dire gaulliste aujourd’hui n’a plus trop de sens —, partageait une affinité avec le pouvoir soviétique qu’il appelait le «pouvoir russe». De Gaulle l’atlantiste croyait en effet qu’il existait quelque chose comme une Russie éternelle, tout comme il y avait à ses yeux une France éternelle. Comme le souligne Elsa Vidal dans un tout récent ouvrage, La fascination russe (2024), c’est sur cet héritage que s’appuie encore une grande partie de la droite (et même l’extrême droite) française : presque tous considèrent qu’il existe une communauté de destin de la Russie et de la France. Le tout, faut-il préciser, nourri et entretenu par un anti-américanisme profond.
Mais il n’y a pas que les politiques français à s’être comportés comme les laquais de Moscou. Les milieux littéraires et artistiques feront de même. Pratiquement à la même période, Yves Montand et Simonet Signoret prêteront leur visage au communisme français. Malgré la guerre froide, la hantise d’une troisième guerre mondiale et une insurrection hongroise réprimée de manière sanglante par les chars soviétiques, les deux stars françaises décideront d’entreprendre un voyage de quatre mois au pays des Soviets en 1956. La désillusion vis-à-vis des mythes staliniens et des trucages de l’Histoire ne viendra qu’à la fin des années 1960.
Homme de spectacle, le cœur bien à gauche, issu d’une famille italienne que le fascisme avait fait fuir vers la France, Montand était soucieux de participer aux débats politiques français. Mais il ne fut pas le seul. Le 21 février 2024, la France a fait entrer au Panthéon le premier résistant communiste immigré d’origine arménienne, le poète Missak Manouchian, qui fut fusillé par les nazis en février 1944. En plus de souligner l’œuvre de ce grand résistant mort pour la France, cet honneur a rappelé aux Français que l’idéal communiste fait partie intégrante de l’histoire française récente. Pour le meilleur et pour le pire… Dans la semaine précédant l’hommage au valeureux Manouchian, on a appris qu’un certain Philippe Grumbach, ancien patron de L’Express et proche conseiller d’anciens Présidents français, avait été un agent du KGB pendant plus de trente ans.
La fin du romantisme politique?
Assistons-nous aujourd’hui à un changement de cap sur le plan idéologique. Il se pourrait bien que la France sorte lentement de l’héritage de la Seconde Guerre mondiale. L’arrachement à une grammaire qui permettait de se penser, de se définir, d’exorciser ses douleurs et ses incertitudes dans un monde dominé par les États-Unis et face à un contre-modèle, qui n’a rien à voir avec la réalité, l’Union soviétique, est immanquablement une transition difficile, mais sans doute nécessaire au regard des défis, des enjeux et des menaces à peine voilées de Vladimir Poutine.
Nous sommes assez loin en tout cas du mois de septembre 2006 où le très russophile président français Jacques Chirac, celui qui justifiait l’intervention russe en Tchétchénie et estimait qu’il ne fallait jamais humilier la Russie — alors que son prédécesseur, François Mitterrand, avait quant à lui posé des limites —, remit discrètement la Légion d’honneur à Poutine, et ce, malgré un tollé de protestations. Loin également de la période où la thèse chiraquienne d’une proximité avec le pouvoir russe fut portée par Nicolas Sarkozy, une fois élu président de la République, pour finalement se retourner brusquement contre lui lors d’un entretien avec Poutine en juin 2007, en Allemagne, au Sommet du G8. Jamais un président français n’avait subi une telle humiliation dans l’exercice de ses fonctions.
Les temps changent. Depuis François Hollande, la naïveté française face à la Russie semble révolue. C’est aussi l’impression qu’a donné le président Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse en compagnie du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, le 16 février 2024. Un sentiment de gêne s’empare maintenant des élites qui les conduit finalement à raisonner. Une voix intérieure s’adresse aux derniers sceptiques, qu’ils se nomment Gabriel Attal ou encore Pierre Lelouche, François Fillon, Luc Ferry, Marine Le Pen, Jordan Bardella, et leur dit : «Vous vous trompez tous».
Certes, au moment du déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, en février 2022, nombre de politiques français, dont le président Macron lui-même, continuaient de croire qu’en dialoguant avec la Russie une issue pacifique pourrait être trouvée. Était-ce encore les pensées quasi mystiques de De Gaulle qui opéraient par magie (lire Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle)? Mais les déclarations tonitruantes de Donald Trump sur l’OTAN, la mort récente d’Alexeï Navalny et, plus que tout, l’idée de la toute fin du grand empire français avec la perte de terrain en Afrique viennent considérablement rebattre les cartes et repenser le destin français.
Espérons que le président Macron a pleinement conscience de la situation et qu’il ne succombera pas de nouveau à une admiration nostalgique d’une Russie qui, dit-on, ne veut pas mourir, se bat pour sa survie : volonté, destin ou essence que l’élite française, à mille lieues du réalisme politique, prétend mieux comprendre que quiconque — mais à quel prix? —, elle qui se sait aujourd’hui à la tête d’une ancienne puissance devenue presque insignifiante en Europe. Concluons par une note positive au moment où la Russie cible la France en mer Noire. Il est possible qu’à ce stade de la guerre en Ukraine, la France puisse jouer un rôle déterminant pour la suite, aux côtés des Américains. La déclaration de Macron le 16 février dernier va dans ce sens : en finir avec Poutine.
Glossaire – À hue et à dia : se dit d’une action fait de manière confuse, erratique, désordonnée