L’incertitude est à ce point que nous n’avons plus de larmes à verser face à des tragédies de nature similaires à bien d’autres, mais dont la réaction politique musclée nous paraît relever tout à fait de l’inhumanité. Seul Dieu, peut-être, pourrait nous garder de douter que les individus capturés violemment par les forces de l’ordre russes soient réellement les auteurs de l’attentat de Moscou. Et même si c’était vraiment le cas, George W.-F. Hegel nous met en garde. Dans un tout petit texte, Qui pense abstrait? (1807), il explique que la pensée abstraite consiste à «ne voir dans le meurtrier que cette abstraction d’être un meurtrier, et, à l’aide de cette qualité simple, anéantir tout autre caractère humain».
Comment expliquer par ailleurs tous ces drames et ces tragédies qui se déroulent sous nos yeux? Faut-il voir une relation logique (causale) dans la série de conflits sur la planète (guerres civiles au Yémen, terreur en Syrie, conflit israélo-palestinien, intervention militaire russe en Ukraine, terrorisme international, menace chinoise sur Taïwan, chantage nucléaire nord-coréen, déstabilisation et coups d’État en Afrique)? Chose certaine, toutes ces tensions créent une incertitude généralisée. Outre qu’elles affectent les régions et les populations locales concernées, c’est la stabilité de l’ordre politique international qui est en jeu.
De 1989 à 1999, un tournant décisif…
On a parlé de la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 comme d’un événement majeur dans l’histoire contemporaine. Généralement perçu comme positif, puisqu’il a marqué la fin de la Guerre froide et le début d’une série de changements démocratiques décisifs dans la construction et l’extension de l’Union européenne, ce moment historique n’a pas moins contribué aux nationalismes — notamment en Europe de l’Est, lieu de vives tensions ethniques, autrefois réprimées de manière sanglante par les régimes communistes —, ainsi qu’au sentiment d’une perte d’identité culturelle, accompagnée, surtout aux yeux de la Russie, d’une menace croissante à son existence, du fait de la puissance militaire occidentale, l’OTAN, désormais à ses portes.
En effet, c’est peut-être en 1989 que ce que nous vivons aujourd’hui commença au sein d’un grand ensemble, l’Europe. Désormais, la menace ne serait plus extérieure, mais bel et bien intérieure. Toute la question était donc de savoir comment la prévenir. On parlait d’une Europe forte et solidaire où il n’y aurait plus de conflits. Pourtant, il y a vingt-cinq ans exactement, le 24 mars 1999, des avions de l’OTAN allaient bombarder la Serbie pour mettre fin à la guerre qui faisait rage au Kosovo. Or, en prenant la décision de sévir militairement, l’OTAN déclarait ainsi la guerre à un pays souverain, sans avoir obtenu le feu vert explicite du Conseil de sécurité de l’ONU.
La décision des alliés, Bill Clinton (États-Unis), Jacques Chirac (France) et Tony Blair (Royaume-Uni) en tête, pour agir unilatéralement sans passer par l’adhésion de la Chine et de la Russie au Conseil de sécurité, devenait inévitable malgré les nombreuses tractations diplomatiques. À la fin des années 1990, en plein cœur de l’Europe, les anciennes républiques yougoslaves étaient complètement déchirées. La Croatie et la Bosnie-Herzégovine sortaient tout juste de guerres d’indépendance terribles face à la Serbie. Toute la région était à genoux quand, brusquement, la situation s’enflamma au Kosovo. Les indépendantistes kosovars réclamaient, à leur tour, l’indépendance. République devenue indépendante depuis le 17 février 2008, le Kosovo était jusque-là une région autonome, majoritairement peuplée à 90% de musulmans albanophones, mais rattachée à la Serbie orthodoxe du président Slobodan Miloević, alliée historique de la Russie.
L’unilatéralisme qui donne du grain à moudre à la Russie
Les bombardements réalisés dans le cadre de l’opération Force alliée lancée par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord vont surtout être justifiés par un événement précis qui eut lieu le 15 janvier 1999, soit le massacre de Račak, un petit village situé dans le sud du Kosovo. Ce jour-là, entre 45 et 51 personnes furent massacrées par des policiers serbes. Dans la foulée, les négociations diplomatiques entamées entre les autorités serbes et les indépendantistes kosovars pour aboutir à un règlement politique lors des accords de Rambouillet organisés par le Groupe de contact (Grande-Bretagne, Italie, France, Allemagne, États-Unis, Russie et Chine) se solderont par un échec. Pendant ce temps, depuis Moscou, Vladimir Poutine, par l’entremise de son ministre des Affaires étrangères de l’époque, Evgueni Primakov, persistait à penser que davantage de temps devrait être accordé à Belgrade avant que la communauté internationale impose des sanctions, notamment sur les armes.
Mais, trop peu, trop tard. L’OTAN décida alors de bombarder : bombardement qui dura soixante-dix-huit jours, jusqu’au 10 juin. La légalité de cette intervention militaire restera fortement contestée. À cela s’ajoute le débat sur la véracité ou non des crimes commis à Račak. D’autant plus contestée que, de l’avis de certains, les exigences occidentales stipulaient un droit de passage absolu pour le personnel et le matériel de l’OTAN à travers la République fédérale de Yougoslavie, tel que formulé dans l’annexe B des accords de Rambouillet. Cette intervention militaire résonne encore aujourd’hui dans les discours du président Poutine.
Tout concourt à penser en effet que la décision de l’OTAN d’agir unilatéralement constitua la toile de fond du fameux discours de Poutine le 10 février 2007 à la 43e Conférence de Munich sur la sécurité. Ce jour-là, le président russe s’exprima en ces termes : «l’élargissement de l’OTAN est une provocation qui sape la confiance mutuelle et nous pouvons légitimement nous demander contre qui cet élargissement est dirigé». Poutine venait de poser les principes d’une refonte des relations internationales qui guident désormais la diplomatie russe. Or, à l’époque, personne ne l’a pris au sérieux. Son discours sera vite oublié comme s’il n’avait jamais été prononcé.
Le prix de l’enfermement
Le motif d’une menace à l’intégrité territoriale de la Russie par l’OTAN pour justifier ses retournements politiques multiples sera régulièrement suivi de nombreux avertissements de la part de Poutine : les 9 mai 2015 et 2021, lors des cérémonies sur la place Rouge à Moscou qui marquent le Jour de la Victoire de l’Armée rouge en 1945; en 2012 lorsqu’il estimait que «la Russie ne peut pas dépendre uniquement des moyens diplomatiques et économiques pour résoudre un conflit»; le 24 février 2022, lors d’un discours télévisé pour justifier l’invasion de l’Ukraine («quiconque essaie de nous empêcher de l’extérieur doit savoir que la réponse sera immédiate et entraînera des conséquences que vous n’avez jamais connues»); ainsi que le 26 février 2022, où l’agence russe RIA Novosti produisit cette fois un article signé du chroniqueur pro-Poutine, Pyotr Akopov («La Russie […] a montré que l’ère de la domination occidentale mondiale peut être considérée comme complètement et définitivement révolue», cf. fondapol.org).
Le réveil est difficile pour l’Occident, tout particulièrement pour l’Europe dont les capacités défensives et militaires sont limitées. Une Europe non seulement minée de tous bords par un retour des nationalismes exacerbés, mais dont le destin dépend maintenant en partie d’un conflit à l’extérieur de ses frontières. Jusqu’à tout récemment, on croyait que la diplomatie allait l’emporter sur le conflit en Ukraine. Rêveurs furent nos leaders politiques. Rêveurs et lâches à la fois. Nous voilà à la case départ. Pour nous sauver, l’OTAN, cette force militaire qui avait décidé d’agir unilatéralement en Serbie et sans doute permis à la Russie de reconstruire son économie de guerre. Que fera maintenant l’OTAN, jusqu’où ira Poutine? C’est la grande incertitude.
Glossaire – Réprimé : Étouffé, maîtrisé