Depuis, Poilievre a fait une ascension politique fulgurante en se forgeant une image médiatique, notamment grâce aux réseaux sociaux. Au point de figurer comme favori au poste de premier ministre du Canada en 2025, dans les divers sondages d’opinion. Son slogan, simple, mais redoutable, est celui auquel nous ont tant habitués, par le passé, des représentants de la nouvelle droite conservatrice canadienne comme Stockwell Day, Jason Kenney et, surtout, Stephen Harper : «Je décide les réponses que je donne». Soit!
Limites d’un discours performatif
Et si les réponses étaient ou bien fausses ou bien déformées? Il y a plus d’un problème en effet avec cet ancien communicant de carrière originaire de la Saskatchewan et formé à l’Université de Calgary. Héritier de l’Alliance canadienne, un parti politique fondé en 2000 et théorisé par les libertariens et les conservateurs de l’École de Calgary, qui fut en fait la résultante d’un congrès tenu à Vancouver en 1986 sur «L’avenir économique et politique du Canada» et d’une fusion avec le Parti réformiste de Preston Manning fondé en 1987 — et qui provoquera d’ailleurs un véritable schisme au sein du Parti progressiste-conservateur du Canada; disciple de la première heure de l’ancien ministre John Baird, peu scrupuleux qui plus est des protocoles en politique, Poilievre est indubitablement un populiste dont le discours gagne même du terrain chez les jeunes. Ce qui est particulièrement inquiétant quand on sait le contenu à la fois évasif et radical de ses propositions en matière d’économie et de législation.
Avec lui, nous sommes toutefois aux antipodes de Stockwell Day et des fondamentalistes religieux de l’Alliance qui prônaient que l’espèce humaine datait de six mille ans et qu’Adam et Ève avaient marché dans le jardin d’Éden avec des dinosaures. (Pas étonnant qu’avec pareil discours de grandes voix du conservatisme canadien telles que Brian Mulroney, au sommet de sa gloire, ou encore Joe Clark, lorsque celui-ci a repris provisoirement les rênes d’un groupe politique en pleine crise, voire Stephen Harper lui-même, pourtant taxé de fondamentaliste, aient pu, pour un temps du moins, faire contrepoids et maintenir l’esprit conservateur canadien dans le droit fil de la rectitude politique et de la tradition parlementaire.)
Assez loin aussi des ambiguïtés d’autres néo-conservateurs concernant l’avortement — Poilievre se dit pro-choix — et l’homosexualité — le chef conservateur étant désormais ouvert au mariage des couples homosexuels, qui est, à ses yeux, «une réussite». Cette volonté de respect de la diversité et des choix de vie de chacun lui permet incontestablement de gagner en crédibilité auprès d’un électorat habituellement acquis aux libéraux et à la gauche canadienne.
Reste que s’il compte devenir premier ministre en octobre 2025, le chef conservateur, qui se dit anti-woke, devra aussi se défaire d’une autre réputation qui lui colle durablement à la peau. Accusé de tous bords de produire de fausses nouvelles — citons sa position sur la Loi canadienne de diffusion en ligne, qu’il qualifie d’atteinte à la liberté d’expression comparable à la censure en Corée du Nord; bien décidé à ébranler certaines structures de l’État — Poilievre a toujours en tête le limogeage du gouverneur de la Banque du Canada qu’il juge responsable de l’inflation au pays, mais tout en se montrant moins enclin que l’an dernier à inciter les Canadiens sur des chaînes YouTube à investir dans la cryptomonnaie pour contrer l’inflation; manquant de clarté au sujet du devenir des médias officiels comme Radio-Canada — le chef conservateur a souvent répété qu’il coupera le financement au service public d’information; soupçonné, non sans raison d’ailleurs, de sympathiser avec des complotistes et des conspirationnistes, dont le fondateur du réseau Dialogon aux visions néo-fascistes, le Canadien Jeremy Mackenzie, ainsi que l’Américain Alex Jones — à lui de démentir fermement et une fois pour toutes ces accusations; bref, celui à qui l’on reproche de miser sur la division pour se hisser au pouvoir a encore beaucoup de pain sur la planche s’il compte convaincre l’électorat canadien qu’il est l’homme de la situation.
Le fait de donner l’impression de jouer avec la peur et de laisser planer le doute sur ses intentions n’a jamais été une qualité pour un candidat qui convoite le poste de premier ministre du Canada. «Il nous faut un chef qui est capable de partager nos valeurs conservatrices d’une façon qui attire les Canadiens qui n’ont pas voté pour nous aux dernières élections, tout en restant fidèles à nos principes.» Ainsi parlait Poilievre en janvier 2020. Or, que répond-il aujourd’hui à des électeurs en quête de certitude et de vérité? Que dirait-il à toutes celles et à tous ceux qui lui rappelleraient ces récents propos à l’égard du premier ministre Trudeau, en plein débat parlementaire, qui lui ont valu d’être expulsé de la Chambre des communes?
L’inexpérience du pouvoir
La politique est un art, dit-on. S’il en fallait une preuve, nous pourrions la trouver lors d’un moment assez tendu d’une conversation captée entre Poilievre et Joe Biden lors de la venue du président américain au Parlement canadien en mars 2023. À Poilievre, qui s’était présenté comme le chef de la «loyale opposition de Sa Majesté», Biden a demandé : «Opposition loyale?». Poilievre lui a alors assuré que l’opposition est effectivement «un acte de loyauté» dans le système politique canadien. Rigolant et tapotant Poilievre sur le bras, le président américain répondit aussitôt : «Nous aussi, malheureusement». Malgré la boutade du président américain, Poilievre avait au moins eu le mérite, ce jour-là, d’être conforme à ses intentions.
Celui qui appartient à la frange la plus radicale du Parti conservateur et qui se définit comme un vrai libertarien — idéologie tellement galvaudée qu’elle peut très vite se refermer comme un piège sur ses défenseurs — n’est sans doute pas aussi radical qu’Alex Jones et Donald Trump.
Comme le souligne Charles-Étienne Beaudry, auteur du livre Radio Trump : Comment il a gagné la première fois (2024), les Alex Jones canadiens, RadioPirate, Rebel News, Jordan Peterson, tous ont un discours «plus ou moins mainstream, mais empreint de complotisme». Pour sa part, Poilievre «souffle le chaud et le froid parce qu’il ne veut pas se les aliéner». En réalité, le chef conservateur est pleinement conscient de ce qu’il fait. Ce qui est tout aussi dangereux pour un homme qui se dit très attaché au régime politique et constitutionnel canadien.
La devise de l’école secondaire Henry Wise Wood à Calgary où Poilievre a fait ses études est : «La fin couronne l’œuvre» (The End Crowns the Work). Visiblement, par ses actions et ses paroles plus ou moins douteuses et son attitude très discutable de parlementaire, tel un enfant-roi, comme celui que décrit Rousseau dans le livre 1 d’Émile, la devise du chef conservateur est davantage que la fin justifie tous les moyens pour y parvenir.
Poilievre n’a rien compris au sens machiavélien du rapport de la vìrtu et de la fortuna. Le discours performatif est insuffisant comme en témoignent les expériences malheureuses d’Erin O’Toole et d’Andrew Scheer. Tout n’est pas que communication en politique. Il faut non seulement du génie pour réaliser de grandes œuvres, mais aussi de la sagesse pour résister au vice (vizio) lorsque la nature des choses s’impose à soi. Le chemin de la victoire — tout comme celui de la défaite — est là.
Glossaire – Galvaudé : Déprécié, d’un autre âge