Dans Qu’est-ce que la politique?, Hannah Arendt explique que le «sens» du politique, c’est d’être «imprévisible» et «irréversible». La politique n’a rien d’un produit de consommation, sujet aux humeurs et aux caprices. Elle ne se conçoit pas davantage comme un objet fait sur mesure, comme l’on fabrique une table. Comme mentionné dans ma dernière chronique consacrée au chef conservateur Pierre Poilievre, la politique n’est pas non plus qu’une affaire d’apparence et de réseaux. L’action politique relève à la fois du génie, comme dans les grandes productions artistiques, et nécessite raison garder lorsque confronté à la réalité.
Un parcours atypique
L’actuel chef du Nouveau parti démocratique du Canada (NPD), Jagmeet Singh, incarne une droiture et une sagesse politique digne de ce nom. L’une de ses devises est la suivante : «Ensemble, nous pouvons donner vie à ce rêve d’une société plus prospère, plus durable et plus juste pour tous». Son principal défaut cependant, c’est de ne pas être suffisamment connu des électeurs canadiens. Pourtant, l’histoire et la vie de Singh méritent qu’on s’intéresse à son message politique.
Né à Scarborough, en Ontario, d’une famille originaire de la région du Pendjab, au nord-ouest de l’Inde, Singh a passé cinq années de son enfance à Terre-Neuve où le père a officié comme médecin (psychiatre). Quelques années plus tard, en 1997, après avoir complété son cursus scolaire dans une école privée de Détroit — la famille étant installée à Windsor —, il obtient un premier diplôme en biologie de l’Université Western en Ontario, suivi d’un baccalauréat en droit de l’Université de New York en 2005. C’est sa formation en droit pénal qui va l’inciter à faire le saut en politique, dans une ancienne circonscription à la fois fédérale et provinciale de l’Ontario.
Activiste de nature qui proposait jadis aux plus défavorisés des séminaires juridiques gratuits à travers l’Ontario, Singh a été défait aux élections fédérales de mai 2011, mais élu quelques mois plus tard, en octobre, aux élections provinciales, devenant ainsi le premier député à porter le turban, symbole de la religion sikhe, au sein de la législature ontarienne.
Après six années comme député provincial, où il a fait ses preuves en tant que critique et chef adjoint de l’opposition démocrate, Singh choisit de briguer la course à la direction du Nouveau parti démocratique du Canada en 2017 et en devient le chef, succédant à Thomas Mulcair. Il sera élu pour la première fois à la Chambre des communes comme député de la circonscription de Burnaby-Sud, qu’il continue toujours de représenter, lors d’une élection partielle le 25 février 2019.
L’héritage culturel
La droiture et la sagesse du chef néo-démocrate sont des valeurs enracinées dans son héritage culturel. La religion sikhe à laquelle appartient Singh est une religion dharmique monothéiste dont les membres partagent une communauté de destin et de langue, le pendjabi. Proche de l’hindouisme, mais dont il se démarquera progressivement à partir du 15e siècle, par ses élans moins élitistes et moins hiérarchisés, le sikhisme est une religion progressiste qui possède des affinités avec notre univers mental judéo-chrétien. Il fait du caractère sacré de la vie individuelle et de l’égalité hommes-femmes des valeurs humanistes universelles.
Un événement marquant du mouvement sikh est la fondation de l’Empire moghol, empire musulman, qui a dominé l’Inde jusqu’à la conquête britannique en 1857. C’est en grande partie contre les musulmans que s’est constituée la communauté sikhe. Au nom du principe de non-violence, les hindous, les jaïns et les bouddhistes — eux qui commencèrent à fuir les persécutions en Inde aussi tôt qu’aux 9e et 10e siècles —, tous se laissèrent massacrer par les musulmans. Mais un certain Guru Arjun (1563-1606) estimait toutefois que cette soumission avait assez duré. Les sikhs ont alors organisé la résistance. Dans l’histoire moderne de l’Inde, ils ont été une force militaire formidable, la seule à s’opposer, à contenir et à vaincre l’invasion musulmane.
Cette dimension historique permet de mieux comprendre, me semble-t-il, la personnalité de Singh, sa fierté de partager son héritage culturel, son attachement profond à la dignité de la personne humaine. Pas l’ombre d’un doute que cela fait de lui une personnalité politique hors du commun. Certes, davantage que ses rivaux Justin Trudeau et Pierre Poilievre, Jagmeet Singh doit faire face à la réalité canadienne. Son militantisme politique en faveur de la démocratie et des droits de la personne sont des valeurs fortes de la société canadienne, ce qui le rapproche des communautés culturelles et des Premières Nations. En revanche, sa position sur la question québécoise demeure ambigüe. Disons plutôt qu’elle relève presque du statu quo.
Quelques défis et enjeux de politique canadienne
Sympathique à la cause québécoise — Singh est profondément attaché à la langue française —, l’idée d’un Québec fort dans un Canada uni (Déclaration de Sherbrooke de 2005) reste pourtant une antienne ordinaire qui n’a fait que saper la confiance des Québécois dans le gouvernement fédéral au cours des cinquante dernières années. Par ailleurs, bien qu’il se soit ravisé au sujet de la Loi sur la laïcité de l’État estimant qu’il appartient au gouvernement du Québec de décider en cette matière, il n’a jamais exclu la possibilité d’une contestation de la Loi dans le cas d’une violation de la Charte canadienne des droits et libertés.
Sur le plan socioéconomique, la position de Singh s’inscrit dans le droit fil de l’évangile social du NPD qui prône une économie réglementée, donc un État providence garant de la sécurité sociale, de l’assurance-emploi, de l’assurance maladie, de la sécurité vieillesse ou encore d’un système de garderie national. On a pu voir lors des dernières élections à quel point ces valeurs sont profondément enracinées dans la tradition du parti. C’est aussi sous la direction de Singh que le NPD est parvenu à un accord avec le Parti libéral en mars 2022 en matière de soins dentaires, d’assurance médicaments et d’accès au logement.
Outre le fait que cet arrangement assure une stabilité au gouvernement libéral minoritaire et permet d’éviter des élections anticipées, ce pour quoi il a été si décrié par les autres partis d’opposition, il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’une grande victoire pour le NPD et son chef. Le soutien de Singh aux libéraux de Trudeau lors des votes de confiance à la Chambre des communes lui permet en retour de consolider sa réputation de parti progressiste tout en gardant l’œil ouvert sur des décisions budgétaires qui lui tiennent à cœur. Gageons que cet accord ne sera pas facile à abolir, même avec un nouveau gouvernement conservateur (majoritaire) qui revendique en permanence son soutien à la classe moyenne.
Droits et libertés, social-démocratie, bien-être…, on retrouve le même jeu d’équilibriste conforme aux idéaux du NPD dans la position de Singh en matière d’environnement. Sans être opposé à l’exploitation des ressources pétrolières, le chef du NPD insiste toutefois sur une réglementation plus stricte et une transition écologique progressive. Il s’agit de soutenir les travailleurs touchés par la transition énergétique à travers des programmes de reconversion et de soutien à l’emploi vers une économie verte, juste et équitable.
Toute la question est de savoir si ces postures idéologiques suffisent à faire du NPD, toujours nostalgique du règne de Jack Layton, un choix crédible auprès des électeurs canadiens en 2025. À moins que le génie politique de Singh ne soit ailleurs. Et si l’alliance actuelle avec les libéraux de Trudeau présageait le retour d’une grande social-démocratie capable de contrer la nouvelle droite conservatrice?
Glossaire – Dharmique : qui est centré sur le concept du sens de loi, de la prescription, du devoir, et plus particulièrement dans le sens spirituel de loi naturelle et de réalité.