Simple est son effort, puissants ses effets et ses répercussions.
Le philosophe grec ancien Aristote (De l’âme, II, 2, 413 b 14) rappelle à quel point nous sommes profondément enracinés dans la nature. Créature la plus évoluée, l’humain possède, outre la faculté intellective (raison ou intelligence : noûs), une dimension sensitive qui le rapproche de l’animal, appétive qui lui permet de s’articuler et de se mouvoir, végétative qui est commune à l’ensemble des êtres de la création; nature végétative sans laquelle la croissance, le développement et la pensée seraient inconcevables. Impossible donc de se détourner de notre vraie nature, de la nature en tant que lieu de création doté d’une substance (ousia).
Retour à la source indispensable donc, pour nous vivants, et par ricochet distanciation critique par rapport à tous nos schémas artificialistes qui nous détournent et nous éloignent chaque jour davantage de la vie. Ailleurs, dans sa Physique cette fois (II, 1, 192b 8-31), Aristote évoque justement ces deux mondes opposés, le monde naturel et le monde artificiel : «Parmi les êtres en effet, les uns existent par nature, les autres par d’autres causes; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre, feu, eau, air; de ces choses en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles sont par nature. Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui n’existent pas par nature […]. Au contraire, un lit, un manteau ou tout autre objet de ce genre […], c’est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l’art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu’ils ont cet accident d’être en pierre ou en bois ou en quelque mixte […]; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident».
De la nature immaculée à la technique
Tout objet produit non par la nature, mais par l’homme est déterminé par quatre causes, nous dit Aristote : 1- cause matérielle (la matière par laquelle il est fait); 2- cause efficiente (l’artisan qui travaille l’objet) ; 3- cause formelle (la forme qu’on va lui donner); 4- cause finale (ce à quoi l’objet va servir). Traditionnellement parlant, la technique est un «ensemble de règles vraies» permettant d’ordonner ces causes dans un art. Un artisan n’est donc pas libre de faire ce qu’il veut. Afin de produire tout objet, il faut ordonner la matière et la forme selon la fonction qu’on veut lui attribuer. Ces règles ne sont pas laissées au hasard ou au caprice de chacun; requises dans tout processus de fabrication, elles peuvent toutefois s’enseigner et se transmettre.
Or, il y a déjà longtemps que notre technique moderne n’est plus une simple disposition à produire selon des règles. Notre façon de concevoir la technique moderne détermine radicalement notre rapport à la nature et au monde, c’est-à-dire globalement notre façon de penser. C’est à Martin Heidegger, philosophe allemand du 20e siècle, que revient le mérite de nous avoir alertés sur l’«oubli de l’être» dans la modernité, phénomène imputable à la «pensée calculante». La critique heideggérienne de la technique moderne comme oblitération de la question ontologique fondamentale — la question de l’être-pour-la mort empruntée à la thématique du divertissement chez Blaise Pascal («Fragment 139», Pensées, 1670) — tend à montrer effectivement que la définition aristotélicienne à produire ne s’applique plus à la technique moderne.
Contrairement à Aristote qui définissait la technique comme un ensemble de règles (savoir-faire) en vue d’une fin, Heidegger, dans la foulée d’un autre penseur contemporain, Oswald Spengler, explique que nous en sommes venus à ne plus penser les choses qu’en termes techniques. Ainsi, la technique moderne n’est pas un instrument neutre qu’on peut bien ou mal utiliser, mais un mode de pensée : l’homme ne pense plus qu’à gérer, à calculer et à prévoir. D’où la différence que fait Heidegger entre la pensée méditante, c’est-à-dire désintéressée, et la pensée calculante, laquelle veut dominer, par la technique, la nature et l’asservir aux besoins de l’homme.
Le relativisme moral
Dans «La question de la technique (1953)», Heidegger part d’un exemple simple, à savoir le Rhin et les modifications qu’a pu produire la construction d’une centrale électrique. Outre la question de savoir pourquoi l’homme détruit la nature en la transformant, Heidegger tente de saisir en quoi notre rapport à la nature s’en trouve modifié. Par la construction de la centrale, le Rhin ne prend son sens qu’au sein de la centrale en ce qu’il produit du courant. Par sa capacité d’«arraisonnement», la technique produit et modifie alors notre rapport à l’objet naturel en ce qu’elle nous conduit à le saisir dans son aspect utilitaire. C’est pourquoi Heidegger fait référence à la poésie de Hölderlin en se demandant quel rapport il peut y avoir entre le Rhin et ce qu’il est devenu par le truchement de la centrale. Dans le deuxième cas, nous ne le saisissons que comme un moyen destiné à la consommation.
Mais la technique moderne n’est pas seulement une menace pour la nature. Elle représente également un danger pour l’homme. Un autre critère de la technique actuelle, c’est qu’elle n’autorise pas de jugements moraux. La morale n’intervient plus dans une opération jugée techniquement nécessaire. Dans la mesure où les questions de bien et de mal apparaissent comme relatives, elles se trouvent dès lors remplacés par une «“morale de situation”». À titre d’exemple, les sables bitumineux dans le nord de l’Alberta. Pourquoi, au nom d’un bien variable, fugace, toujours à définir et à démontrer, viendrait-on interdire l’extraction du pétrole? Si les populations autochtones souffrent de cancers liés à cette source d’énergie fossile qui pollue les zones de pêche et leur eau potable, en revanche le pétrole crée des emplois et permet aux Albertains de vivre de cette ressource.
Comme le souligne Jacques Ellul, «la puissance et l’autonomie de la technique sont si bien assurées que maintenant, elle se transforme à son tour en juge de la morale» (Le système technicien, 1977). Le relativisme moral a certainement été la première étape et le socle préparant à la suprématie de la technique. Depuis, nous en sommes à contempler le spectacle qu’elle nous offre : «Tout est possible» (Gilbert Hottois, Le signe et la technique, 1984). Si tout est mouvant et relatif, la technique au contraire offre quelque chose de stable, assuré, évident et donc elle affiche une forme de supériorité sur des valeurs morales devenues floues. «Dès lors que la technique est libérée de normes et de jugements extérieurs», elle se situe alors en dehors du bien et du mal. Ce qui lui a donné une puissance immense. On parle maintenant d’autonomie de la technique à travers la création de robots dé-naturés.
Le danger du déracinement
Günther Anders (L’obsolescence de l’homme, tome 2) savait également que le danger lié à la technique n’est pas uniquement celui d’une explosion nucléaire ou d’un conflit planétaire. Le véritable danger, c’est que la technique devienne la seule façon que nous ayons de penser notre rapport à la nature et au vivant. Si tel est le cas, et tout porte à croire que nous en sommes arrivés là aujourd’hui, il nous faut alors craindre que la technique n’incarne plus une fin dont l’homme serait encore à l’origine. Elle est bien plutôt la façon dont l’homme moderne se met à son service, et non l’inverse. Cela se nomme déracinement, phénomène tout à fait inédit dans l’histoire humaine.
Glossaire – Fugace : Qui apparaît brièvement, dure très peu