Aux pluies salvatrices, mais parfois diluviennes et torrentielles, avaient succédé un peu partout sur la planète des giboulées martiennes avec leurs flocons de poussières à la saveur de plomb. Du métal scintillant avec lequel des villageois de contrées très lointaines avaient bâti leur maison, il ne restait que le tranchant des lames, des montagnes de ruine et une odeur de fer.
Lors d’ultimes tempêtes et lorsque le vent rendit son dernier souffle, quelques hommes parmi les bêtes sauvages avaient sonné le tocsin plus d’une fois et tenté d’ouvrir une brèche dans l’abreuvoir, mais le reste du monde, trop occupé à goûter au noyau de la Terre, était resté sourd aux appels et aux cris de détresse.
Les nouveaux maîtres du monde
Il n’y a pourtant jamais eu lieu de sous-estimer la puissance et la fureur de mère Nature. Quand tous les océans et les cours d’eau furent essorés et les forêts ruinées, mises à nue, qui firent taire finalement le feu, il vint pourtant à l’homme l’idée phénoménale de survivre au monde en emprisonnant, ailleurs que dans ses poumons, un oxygène qu’il ne rendrait plus au ciel. Parmi les richesses de la nature, rien n’était désormais plus accessible sans qu’il faille rendre monnaie en échange.
De la pierre au soleil jusqu’à l’eau et aux arbres, tout possède maintenant un prix en ce bas monde : exploitation, ravagement, investissement, capital, profit. Ainsi, jamais plus un loup aux griffes terreuses n’écorchera un érable noir pour plonger avidement dans sa sève ni un ours noir ne pourra se sustenter de myrtilles et de baies sauvages avant d’hiberner. Adieu l’eau, adieu le sel marin, adieu le vent. Dans cet univers couvert d’acier, l’espèce animale avec ses yeux ambrés ne vit que dans les contes, et les enfants s’amusent de savoir si elle a un jour existé.
Jadis, dans la mythologie, un dieu vénéré par une lignée d’homme disparue avait, raconte-t-on, envoyé des oiseaux noirs et autant d’élans d’Amérique pour sauver le dernier homme blanc. Mais ils ne croisèrent qu’un souvenir moribond de l’être humain, porté par des corps d’acier dépourvus de sang et de chaire, convergeant dans un mouvement uniforme et sans désir vers un havre de verre aux allures de pyramide. Au cœur du temple, un dieu nouveau ne sacrifiait pourtant nulle peine à être adoré. De pain à rompre, il n’y avait plus et dans sa bouche béante éclataient les derniers fruits gorgés de sucre.
La sortie ou le réveil…
Heureusement, sous la terre, l’eau, et sous l’eau, retour à son lieu d’origine du dangereux ami, le feu. Dans le ventre du monde résidaient encore quelques mystères, là où tout a commencé, rien ne doit finir. C’est le recommencement. Une poignée d’animaux endormis se réveillaient d’un long sommeil. Il y avait donc de l’espoir. Le monde d’avant était de retour et avec lui, les beaux jours. Ce réveil était une grâce, une seconde vie. Mais chacun sait que l’été est toujours trop court. Celui de 2024 ne sera pas une exception.
L’ombre du frère jumeau de Prométhée, Épiméthée, figure symbolique de l’étourdi, archétype de l’homme sans essence et inachevé, dont les défauts d’origine le rendent toujours perfectible grâce à la technique, va-t-elle planer au-dessus de cette période estivale avec son lot de tragédies? Pratiquement impensable. L’existence, la nature, le cosmos tout entier trouvent leur raison d’être dans ce paradoxe qui va de la vie à la mort, et inversement.
Malgré les drames et les tragédies personnelles, l’été offre tout de même la possibilité de mener une existence paisible, nous évitant ainsi certains excès à l’origine d’autres souffrances. L’été fait prendre conscience en effet que le bonheur se trouve souvent dans les choses simples, une fois les nécessités de l’existence comblées. Le café et le silence du matin comme recueillement, la solitude, comme sur une plage déserte, qui est un retour indispensable à soi, la marche, exercice méditatif, le jardinage qui met le corps et l’esprit en harmonie, la lecture et l’écriture en tant que nourritures spirituelles, les plaisirs qu’offrent les repas du soir en commun au coucher du soleil, où l’on savoure les richesses de la nature, l’amitié qui invite à la compréhension et au partage, la famille et les proches sans lesquels nous serions dépourvus de sens et d’orientation.
L’élan vital, plus fort que tout
Lorsque le temps paraît nous échapper, quand le monde nous fait penser à un immense paquebot à la dérive, quand nous sentons que la terre tremble sous nos pieds ou lorsque la tragédie nous frappe de plein fouet, tous ces piliers constitutifs du réseau des relations humaines offrent une protection. Ils nous permettent de résister et de tenir coûte que coûte en dépit de la fragilité de notre condition. Non seulement résister, garder le cap, mais mener une existence authentique : persévérer dans la durée.
Simplicité, authenticité, goût de vivre… Ces trois composantes traduisent bel et bien l’animal social que nous sommes et que nous devons sans cesse cultiver. L’été s’achève bientôt, le temps presse. Plus nous avançons, plus nous entrons dans un autre monde, nettement moins lumineux, plus long, sans doute, mais plus difficile, celui de l’automne et de l’hiver, qui nous rapproche toujours plus de la fin. Tel un ours, il nous faut donc faire provision d’énergies et de ressources si nous comptons ressurgir et ainsi exprimer à nouveau notre vouloir-vivre, conforme à notre vraie nature.
J’attends déjà l’été prochain dans mon atlantique natal. Là se trouve ma vraie nature, animale; là est aussi ma seconde nature, humaine. Ainsi, face aux maîtres du monde, de simples mortels, nous sommes pour notre part inébranlables, indestructibles, nous qui tournons sans cesse dans l’éternel retour : du début à la fin et au début.
Amor fati.