Est-ce possible? Si oui, serait-ce que leur capacité à s’ancrer dans le réel fait de l’artiste, du poète et de l’écrivain des êtres singuliers? Paradoxal, n’est-ce pas, quand on sait à quel point leur imagination opère tout aussi naturellement une forme de résistance (retrait) au monde? Mais paradoxal qu’en apparence puisque cette tension est même nécessaire au progrès artistique.
La question se précise… Les arts, la poésie et la littérature sont-ils plus connectés à l’existence humaine en superposant une vision du monde, un impensé, toujours à définir? Ce travail ne prend-il pas alors les allures d’une introspection? Quels que soient les efforts d’expression, les limbes intérieurs de l’artiste sont effectivement toujours difficiles à appréhender. Mais c’est peut-être dans cette indétermination artistique que réside le remède capable de nous guérir et de nous consoler. Il y a en effet dans les productions artistiques et littéraires une dimension à la fois magique, qui se nomme pouvoir d’imagination et d’inventivité, et tragique, qui est en fait le trait de notre propre humaine condition.
Le sectarisme de Platon
Cette indétermination sera pourtant fortement remise en cause dès l’Antiquité par le père de la philosophie, Platon (427-347 avant Jésus-Christ), grand idéaliste qui conditionne le beau à sa théorie des Idées. Pour Platon, c’est par suggestion divine que tout artiste compose et peint, lui qui ne connaît rien à tout ce qu’il fait.
C’est dans l’Ion (532c-536d) que le philosophe expose sa vision de l’artiste. Socrate s’adresse à Ion dont le métier est de dire des poèmes écrits par d’autres. Est posé, dans ce texte, le problème de l’inspiration artistique. D’où vient-elle exactement? Pour Platon, l’artiste, principalement le poète, est inspiré au point d’en perdre la raison : c’est-à-dire que sa pensée n’est plus en lui. En effet, ce n’est pas de sang-froid que l’artiste travaille, mais bien par suggestion divine. Il possède ce privilège (poiésis) par opposition à la science (épistémê) et à l’art lui-même (l’ensemble des règles de production propre à une tekhnê). Cette sorte de génie, selon Platon, est sa vraie spécialisation. Pour tout dire, le poète serait comme le réceptacle sur terre de la divinité.
Mais dans La République, Platon analyse cette fois le phénomène artistique en sa dimension illusoire et trompeuse, à savoir comme un mensonge au second degré. C’est précisément au Livre 10 de La République (595a-608b) que ce problème est abordé. Il prend pour exemple trois lits : 1- l’essence du lit (l’Idée : Dieu); 2- le lit du menuisier; 3- et le lit du peintre. À ses yeux, l’artiste ne fait que copier le lit du menuisier, ce qui en dit assez long sur l’importance que le philosophe lui accorde. D’après Platon, le beau artistique n’est rien d’autre qu’un fantôme. Ainsi, dans La République, notamment pour ce qui concerne l’éducation de la jeunesse, Platon suggère de bannir purement et simplement de la Cité idéale la peinture, tout comme la poésie. Cette exclusion est fondée sur l’idée que les artistes, en particulier les poètes et les peintres, génèrent des illusions.
L’espoir de Kant
Ce constat laisse penser que l’artiste, pour être utile, se doit d’être engagé dans la défense des valeurs qui fondent la cité. Il est donc soumis à des normes spécifiques. Une telle vision politique de l’artiste et du poète tranche avec celle d’un autre philosophe, Emmanuel Kant, pour qui le beau artistique est d’abord un sentiment éprouvé du sujet. Modernité oblige, il n’est en aucun cas la caractéristique d’une idée ou d’un modèle. Pour Kant, qui songe à la peinture, certaines créations produisent en nous un sentiment de liberté et de vitalité. Les productions artistiques suscitent un jeu de l’imagination et de l’entendement par lequel nous éprouvons le dynamisme même de la vie.
C’est que le beau plaît universellement, même s’il s’agit d’une universalité de droit (norme/idéal) et non de fait. Autrement dit, pour Kant, si je juge une œuvre belle (jugement esthétique), alors que mon voisin la trouve laide, la première chose que je tenterai de faire, c’est de le convaincre. C’est ce qui différencie le beau de l’agréable : l’agréable est affaire de goût, il dépend du caprice de chacun (« j’aime » / « je n’aime pas »), tandis que le beau exige l’universalité des points de vue (¶ 1-4 de la Faculté de Juger). Le beau artistique est universel parce qu’il implique des facultés qui sont communes à tous les hommes : le sens commun et l’anticipation, c’est-à-dire la faculté d’imaginer le point de vue d’autrui (la « mentalité élargie » comme exposée au paragraphe 40 de la Faculté de Juger). Le sentiment que j’éprouve devant la belle œuvre peut donc, en droit, être partagé par tous.
Le beau est un sentiment qui transcende les idiosyncrasies. Face à une œuvre ou à une production artistique, nous considérons que tout le monde doit la trouver belle, mais nous ne possédons aucun concept pour la déterminer objectivement. Kant n’affirme pas pour autant que l’universalité du jugement esthétique existe dans les faits. Tous ne diront pas nécessairement que l’œuvre est belle. Il nous dit simplement que tout le monde devrait la trouver belle. Si la belle œuvre n’était qu’affaire de goûts relatifs, alors tout objet pourrait être une œuvre et plus rien ne permettrait de distinguer une belle œuvre. Refuser cette universalité, c’est ruiner la question du beau. Bref, dire que la beauté d’une production artistique est ce qui plaît universellement, mais sans concept, c’est être renvoyé à son secret.
Des pouvoirs multiples
À la fois magique — illogique — et tragique — ancré dans la vie, dans les sentiments et la beauté des formes —, l’art est « réenchantement », nous dit le poète allemand Hölderlin. Il suffit de lire Martin Heidegger pour comprendre que la poésie détermine toute une nouvelle attitude, une manière d’être-au-monde, de se comporter : le don précède la prise ou le contrôle. La poésie permet de révéler des aspects du monde qui restent toujours cachés dans le langage quotidien. Elle est pour Heidegger éclairage, mise en lumière, « dévoilement » de l’être.
Comprendre cette raison d’être de la poésie et de l’art est difficile pour certains d’entre nous qui sommes tant habitués à programmer, à concevoir, à régler, à prévoir, à paramétrer, à tout voir… La réalité et l’existence humaine ne se limitent pas pourtant à ces dimensions mesurables du temps. Elle est aussi composée de chants, de musiques, de représentations et de formes ; bref, un goût que la logique et la technique seules ne peuvent décrire et maîtriser. Ce que Hannah Arendt explique dans la Crise de la culture (1972) comme un conflit latent entre l’art et la société, et qui peut expliquer pour une bonne part pourquoi la peinture, la poésie et la littérature peuvent sembler parfois aux antipodes de nos souffrances et de nos désespoirs, est compensé par ce que j’appellerais la notion d’infini en art.
L’expression artistique donne à penser beaucoup plus que ce à quoi nous pensons quotidiennement. Quand Paul Valéry écrit dans Cimetière marin (1920) : « Le vent se lève!… Il faut tenter de vivre! », le poète dit en fait quelque chose qui n’est pas descriptible autrement que par la poésie. Sans trahir la pensée de Heidegger, malgré l’abstraction qui le caractérise, l’art donne à voir très loin et profondément. Quand un écrivain comme Christian Bobin écrit : « Un poète, c’est quelqu’un qui vient chez moi, qui écarte de ma table les choses qui m’empêchaient de voir », il démontre qu’il n’y a en réalité que le langage poétique pour décrire tout ce qui, dans l’existence, échappe à l’empire de la raison.
L’idée qu’un vers peut nous sauver est une excellente manière d’achever cette chronique. C’est ce qu’illustre parfaitement Paul Verlaine dans Jadis et Naguère (1885) :
De la musique encore et toujours!
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours
…
Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.
Pour résumer, disons que l’art rend davantage philosophe, n’en déplaise au conseiller spécial du tyran de Syracuse, Platon. Une philosophie de la vie qui prétendrait pouvoir se passer de l’art n’en est tout simplement pas une; c’est une pure escroquerie.