C’est de la seconde forme de grandeur dont je veux parler, car derrière la personnalité de de Gaulle se cache un jugement de valeur, une préférence, un attachement. En effet, lorsque nous parlons de sa grandeur politique, si bien sûr nous pouvons la mesurer, nous attribuons également un jugement de valeur. Sans sous-estimer la fascination et l’affection pour les accomplissements d’une personnalité comme de Gaulle, on peut penser toutefois que la grandeur humaine réside ailleurs.
La grandeur qualitative
Elle réside dans ce que le philosophe allemand Emmanuel Kant appelle, dans la Critique de la raison pure (1781), la «grandeur intensive». Intensive ou qualitative, éprouvée par ses effets sur nous, dans un temps donné, vécu, comme le dit à son tour Henri Bergson dans La pensée et le mouvement (1934). Ce n’est pas loin d’un jugement de valeur, mais c’est plus nuancé… Pour le dire plus clairement, la vraie grandeur s’oppose à une expérience du temps et des événements homogènes, mesurables, quantifiables, un temps qu’on prétend définir et expliquer.
Au contraire, la grandeur intensive, dont la grandeur humaine fait partie, c’est précisément ce que nous ressentons. Elle ne se mesure pas en termes d’espace et de grandeur spatiale (taille, poids, distance). Elle est plutôt le reflet du «vécu interne du temps», à savoir : la durée et l’effet qu’elle a sur nous… Or, et c’est là tout le mystère, cette forme de grandeur qualitative que nous ressentons, dont l’intensité se manifeste par variations de degrés, dans un instant donné, mais que nous ne pouvons pas cependant mesurer — que ce soit en amour, en amitié ou face à une création artistique —, s’applique effectivement aux humains.
Ceci explique pourquoi certaines personnes produisent en nous de la magie, du rêve, de l’espoir, tandis que d’autres reflètent une forme de bassesse, de médiocrité et de méchanceté qui répugnent. En réalité, nous faisons spontanément la distinction entre une grande et une petite personne. Certes, comme dit Kant au sujet du génie artistique et du sentiment de vitalité et de liberté qu’il suscite en nous (¶ 1-4, 6, 40 de La Critique de la faculté de Juger, 1790), notre jugement n’a toujours rien d’unanime ou de déterminant, et ce, même si, dans le cas des génies politiques comme de Gaulle ou Winston Churchill, par exemple, nous pouvons toujours essayer de justifier notre admiration sur la base de leurs accomplissements.
La grandeur humaine
On doit à la philosophe germano-américaine Hannah Arendt d’avoir théorisé dans Condition de l’homme moderne (1958) le sens de l’action politique, l’action par excellence par opposition au travail qui obéit aux nécessités de la vie, ainsi qu’à l’œuvre qui possède un commencement et une fin. Pour Arendt, le pouvoir du politique tire sa particularité d’une volonté libre et spontanée des individus à former un monde commun. Toute la grandeur de l’action politique réside dans sa capacité à devenir immortelle. Or, cette condition est inséparable d’une autre : la dimension morale de l’action. Une action juste se définit généralement comme respect formel des lois établies : c’est ce qu’on appelle la légalité. Mais elle peut aussi référer à un sentiment plus intime, car certaines lois instituées peuvent sembler injustes ou injustifiées : c’est pourquoi juste prend alors le sens de légitime.
C’est ce qu’illustre Antigone de Sophocle (495-406 avant Jésus-Christ). Après avoir chassé leur père, Œdipe, pour inceste, les deux frères, Étéocle et Polynice, projettent de régner sur Thèbes un an chacun par alternance. Mais lorsque arrive le tour de Polynice, Étéocle refuse de lui céder le pouvoir. Ce qui conduira les deux frères à s’entretuer. L’oncle Créon devient le nouveau roi de Thèbes. Il accorde à Étéocle l’honneur d’une tombe et des funérailles comme le veut la tradition, mais interdit à Polynice une sépulture et des prières. Antigone n’est pas de cet avis et entend bien offrir une sépulture à son frère. «Ta loi, répond Antigone à Créon, ce n’est qu’une loi humaine. Elle n’a aucune valeur à côté de la justice divine. […]. Subir la mort n’est pas une souffrance. C’eût été une souffrance si mon frère n’avait pas de sépulture».
Cet épisode de la tragédie d’Antigone est très instructif pour comprendre la grandeur humaine. Une différence s’impose parfois sur le plan moral entre la loi particulière et la loi commune. En réalité, Antigone a fait le choix, légitime et moral selon elle, de la justice commune et sacrée contre la simple légalité, c’est-à-dire l’obéissance, voire la soumission aux lois particulières décrétées par son oncle Créon. Sa grandeur vient de ce qu’elle s’est conformée à la loi commune plutôt qu’à la loi particulière, illégitime et immorale à ses yeux.
Mais, contrairement à Antigone, certains individus préfèrent, eux, se réfugier derrière l’obéissance aveugle aux lois afin d’échapper à leurs responsabilités. Ce fut le cas d’un officier membre du parti nazi, Adolf Eichmann, responsable de la logistique de la Solution finale et chargé de la déportation des Juifs vers les camps de concentration et d’extermination. H. Arendt va d’ailleurs retranscrire le procès d’Eichmann en tant que reporter pour le compte du The New Yorker. Quelle est la particularité d’Eichmann, demande Arent? Eichmann ne ressemble ni à un psychopathe violent ni à un monstre sanguinaire. C’est un homme bien ordinaire qui prétend avoir agi toute sa vie de manière exemplaire et dans la plus stricte légalité. D’ailleurs, aux juges qui lui rappellent sa participation active à la Solution finale du IIIe Reich, Eichmann répète qu’il n’a jamais tué et n’est pas responsable des décisions prises à l’époque par les hauts responsables.
S’élever au rang de l’humanité
Dans son analyse du procès d’A. Eichmann, Arendt va formuler le concept de «banalité du mal», soit une obéissance consciencieuse, mais dépourvue de réflexion face à des ordres donnés. À ses yeux, Eichmann n’était qu’un rouage d’une machine bureaucratique. Sa bassesse vient de ce qu’il avait perdu tout recul critique et n’était pas en mesure d’entendre la voix de la conscience morale. C’est précisément cela, la banalité du mal : consentir à des règlements et à des lois promulguées par un gouvernement autoritaire, et donc le soutenir. Ainsi, la question adressée à Eichmann n’était pas de savoir «Pourquoi avez-vous obéi?», mais plutôt «Pourquoi avez-vous donné votre soutien?»
Moral de cette histoire : faire son devoir de citoyen, c’est faire preuve de jugement, veiller à la dignité et au respect de l’humanité. Là se trouve la vraie grandeur humaine, celle qui incarne la qualité de l’humanité à sa plus haute intensité, c’est-à-dire universelle, et non pas simplement idiosyncrasique (du genre : je suis un grand homme).
L’expérience d’Eichmann n’est pas sans rappeler ce que disait Blaise Pascale : «la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable» (édition Lafuma, «Pensée 114»). La métaphore du «roseau pensant» nous fait comprendre que, si la conscience arrache l’homme à l’innocence du monde naturel, il connaît aussi par elle sa misère, sa disproportion à l’égard de l’univers et, surtout, le fait qu’il aura à mourir. Pour Pascal, la véritable grandeur se trouve à la fois dans l’humilité et dans la bonté face à l’ordre des choses et à la complexité du monde.
Mais c’est dans ses Trois discours sur la condition des grands (1670) que Pascal souligne les effets négatifs sur le plan moral et humain des grandeurs d’établissement, celles qui sont instituées sur le rang social, l’apparence et le goût du pouvoir. La fausse grandeur, dit Pascal, est en fait la grandeur de la distinction sociale, autrement dit la vanité, qui est l’opposé non seulement de la grandeur humaine et naturelle (qualités et talents), mais aussi de la grandeur spirituelle qui nous fait prendre conscience de la fragilité de notre condition. Celles et ceux qui incarnent cette grandeur spirituelle méritent considération et respect.
Glossaire – consciencieuse : appliquée