le Dimanche 19 janvier 2025
le Jeudi 5 Décembre 2024 15:04 Chronique «esprit critique»

Aimer son pays, une œuvre de passion et de raison

«Notre époque montre bien à quel point la recherche d’un équilibre entre l’identité nationale et le respect du droit est à la fois difficile et fragile», Étienne Haché. Photo : H_Cr. Jenny Pool - Wikimedia Commons
«Notre époque montre bien à quel point la recherche d’un équilibre entre l’identité nationale et le respect du droit est à la fois difficile et fragile», Étienne Haché. Photo : H_Cr. Jenny Pool - Wikimedia Commons
Un peu partout en Occident, et même au-delà, nous assistons à un retour du sentiment national. Celui-ci se présente souvent comme une réaction à un universalisme abstrait et est décrié comme tel pour ses excès en tous genres.
Aimer son pays, une œuvre de passion et de raison
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Ce texte constitue une révision d’une chronique publiée en janvier 2023 pour le compte du Franco.

En réalité, dans leurs manifestations les plus extrêmes, nationalisme et universalisme nous font perdre de vue l’essentiel : l’amour pour son pays. D’ailleurs, c’est tout juste si un tel attachement n’est pas devenu honteux et suspect, tant il incite à la distance plutôt qu’à l’estime et au respect. 

Aux Lumières, un penseur comme Jean-Jacques Rousseau a exprimé cet amour avec beaucoup de sincérité, de vigueur et de sensibilité romantique dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772). Selon lui, c’est l’amour du pays natal qui rend les hommes vertueux : «Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère l’amour de sa patrie, c’est-à-dire des lois et de la liberté. Cet amour fait toute son existence», dit-il. Lorsqu’on lit Chateaubriand et Lamartine, nous ressentons et comprenons également ce même lien invisible qui unit le cœur de ces grands écrivains à leur pays natal, ainsi que leur désir d’y retourner après leur mort.

Une aventure passionnante

On entend fréquemment des personnalités politiques déclarer leur patriotisme, même jalousement pour certains, comme une partie d’elles-mêmes. Mais la survivance, l’attachement au bien commun et la solidarité qu’implique le patriotisme renvoient également à une aventure de l’esprit et de la conscience. C’est un combat à la fois pour sa propre existence, pour celle d’autrui, les nôtres et ceux avec qui nous vivons en ce monde, et pour l’existence de son pays comme un tout collectif. Les trois combats ne font plus qu’un, car unis par des valeurs existentielles et spirituelles communes. 

C’est ce que soulignait déjà Montesquieu à son époque : «Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille, et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime» (Pensées, 1899). Voilà qui me paraît plus que jamais d’actualité et qui peut servir de contrepoids aux obscurantismes et aux dogmes de quelque nature qu’ils soient. 

Cruciale, vitale, la défense d’une identité nationale ne doit jamais faire oublier que nous sommes des êtres humains avant d’être de telle ou telle orientation politique ou d’une appartenance culturelle quelconque, laquelle n’est que le fruit du hasard. Nous sommes humains et nous devons penser avec notre humanité au lieu de nourrir les différences et les haines. S’il faut savoir être utile à sa nation, ce que martèle si bien le philosophe canadien de langue anglaise George Parkin Grant dans Lament for A Nation (1965), l’expérience historique montre que certains savent pleinement s’occuper de la détruire de l’intérieur. Sous diverses injonctions, alimentées et nourries par des idées politiques — farfelues pour certaines, terrifiantes pour d’autres —, puis désormais par les réseaux sociaux et par les fausses nouvelles, l’amour pour son pays peut très vite prendre une tournure tout à fait inattendue…

Contre l’enfermement

 En juin 1978, lors de la cérémonie de remise des diplômes aux étudiants de l’Université Harvard, l’écrivain et dissident russe, Alexandre Soljenitsyne n’hésita pas un seul instant : «si l’on me demande si je veux proposer à mon pays, à titre de modèle, l’Occident tel qu’il est aujourd’hui, je devrai répondre avec franchise : non, je ne puis recommander votre société comme idéal pour la transformation de la nôtre» (Le déclin du courage). Je sais ici toute la difficulté de la référence à Soljenitsyne, alors même que la Russie, sous l’emprise d’une dictature et d’un nationalisme haineux et sanglant, menace la survie de l’Ukraine et même celle des autres nations européennes. Je ne cite pas Soljenitsyne pour une condamnation post mortem, bien au contraire, mais afin de relever une contradiction qui nous guette tous à un moment ou à un autre. 

Aimer son pays, ce n’est pas seulement aimer une fraction de l’humanité (ses amis ou son clan) à l’exclusion des autres, à cause de leur orientation sexuelle par exemple, ni seulement aimer les femmes et les hommes de telle ou telle culture ou confession, encore moins préférer un parti politique qui est au service d’intérêts de classe. Cette contradiction est souvent perçue comme le propre des sociétés hermétiques ou traditionnelles. Mais elle n’est pas moins vraie dans un pays comme les États-Unis qui s’est longtemps défini comme une mosaïque culturelle prétendant servir d’exemple d’intégration au reste du monde (comme en témoigne la devise Novo Ordo Seclorum inscrite sur le billet du dollar américain).

   Aimer son pays, c’est d’abord aimer un tout global et uni. Or, cela n’est possible qu’en s’élevant justement au-dessus des contradictions et des divergences. Aussi étrange que cela peut sembler, en ces temps de révisionnisme, de déconstruction, de remise en cause des symboles nationaux et de relecture de notre histoire, le seul moyen d’y parvenir repose incontestablement sur une éducation digne de ce nom : la conscience historique, la culture de l’hospitalité, la tolérance, l’ouverture aux autres, la pensée critique, argumentative, dialogique, l’exercice du jugement; bref, tout ce qui permet de se construire comme citoyen au plein sens du terme afin de coopérer au sein d’un monde commun de références partagées; un monde qui nous précède donc toujours plus ancien que nous.

 La ruse de la raison…

La critique par Soljenitsyne de l’Occident, et tout particulièrement de l’Amérique à laquelle j’ai prêté attention, résonnera une décennie plus tard dans un écrit du philosophe américain Allan Bloom. Dans L’Âme désarmée (1987), Bloom déplore une nouvelle forme d’ignorance concomitante au déclin du devoir de transmission à la jeunesse américaine des grands principes historiques, spirituels et culturels qui ont fondé les États-Unis d’Amérique, et ce, au profit d’une culture libérale marquée par la contestation et la revendication. C’est comme s’il disait qu’afin de permettre à un citoyen d’aimer son pays, sa patrie, il faut d’abord lui permettre d’aimer son peuple, son passé et son histoire. On touche ici au sens même de la conservation dont parle Edmund Burke dans ses Réflexions sur la Révolution de France (1790), tout particulièrement lorsqu’il compare le droit des Anglais au «faux droit» des révolutionnaires de 1789. 

Certes, comme l’affirmait Hannah Arendt lors d’un échange épistolaire sur la judaïté et l’existence de l’État d’Israël avec son ami Gershom Scholem, qui lui reprochait une haine de soi, aimer son propre peuple peut toujours sembler suspect. Il n’en reste pas moins qu’afin d’aimer son pays, un premier détour est nécessaire, d’abord par les grandes œuvres de culture et par l’histoire. Ce cheminement ne peut être que positif. D’une part, pour ne jamais s’aveugler face aux horreurs et aux injustices commises par son pays, et d’autre part, pour renouveler au besoin l’amour pour sa partie (cf. sur ce point «Faut-il être fier de l’histoire de son pays ?», Courrier international, no 1772, 17-23 octobre 2024, p. 10). Les avantages qu’on en retire sont d’autant plus importants lorsque le peuple se déchire pour des causes qui ne vont peut-être rien lui apporter. La culture générale nous fait comprendre plus facilement que l’amour du pays se doit d’être plus nuancé. Il passe par l’unité, par un esprit raisonnable, par une volonté de survie, mais surtout par un destin commun. Cette volonté ne se caractérise pas toujours par des mots, mais par des actes qui les transforment, des actes parfois simples qui montrent que nous sommes faits pour vivre ensemble peu importe nos difficultés et nos différences. 

Dans son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784), un autre philosophe des Lumières, l’Allemand Emmanuel Kant, formule que l’«insociable sociabilité» peut conduire bien plus loin qu’à l’amour de la patrie, soit à une société des nations réglée constitutionnellement par le droit et la justice. Ce moment est la synthèse de l’amitié politique des Anciens (société fermée) et de la théorie moderne du contrat (société ouverte). D’ailleurs, dans le prolongement de Kant, un penseur comme Jürgen Habermas a même théorisé et développé le concept de «patriotisme constitutionnel» au niveau postnational et européen. Si nous sommes tout de même encore assez loin de l’idéal kantien d’une société des nations, nous avons cependant la possibilité de vivre dans une démocratie fondée en raison et en droit. Ce qui est un bien précieux et qui justifie amplement l’amour pour son pays. 

Notre époque montre bien à quel point la recherche d’un équilibre entre l’identité nationale et le respect du droit est à la fois difficile et fragile. Quand la fierté nationale n’est pas foulée au pied par un cosmopolitisme revendicateur et jobard, elle est récupérée par tous ces malfaisants politiques qui confondent patriotisme et nationalisme, et qui sont tentés par la suite de battre en brèche la dignité humaine et les droits fondamentaux. Si la stratégie s’avère payante politiquement, comme en témoignent les nombreux démagogues et populistes au pouvoir, ainsi que tous leurs imitateurs et clones aspirants au trône, les dégâts sont pourtant énormes à long terme, voire irréparables.

Glossaire – Malfaisant : Qui fait ou qui aime à faire du mal