Cette chronique est une version revue et augmentée d’une chronique publiée dans Le Franco en août 2020.
Mais l’établissement universitaire traverse une crise beaucoup plus profonde. Preuve en est que l’Université Laurentienne n’est pas morte. Elle réembauche et tente même de se redynamiser. Il en va ainsi des universités comme d’une entreprise soumise à la loi du marché. C’est la roue qui tourne : on fait table rase au besoin, puis on recommence de plus belle.
La véritable crise de l’université — si, bien sûr, ce terme convient — remonte à plusieurs décennies et s’est amplifiée avec la mondialisation vers la fin des années 1980. L’époque où l’idée d’université transcendait les savoirs est révolue. Désormais, c’est un lieu d’enseignement de masse axé sur la consommation des biens, des services et des savoirs. Un lieu où se côtoient également pouvoirs publics, industries et besoins sociaux, et qu’on nomme «société» ou «économie des savoirs».
Ces trois facteurs susmentionnés — fragmentation du savoir (1860-1950), revendications démocratiques (1960-1970) et ouverture aux marchés (1980-1990) — ont largement contribué à la fusion de «deux habitus opposés» que sont le pôle de l’enseignement et celui de la recherche. Si bien que l’université ne joue plus son rôle de promoteur de la vie citoyenne. De même, ce ne sont plus les savants et les chercheurs qui orientent la société, mais l’université qui doit s’adapter aux fluctuations économiques.
Un peu d’histoire
L’université que nous connaissons aujourd’hui est toute récente. Elle remonte en fait au 19e siècle, en Allemagne. Le projet de refondation proposé par Wilhelm von Humboldt («Sur l’organisation […] des établissements supérieurs […]», 1809) consistait à regrouper, avec le soutien de l’État, le développement de la science et la diffusion du savoir. Cette réforme deviendra la référence pour l’université anglo-saxonne. Mais cette fusion de l’enseignant-chercheur proposée par Humboldt dans la foulée de Fichte et de Schleiermacher n’était pas une évidence.
Presque à la même époque, John Henry Newman, fondateur de l’Université catholique de Dublin, s’opposa à une telle institutionnalisation de la recherche à l’université, estimant que l’enseignement des valeurs humanistes fait partie intégrante de la tradition universitaire. La perspective du cardinal Newman dans son Idée d’université (1852) est très proche de celle défendue auparavant par Condorcet. Pour celui-ci également, recherche et enseignement sont deux pôles opposés. Dans son «Second mémoire» sur L’instruction publique (1791), Condorcet explique que la fonction des sociétés savantes est d’abord de guider l’enseignant dans sa mission de former le citoyen.
Si le projet d’unité du savoir à l’Université de Berlin pouvait sembler réaliste et urgent après la défaite allemande d’octobre 1806, face à Napoléon Ier, en Prusse orientale, lieu de la prestigieuse Université royale de la Halle, cet idéal était pourtant appelé à devenir problématique avec le développement de l’enseignement supérieur aux États-Unis et l’effacement progressif de l’État. Les Land-Grant Colleges pour l’agriculture et les State Normal Schools pour la formation des enseignants voient le jour avec le Morrill Act de 1862. Entre 1881 et 1908, des formations en finance, en gestion et en médecine se développent avec la Wharton School of Finance, la Harvard Business School et la John Hopkins Medical School. D’autre part, entre 1930 et 1950, un vaste financement public destiné à la formation d’ingénieurs et de techniciens engage les universités dans un partenariat avec des agences privées (notamment les laboratoires de guerre : Lawrence Radiation, Argonne et Lincoln).
Dans La révolte des élites et la trahison de la démocratie (1996), Christopher Lasch souligne que cette orientation sélective, présente dans l’école américaine des années 1920, ne sera pas toujours à la faveur de l’égalité des chances. Ce qui laisse penser qu’il n’est peut-être pas aussi simple que le prétend Allan Bloom (L’âme désarmée, 1987) d’établir un lien entre les mouvements de contestation étudiants des années 1960 et l’effritement de la tradition des arts libéraux, laquelle survit toujours aux États-Unis grâce au mécénat. Du reste, lorsque l’enseignement supérieur devient polarisé, comme c’est le cas aujourd’hui, par l’extrême spécialisation — ce qui inquiétait déjà Humboldt —, il se forme alors des lacunes considérables en matière de culture générale et d’esprit critique (cf. Michel Freitag, Le naufrage de l’université, 1995).
L’uniformisation anti-universitaire
Toutes les évolutions récentes de l’université, qui sont explicables par la concurrence et le rendement — classements des universités, critères de la recherche, adéquation au marché du travail —, contribuent au conflit des facultés et aggravent les inégalités entre individus. De grandes voix de la vie intellectuelle américaine, telles que Martha Nussbaum ou encore Drew Gilpin Faust, ancienne présidente de l’Université Harvard, et le non moindre Noam Chomsky, n’ont pas hésité à dénoncer cet état de fait, estimant que la quête de l’excellence, les résultats et l’impact sont tout à fait contraires au développement d’un esprit civique.
Aux forces externes (politiques, socioéconomiques, technoscientifiques) avec leurs conséquences internes (suppression de postes, précariat, augmentation des frais de scolarité…) s’ajoute un «capitalisme académique» qui pèse lourdement tant sur le curriculum, sur la recherche que sur les décisions gouvernementales visant à adapter l’institution. En 1998, des études montraient déjà à quel point les universités canadiennes étaient gangrénées par cette idéologie mercantiliste (cf. Bulletin CIRST/ENVEX, février-mai : https://depot.erudit.org/bitstream/000758dd/1/000169pp.pdf).
Précisément, la Stratégie de Lisbonne et le programme de recherche Horizon 2020 qui, selon le Times Higher Education Supplement du 6 octobre 2016, a été un vrai gaspillage. Des subventions de recherche totalisant environ 1,4 milliard d’euros auraient tout simplement été rejetées.
Les développements les plus décisifs dans la crise des universités concernent la mise en œuvre de la «société du savoir» à l’échelle mondiale, avec ses slogans tels que : éducation tertiaire, université entrepreneuriale, éducation permanente, MOOC… Le livre phare qui théorise ce projet à travers l’OCDE, l’UNESCO et la Banque mondiale est The New Productions of Knowledge (1994). L’auteur Michael Gibbons soutient que l’émergence d’un nouveau mode de production des savoirs (1970) aurait radicalement reconfiguré l’utilité des sciences depuis l’ancien mode de la science pure (Mode 1). Pour caractériser le Mode 2, le livre reprend le modèle de la «triple hélice» (université, entreprise et État) théorisé en 1990 par Loet Leydesdorff et Henry Etzkowitz.
Le point culminant de cette reconfiguration de l’université dans l’économie de la connaissance sera la première Conférence mondiale sur l’enseignement supérieur à l’UNESCO (5-9 octobre 1998), avec pour pièce maîtresse du colloque L’Enseignement supérieur au XXIe siècle préparé par le même M. Gibbons pour le compte de la Banque Mondiale en 1994. Alors secrétaire général de l’Association des universités du Commonwealth, ce dernier en profita pour exposer une fois de plus ses thèses sur la production des savoirs.
Une perte de sens
L’économie du savoir sera intégrée en 2000 comme vision programmatique de l’Union européenne (voir encadré) et exportée dans les pays émergents. Elle consacre un modèle universitaire différencié et hyperspécialisé, qui plus est diversifié et, de ce fait, conforme à une économie compétitive et mondialisée, mais plus que jamais instable et en proie à des difficultés chroniques de financement nécessitant des restructurations permanentes. D’où la complexité de la crise de l’université et ses nombreux paradoxes.
La crise dont il est question ici n’est pas uniquement l’œuvre de décisions académiques et politiques, mais le fruit d’orientations imposées par le marché et la mondialisation. Loin d’en rire ou de pleurer, un jeune penseur, le regretté Bill Readings (Dans les ruines de l’université, 1994), invite plutôt à se demander ce qu’il reste de l’université comme lieu du savoir et surtout comment continuer d’y vivre.
Ni monolithique ni concevable d’après le modèle idéologique de l’entreprise, l’idée d’université est toujours possible — c’est aussi l’avis de Jürgen Habermas — tant que la culture générale, indispensable à la jeunesse pour affronter le 21e siècle, sera défendue, et ce, principalement dans les structures universitaires à dimension humaine où les sciences et les humanités vivent encore dans le respect de la diversité et le souci du bien commun.
Glossaire – Dimension humaine : Où l’homme est mis en avant de manière harmonieuse