Assistons-nous à des symptômes d’une «fatigue démocratique» en Occident?
Comment ne pas emprunter cette expression révélatrice à Arjun Appadurai, anthropologue indo-américain, lorsqu’on observe les phénomènes politiques, sinon inédits du moins de retour, dans les vieilles démocraties… et j’ai nommé : la montée des mouvements populistes et extrémistes, la polarisation et la fragmentation politique, la défiance envers les institutions démocratiques, l’instabilité gouvernementale et les crises politiques.
En centrant ses dernier et prochain congrès autour de l’autocratie, l’Association internationale de science politique confirme ainsi ce que les différents indices de démocratie nous signalaient déjà depuis les dernières années : la croissance inquiétante des régimes autoritaires, lesquels augmentent plus vite que le nombre de régimes démocratiques, lui-même en régression.
«D’hier à demain»
Que veut dire cette période de notre histoire politique, dont plusieurs d’entre nous ont la chance d’être témoins? Plusieurs choses. Celle qui me vient immédiatement à l’esprit est une sorte de transformation des paysages politiques traditionnels. Autrement dit, ne sommes-nous pas en train de vivre une période charnière de notre civilisation faite de la transition ou du passage d’un ancien monde, que les générations d’hier et même d’aujourd’hui ont eu du mal à cerner, vers un nouveau que nul ne peut encore moins prédire?
Cette transition s’accompagne d’un certain nombre de phénomènes, déjà évoqués, conjugués par un ensemble de facteurs concomitants : l’affaiblissement des partis historiques, la montée des mouvements populistes, la fragmentation accrue du spectre politique, la difficulté à former des majorités stables… et le chapelet peut s’égrener davantage.
Et l’Afrique dans tout ça, pourrait-on s’interroger? Ce n’est pas les médias traditionnels qui nous donneraient une réponse juste ou l’heure en temps réel, préoccupés qu’ils sont par le sensationnel… Ici, l’Afrique de l’Ebola ou de la mpox est plus vendeur (en termes d’audimat ou de lectorat) que celle du Dr Mukwege au Congo (RDC), comme si la délégation ukrainienne qu’il a reçue en septembre 2024 avait «perdu le nord»/l’honneur…
Pour ceux et celles auxquels cela avait échappé, en visite à l’Hôpital de Panzi (en RDC), une délégation ukrainienne composée de représentants gouvernementaux, des services sociaux et d’organisations de la société civile, s’y était rendue dans le cadre d’un programme pluriannuel de la Fondation Mukwege visant à renforcer les capacités de l’Ukraine à fournir un soutien complet aux survivants de violences sexuelles liées aux conflits.
Pendant ce temps, certains commentateurs de la politique en Afrique braquent leurs projecteurs sur les 94,65% des voix obtenues par le président algérien sortant, Abdelmadjid Tebboune, réélu en septembre 2024 ou sur les 90,69% des voix obtenues, en octobre 2024, par Kaïs Saïed, réélu pour un second mandat en Tunisie. Comme si les scores électoraux, furent-ils «poutiniens», étaient nécessairement caractéristiques d’une Afrique frauduleuse.
L’Afrique d’aujourd’hui et de demain
Pourtant, au moment où la «vieille Europe», pour reprendre une expression devenue célèbre en 2003, alors que Donald Rumsfeld, ancien secrétaire à la Défense des États-Unis, désignait ainsi les pays européens, notamment la France et l’Allemagne, qui s’opposaient à l’invasion de l’Irak… pendant que ces vieilles démocraties, disions-nous, s’interrogent sur les recettes pour sauver le modèle démocratique, vilipendé de l’intérieur par ceux/celles-là mêmes qui sont supposés en être les promoteurs et les protecteurs, l’expression «comme il s’agit de l’Afrique, alors business as usual» ne tient plus la route! Par-delà les «troisièmes mandats», il y a un tas de raisons de parler dorénavant de ce continent autrement.
Si l’année 2024 a été témoin d’une actualité politique intense du point de vue de l’Afrique (déboires de la diplomatie française dans la région, affaiblissement de la CEDEAO menacée par l’émergence de l’AES, soit l’Alliance des États du Sahel, etc.), une actualité mérite toute notre attention. Je vais en fait parler de la Namibie, de l’Afrique du Sud, du Ghana, du Sénégal et je garde la liste très conservatrice. Quoi qu’il en soit, cette énumération est déjà impressionnante pour nous aider à «panser notre pensée» sur/de ce continent.
Si vous ne connaissiez pas la Namibie, vous devrez peut-être apprendre à découvrir ce pays qui a le mérite d’avoir marqué un tournant historique en élisant, en décembre 2024, et dès le premier tour, sa première femme présidente, Netumbo Nandi-Ndaitwah, âgée de 72 ans, alors que, dans les vieilles démocraties, les femmes ont encore de la difficulté à percer le plafond de verre malgré l’immensité de leur potentiel et de leurs atouts.
Si vous avez toujours considéré le Sénégal comme une nation politiquement stable, vous ne vous trompez pas, puisque le pays l’a encore prouvé en 2024 en élisant, à 44 ans, le plus jeune président de l’histoire du pays en la personne de Bassirou Diomaye Faye. Cette expérience est d’autant plus historique qu’il s’agit du premier candidat de l’opposition à remporter l’élection présidentielle sénégalaise dès le premier tour depuis l’indépendance du pays en 1960! Toute une leçon pour certaines vieilles démocraties qui ont du mal à se passer de leurs gérontocrates, compromettant ainsi la succession des élites politiques.
Pour ceux et celles qui n’ont d’autres souvenirs de l’Afrique du Sud que l’apartheid, les inégalités ou la corruption, une autre image de ce pays est «en téléchargement», comme dirait l’autre… Pour la première fois dans l’histoire du pays post-apartheid, en effet, l’ANC a perdu sa majorité absolue, l’obligeant à vivre l’expérience de gouvernement de coalition. Comme quoi, l’instabilité gouvernementale n’est pas l’apanage de certains pays occidentaux, même si la France de la dernière année ou le Canada des trois dernières années environ auraient souhaité éviter des mariages contre nature, voire incestueux, pour conserver leur pouvoir…
En restant sur le terrain des parallélismes, une autre personnalité rentre dans l’histoire en Afrique. L’ancien président John Dramani Mahama fait son retour à la magistrature suprême au Ghana après sa défaite en 2016. Il devient ainsi le premier ancien président du Ghana à être réélu après un inter-mandat en dehors des rênes du pouvoir. On se souviendra d’ailleurs de cette année 2016 comme celle où Donald Trump surprit le monde en se hissant au sommet des États-Unis, dribblant les pronostics, même les plus sérieux! Le Ghana démontre ainsi qu’il n’est pas nécessaire d’envahir ou de saccager les institutions de l’État au motif que les résultats des élections n’ont pas été en notre faveur…
L’Afrique n’est pas si mal partie…
Quatre ans de pause dans l’opposition, ça passe vite! Ça éduque! Une telle parenthèse peut même être vertueuse, pouvant suffire à vous rendre aimable, fréquentable, voire courtisable, quelque détestable et haïssable qu’ait été votre image durant la campagne électorale… Suivez mon regard! Vous l’aurez compris : sur les États-Unis de Trump, tout le monde se trompe facilement! Sur l’Afrique, généralement aussi…
Revenant à ce continent, justement, le bilan démocratique de 2024 est une preuve à charge contre René Dumont de 1962, nous autorisant à admettre, au contraire, que l’Afrique n’est pas si «mal partie», si l’on considère de surcroît les victoires remportées par l’opposition au Botswana, à l’île Maurice, dans la république autoproclamée du Somaliland (corne de l’Afrique), soit cinq transferts pacifiques de pouvoir au profit de l’opposition la même année! On le voit, l’Afrique change; notre regard sur elle le devrait aussi!