Titulaire d’un doctorat de sciences politiques de l’Université Paris-Panthéon-Assas (Paris II), Charlie Mballa est professeur adjoint en science politique au Campus Saint-Jean (CSJ) de l’Université de l’Alberta, où il enseigne depuis 2017.
Faute de retrouver la force des sentiments d’hier et l’enthousiasme des premiers moments, on fait chambre à part; on mange chacun de son côté; on ne regarde plus dans la même direction. Le «je t’aime, moi non plus» a cédé la place à un pragmatique «qu’est-ce que tu m’apportes exactement?», tandis que chacun des partenaires d’hier essaie de regarder ailleurs.
À l’heure où le libre-échange est remisé au placard des idées démodées et où chacun semble autorisé à compter ses petits profits à court terme, voire à flirter avec qui il veut, les deux nations redécouvrent ce que signifie être simplement «voisins» plutôt que «âmes sœurs» : une évolution aussi brutale qu’inévitable dans un monde où la doctrine du néoréalisme politique semble recevoir de nombreux suffrages, au grand dam d’une mondialisation heureuse désormais rangée au rayon des contes de fées diplomatiques. Dans une telle atmosphère de méfiance et de défiance, le «retour sur soi» se conjugue avec le «repli sur soi», parfois au terme d’un exercice d’introspection au cours duquel on fait le point sur son réseau d’amis.
C’est ainsi que le Canada, tel un adolescent délaissé par son meilleur ami devenu soudain populaire, réalise qu’il est grand temps d’étoffer son capital social et jette désormais des regards langoureux sur le continent africain, une région qui fait l’objet de toutes les convoitises, et ce, depuis la création du monde! Comme quoi, comme dirait l’autre, c’est en temps de crise qu’on est inventif… Et, comme en Afrique, on ne rend pas visite à quelqu’un les mains vides, le «pays de l’érable» vient de concocter une bonne recette qui, espère-t-on, saura plaire au continent «à fric». «La stratégie du Canada pour l’Afrique : un partenariat pour une prospérité et une sécurité partagées» est son nom. Essayons d’y voir clair.
Une consolation des damnés?
Face aux douloureuses piqûres tarifaires administrées par son voisin américain, le Canada, tel un conjoint délaissé, cherchant désespérément à raviver la flamme, s’est soudainement découvert une passion brûlante pour le continent africain. Cette stratégie africaine, révélée en plein contexte de crise, ressemble étrangement à ces manœuvres classiques de rupture amoureuse : «Regarde comme je m’amuse sans toi!» L’Érable national, las d’être l’éternel faire-valoir de l’aigle américain, tente maintenant de séduire de nouveaux partenaires à l’autre bout de l’océan – une diversification aussi stratégique que prévisible pour un pays qui découvre, avec l’effroi d’un adolescent largué par SMS, les dangers d’avoir mis tous ses œufs économiques dans le même panier (nord-)américain.
L’ironie veut que l’Afrique, de son côté, soit également en pleine crise existentielle relationnelle, cherchant elle aussi à s’émanciper des étreintes parfois étouffantes de ses partenaires traditionnels. Un ballet diplomatique se dessine donc, où deux acteurs en quête d’indépendance se tournent l’un vers l’autre, moins par amour fou que par calcul géopolitique bien pensé – une romance de convenance à l’ère du néoréalisme international.
La scène est tellement inhabituelle qu’elle attire l’attention des curieux, soucieux de comprendre vertigineusement ce qui se trame: le Canada peut-il vraiment jouer les chevaliers servants face au dragon chinois qui courtise déjà l’Afrique à grands coups de yuans ou face à l’ours russe qui, sous le masque trouble de Wagner, une assurance-vie garantie par une modique rançon en ressources naturelles? Cette stratégie n’est-elle pas qu’un pansement sur l’ego canadien meurtri par ses échecs à l’ONU? Quel goût notre feuille d’érable nationale aura-t-elle dans les papilles tumultueuses des instabilités africaines, lesquelles pourraient entamer la saveur traditionnelle de nos droits humains sur la protection desquels la réputation du Canada a été longtemps bâtie? Autant d’interrogations existentielles auxquelles nous ne pourrons répondre ici, faute de place et probablement de certitudes, mais qui montrent à quel point cette «stratégie africaine» sera observée, voire scrutée pour faire mentir ceux et celles qui veulent déjà l’assimiler davantage à une thérapie post-rupture qu’à un plan méticuleux longuement mûri.
S’ancrer en Afrique, après avoir perdu le nord
Ottawa promet de nouvelles ambassades – ces petits îlots de sol canadien où l’on pourra déguster du sirop d’érable tout en parlant affaires – et des «envoyés spéciaux», ces émissaires chargés d’expliquer aux Africains que le Canada est de retour. Le clou du spectacle? Un «nouveau mécanisme d’engagement de la diaspora», une façon élégante de dire «nous comptons sur les Africains du dehors et les Canadiens du dehors» afin d’expliquer à leurs cousins que «le Canada et l’Afrique ont besoin de vous» pour sceller leur nouvelle alliance.
Sur le plan économique, le Canada déploie tout un arsenal de séduction digne d’un film romantique : une «mission commerciale de haut niveau» et la création d’un «pôle commercial pour l’Afrique», une sorte de hotline économique où l’on pourra composer le 1 pour les minéraux rares, le 2 pour l’agriculture et le 3 pour entendre, encore une fois, pourquoi les Canadiens sont tellement plus sympathiques que les Américains.
Le soutien à la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) et la négociation des accords sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE) sont la cerise sur le gâteau diplomatique, une façon pour le Canada de susurrer à l’oreille de l’Afrique : «Vois-tu, contrairement à certains, nous croyons en tes projets…» Un message subtilement adressé aux États-Unis qui, depuis leur perchoir de première puissance mondiale, pourraient bien commencer à réfléchir sur l’opportunité de reconduire ou de ne pas reconduire l’African Growth and Opportunity Act (AGOA), dont l’échéance est prévue pour septembre 2025.
En définitive, la nouvelle stratégie canadienne pour l’Afrique marque un tournant dans la politique africaine de l’Érable national. Exit le temps où le Canada envoyait des Casques bleus et des sacs de riz pour soulager sa conscience postcoloniale? Place désormais à une approche décomplexée où l’on admet enfin que l’intérêt économique est le véritable moteur des relations internationales? Cette transition de l’humanitaire à l’utilitaire pourrait-elle se faire sans grincer quelques dents idéalistes à Ottawa?
Dans son jeu de séduction géopolitique, le Canada semble s’être réveillé par deux chants du coq. La mélodie du premier véhicule les paroles de Henry John Temple, troisième vicomte Palmerston, homme d’État britannique du dix-neuvième siècle d’après lequel «nous n’avons pas d’amis ou d’ennemis permanents. Nous n’avons que des intérêts permanents et notre devoir est de les suivre». Les paroles du deuxième sont inspirées d’une sagesse populaire : «Il vaut mieux avoir plusieurs partenaires de danse, surtout quand votre cavalier habituel commence à vous marcher régulièrement sur les pieds». La place que le Canada occupera sur la piste de danse géopolitique est à ce prix!
Glossaire – Susurrer : Dire quelque chose à quelqu’un à voix basse, dans un murmure, un chuchotement.