le Vendredi 13 juin 2025
le Jeudi 12 juin 2025 17:48 Chronique «Pan d'Afrique»

Entre traditions ancestrales et symbolisme moderne : le rôle politique des monarchies revisité

«Un roi au Canada et en Afrique, qu’est-ce que cela représente-t-il?» Charlie Mballa nous éclaire. Photomontage d’Andoni Aldasoro avec des images de Dan Farrell et Steve Johnson - Unsplash.com
«Un roi au Canada et en Afrique, qu’est-ce que cela représente-t-il?» Charlie Mballa nous éclaire. Photomontage d’Andoni Aldasoro avec des images de Dan Farrell et Steve Johnson - Unsplash.com
Le 21e siècle, en dépit de son attachement affiché aux valeurs démocratiques, reste peuplé de figures monarchiques. Certaines trônent dans les palais européens, d'autres dans les chefferies africaines, aux fortunes et considérations variables. Et pourtant, leur rôle dépasse souvent le protocolaire.
Entre traditions ancestrales et symbolisme moderne : le rôle politique des monarchies revisité
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Titulaire d’un doctorat de sciences politiques de l’Université Paris-Panthéon-Assas (Paris II), Charlie Mballa est professeur adjoint en science politique au Campus Saint-Jean (CSJ) de l’Université de l’Alberta depuis 2017.

La récente visite du roi Charles III au Canada, par-delà les considérations de géopolitique nord-américaine, nous invite à reconsidérer, sous un angle comparatif, la place que les monarchies peuvent encore occuper dans les régimes politiques modernes. 

Un roi au Canada et en Afrique, qu’est-ce que cela représente-t-il? Que signifie réellement la visite d’un monarque sans puissance, à côté d’une puissance sans couronne, pour reprendre Gilles Duceppe, l’ex-chef du Bloc québécois? Essayons d’y voir clair.

Être présent, sans être écrasant…

Cette première visite du nouveau «Chef de l’État» canadien depuis son couronnement s’est déroulée sous le signe du protocole, de la mémoire et d’une diplomatie feutrée. Pourtant, les questions soulevées autour de cette visite sont nombreuses – notamment celle relative au rôle de la monarchie britannique dans un contexte et dans un Canada désormais plus que soucieux d’affirmer sa souveraineté politique et son ipséité socioculturelle.

Pourquoi conserver une monarchie en apparence purement symbolique? Quelle utilité démocratique peut avoir une figure royale sans pouvoir réel? Pour une certaine opinion, la monarchie nous ferait du tort si le poids de ses pouvoirs nous empêchait d’exister par nous-mêmes et de fonctionner librement. Le fait qu’elle se soit vidée de sa substance au fil de l’histoire politique et constitutionnelle du Canada n’est pas une mauvaise chose finalement, tant qu’on peut s’en servir pour rectifier le déséquilibre des forces à l’égard de notre puissant et désormais envahissant voisin… 

Qu’elle eût été utilisée à tort – pour ceux et celles qui estiment que le Canada n’a pas besoin d’un monarque non résident pour dire à un voisin menaçant qu’il est souverain – ou à raison – pour cette opinion pour laquelle la mobilisation du rattachement et de l’appui monarchiques a donné l’occasion de réaffirmer la souveraineté canadienne et l’identité constitutionnelle distincte du pays –, cette monarchie constitutionnelle occidentale offre un miroir fascinant aux traditions royales africaines, révélant des parallèles inattendus entre légitimité traditionnelle et gouvernance moderne.

Le roi Charles III lors du discours du Trône le 27 mai dernier. Photo : Archives RÉSEAU.PRESSE – Capture d’écran – CPAC

En Afrique, continent dans lequel l’État moderne cohabite aussi bien avec les monarchies souveraines (Maroc, Lesotho, Eswatini) qu’avec les royaumes et/ou chefferies traditionnels (présents dans de nombreux pays), cette institution est l’excroissance d’une tradition de présence royale comme affirmation identitaire. Autant la visite de Charles III au Canada vient servir de rempart symbolique contre les forces centrifuges, qu’elles soient géopolitiques ou culturelles, les rois africains préservent leurs traditions face au modèle d’État occidental (un «État importé») et aux pressions mondiales à saveur universalisatrice voire homogénéisatrice. 

Servir de pont entre deux rives

En examinant, avec beaucoup de recul, l’héritage royal en Afrique, on est amené à faire cet effort de regarder devant soi, tout en se souvenant d’où l’on vient. Contrairement à une lecture souvent hâtive, la royauté n’a jamais totalement disparu du paysage politique africain. Ici, rois, chefs coutumiers et autres autorités traditionnelles conservent un rôle actif, bien que transformé, dans la gestion des affaires locales. 

Ces figures, héritières d’un pouvoir précolonial parfois millénaire, ont survécu à la modernisation coloniale, puis à la centralisation étatique postindépendance. Leur légitimité ne repose pas sur des élections, mais sur les traditions, les usages, les coutumes, bref sur la reconnaissance sociale, la mémoire historique, l’ancestralité, et surtout, la capacité à incarner une stabilité dans un contexte souvent marqué par la volatilité politique. 

Bien plus, s’ils ne disposent d’aucun pouvoir législatif ou exécutif officiel dans la plupart des cas, ils jouent un rôle social indéniable. Ils sont très souvent appelés à porter plusieurs casquettes : médiateurs dans les conflits communautaires, gestionnaires des terres, dépositaires des valeurs culturelles, relais de l’État dans des zones rurales. Lorsque certains citoyens dans ces zones ont le sentiment de ne pas voir l’État, ils ont la chance de côtoyer quotidiennement les rois et chefs traditionnels, parfois perçus comme plus accessibles et crédibles que les autorités élues.

Bien que leur légitimité soit menacée ici ou là, notamment face aux manœuvres de cooptation, de récupération ou d’instrumentation de la part de certains représentants de l’État, la survie des monarchies traditionnelles a déterminé le fonctionnement de l’État africain contemporain et justifie un mode de gouvernance particulier: une gouvernance hybride. Ainsi, dans certaines régions, la parole du chef prime sur celle du représentant de l’État; certains actes coutumiers ont même prépondérance sur les actes civils organisés et «consacrés» par l’État et ses représentants. 

Conjuguer résilience et service 

Les monarchies qui perdurent, qu’elles soient africaines ou occidentales, partagent une capacité remarquable d’adaptation. Le Royaume du Maroc en offre un exemple saisissant : Mohammed VI a su moderniser l’institution monarchique tout en préservant ses fondements traditionnels, naviguant habilement entre réformes démocratiques et prérogatives royales. 

De même, la monarchie britannique a survécu aux secousses de l’histoire en acceptant de restreindre progressivement ses pouvoirs tout en conservant son rôle symbolique. La visite de Charles III au Canada ne relève plus de l’exercice d’une autorité coloniale, mais incarne désormais les résidus d’un pouvoir royal oscillant entre déliquescence institutionnelle et immanence symbolique. Le roi n’y vient plus en maître, mais en représentant d’une solidarité post-impériale, liant des nations souveraines par un héritage historique commun.

L’avenir semble appartenir aux monarchies qui embrassent une conception renouvelée de leur rôle : un rôle non plus de domination, mais de service, non plus de privilège, mais de responsabilité. La visite canadienne de Charles III, symbole de solidarité plus que d’autorité, préfigure peut-être cette monarchie de l’avenir : présente sans être pesante, respectée sans être crainte, utile sans être indispensable. Un examen de conscience sociale et historique auquel nous invitent les royautés africaines dans leur diversité…

Glossaire – Ancestralité : Pensées et décisions basées l’héritage culturel, historique et biologique transmis par les ancêtres