Le temps et l’argent sont les nerfs de la guerre pour la recherche francophone en milieu minoritaire, souvent menée par des experts ayant également une charge de cours. Pour surmonter les nombreux défis qui se présentent en la matière, la collaboration entre établissements postsecondaires semble incontournable. Des initiatives ont déjà vu le jour, comme un manuel scolaire d’introduction à la politique canadienne, créé par et pour les francophones en milieu minoritaire.
Ericka Muzzo –Francopresse
À l’occasion du deuxième atelier des États généraux sur le postsecondaire en contexte francophone minoritaire, cinq spécialistes de la question se sont exprimés sur les défis rencontrés, les stratégies actuellement mises en place et sur les moyens qu’ils souhaiteraient voir déployés pour améliorer les conditions dans les domaines de «L’enseignement, la formation et la recherche en contexte francophone minoritaire».
«L’Université de Hearst a besoin d’évoluer au sein de communautés épanouies. Nos communautés francophones excentrées vivent des défis qui sont préoccupants pour nous et pour d’autres ; la population francophone est en décroissance, notre population est encore très, très homogène en comparaison avec celle des plus grands centres par exemple, le marché du travail connait une pénurie criante de main-d’œuvre, on a besoin d’attirer des immigrants», a rappelé Sophie Dallaire, directrice générale du Groupe InnovaNor, un organisme «parapluie réunissant les centres d’intégration des acquis (CIA) de l’Université de Hearst».
Aux yeux des panélistes, les établissements postsecondaires ont un rôle clé à jouer pour surmonter ces obstacles.
Jean-Pierre Bergevin, professeur de psychologie à l’Université de Hearst, ajoute qu’au Centre régional de recherche et d’intervention en développement économique et communautaire (CRRIDEC) d’InnovaNor, «ce sont beaucoup des recherches appliquées. […] On a besoin de recherches sur le terrain, d’études de cas», défend-il.
Il souligne qu’au cours des trois dernières années, les chercheurs d’InnovaNor ont effectué «un nombre important de recherches pour venir en aide aux communautés. Surtout quand on vit en milieu excentré, les communautés doivent être vivantes. Il faut mettre ensemble nos ressources, et l’Université de Hearst s’efforce énormément, à travers InnovaNor, de s’associer à des initiatives de développement communautaire à travers la recherche-action».
L’Université de Hearst a également instauré des stages de formation en milieu de travail dans tous ses programmes. «Ça s’avère des expériences tout à fait importantes pour les étudiants, surtout au premier cycle», assure Jean-Pierre Bergevin.
Un manuel par et pour les franco-minoritaires
De côté de la Colombie-Britannique, le professeur agrégé de l’Université Simon Fraser Rémi Léger a codirigé le manuel scolaire Le Canada dans le monde : Acteurs, idées, gouvernance, paru en 2019 aux Presses de l’Université de Montréal.
«Mes collègues et moi avons réalisé que nous étions tous confrontés au même défi : l’absence de manuels de cours adaptés pour les étudiants francophones hors Québec. […] Donc ce qu’on a fait, c’est qu’on a décidé de créer notre propre manuel», relate-t-il.
Le projet a réuni 33 experts basés dans une douzaine d’universités, principalement au Canada, mais aussi à l’international. Au total, 25 chapitres de 5000 mots composent le manuel.
«Le public cible, c’était des francophones en milieu minoritaire à l’extérieur du Québec. On parle de politique canadienne, de politique internationale, mais le focus n’est pas sur le Québec», indique Rémi Léger.
À l’Université Simon Fraser, le manuel est utilisé dans quatre cours de sciences politiques et un cours d’histoire.
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Isolement et manque de valorisation
Au niveau de la recherche, Rémi Léger identifie trois principaux défis : l’isolement, la difficulté de recruter des assistants de recherche et le manque de valorisation des recherches francophones dans la communauté anglophone.
«Je suis dans un département de 22 professeurs, nous sommes trois qui enseignons en français. Mes collègues anglophones ne connaissent pas du tout le monde universitaire francophone – ses instituts de recherche, ses chercheurs, ses approches qui sont parfois distinctes, ses revues», note Rémi Léger.
«Quelques-uns de mes collègues trouvent que ce qui n’est pas publié en anglais, ce n’est pas sérieux, mais pour la plupart ce n’est pas du mépris ; c’est plutôt une méconnaissance du monde universitaire francophone», ajoute-t-il.
L’un de ses souhaits — même s’il estime qu’il «rêve en couleurs» — serait que la recherche en français soit davantage valorisée par ses homologues anglophones. Il souhaiterait notamment voir le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) agir à ce sujet et souligne que l’Acfas «peut faire et fait un certain travail depuis quelques années».
Quant à la difficulté de recruter des assistants de recherche, Rémi Léger résume en riant que «ce n’est pas facile de convaincre un étudiant ou une étudiante de venir faire une maitrise ou un doctorat sur la francophonie canadienne en anglais à l’Université Simon Fraser». Pour contourner le problème, le professeur travaille davantage avec des étudiants au baccalauréat, adaptant les tâches à leur niveau de connaissances.
Depuis quelques mois, il indique tout de même avoir réussi à recruter un étudiant au doctorat, un finissant du Campus Saint-Jean à Edmonton : «Sérieux, ça me réchauffe le cœur de pouvoir collaborer avec un collègue et un coauteur qui est sur place et qui va être sur place pour les quelques prochaines années.»
Enfin, l’isolement est une réalité vécue par plusieurs membres du corps professoral, en particulier lorsqu’ils œuvrent loin des grands centres. La collaboration entre établissements postsecondaires permet «de se sentir moins seul», note Rémi Léger.
«Il ne faut pas sous-estimer l’importance des conférences, des colloques, des journées d’étude. Le fait de pouvoir se rassembler pour une ou deux journées est excellent. […] C’est un genre de carburant pour moi», conclut-il.
Manque de temps et d’argent
Au cœur des multiples défis évoqués par les chercheurs se trouvent deux axes principaux : le temps et l’argent.
«Si on avait temps et argent, ça serait un monde merveilleux. Je pourrais aller faire de l’innovation pédagogique dans ma salle de classe, du réseautage, je pourrais faire le lien entre mon étudiant qui va devenir un acteur dans l’économie de notre province puis le garder dans notre province», résume Yvette Bérubé, enseignante en affaires Collège communautaire du Nouveau-Brunswick (CCNB).
Au cours des 15 dernières années, le gouvernement fédéral a ouvert des programmes de financement de la recherche spécifiquement dans les collèges. «Depuis, il y a eu un essor considérable [de la recherche] dans plusieurs collèges au Canada», observe Nathalie Méthot, directrice du Bureau de la recherche et l’innovation (BRI) au Collège La Cité.
Elle note qu’il s’agit de recherche plus appliquée que dans les universités : «Développement de prototypes, amélioration de produits, des portées commerciales. Il y a aussi l’aspect “innovation sociale”, mais le financement est beaucoup plus limité.»
La directrice déplore toutefois que l’écart se soit creusé entre les divers établissements, le Québec arrivant souvent en tête de liste du classement des revenus en recherche puisque la province finance les initiatives de recherche appliquée au collégial, «ce qui est très peu le cas ailleurs au Canada et ce qui est pratiquement inexistant en Ontario en ce moment», souligne Nathalie Méthot.
Elle souhaiterait voir davantage de collaboration en recherche, une plus grande importance accordée au rôle des collèges en recherche appliquée et davantage de mobilité interprovinciale pour le personnel de recherche.
Yvette Bérubé estime pour sa part que «le talent et les compétences des enseignants et enseignantes sont forcément sous-exploités en raison de charges beaucoup trop élevées» et souhaiterait que ces spécialistes puissent avoir davantage de temps à consacrer à leurs recherches.
Finalement, Sophie Dallaire de l’Université de Hearst souhaiterait que les indicateurs de rendement soient revus «pour qu’on s’intéresse moins à des données absolues, en nombre de diplômés et d’inscriptions, et plus à des données plutôt relatives, qui permettent d’évaluer l’impact qu’on a pour les petites communautés de langues officielles en situation minoritaire».
Le troisième atelier des États généraux aura lieu le mercredi 24 novembre et aura pour thème «Collaborer pour innover».
Francopresse est le partenaire médiatique officiel des États généraux sur le postsecondaire en milieu francophone minoritaire.