Le projet de loi C-18, déposé le 5 avril par Pablo Rodriguez, assure que les géants du Web comme Facebook et Google rétribueront les médias canadiens dont ils utilisent le contenu. Le texte, inspiré du modèle australien, encadre les ententes et les négociations entre médias et géants du Web, dont certaines ont été conclues jusqu’à présent au cas par cas, sans règlementation.
La nouvelle Loi sur les nouvelles en ligne donnerait aux médias de 6 à 12 mois pour s’entendre sur le partage des revenus avec les géants du Web, à défaut de quoi le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) pourra intervenir en arbitrage.
Google ou Facebook encourent jusqu’à 15 millions $ d’amende par jour si le CRTC juge que l’entente n’est pas respectée de manière répétée.
L’intervention du CRTC remise en question
Le CRTC a reçu 8,5 millions $ de la part du gouvernement fédéral pour créer un régime règlementaire de gestion de l’utilisation du contenu journalistique par les géants du numérique.
Le manque d’expérience et d’expertise du CRTC en la matière inquiète toutefois les experts, qui estiment pour l’heure que l’organisme n’est pas apte à se poster en arbitre.
Des critères «trop restrictifs»
Le projet de loi C-18 prévoit l’option de négociation collective pour les plus petits organes de presse, ce dont se réjouit François Bergeron, président de Réseau.Presse.
Cet organisme compte parmi ses membres 24 journaux communautaires qui desservent les communautés francophones en situation minoritaire du Canada. Francopresse évolue également sous l’égide de Réseau.Presse, bien que sa salle de nouvelles en soit indépendante.
François Bergeron voit d’un bon œil le fait que Google et Facebook ne doivent pas seulement négocier avec de grands groupes de presse, «mais aussi négocier collectivement avec de plus petits joueurs médiatiques, communautaires, autochtones et, on présume, issus des communautés de langues officielles minoritaires».
Le projet de loi ne comporte cependant pas de détails ou de développement sur les médias des minorités. Le texte évoque simplement la diversité sous le prisme des «langues, les groupes racialisés, les collectivités autochtones, les nouvelles locales et les modèles d’entreprise».
Pour accéder aux négociations, Patrimoine canadien impose certains critères visant à définir quel média est admissible au financement par les géants du Web. François Bergeron estime que la négociation collective que permettrait la nouvelle loi est sapée par ces critères «trop restrictifs».
«Plusieurs de nos journaux fonctionnent avec des partenaires qui ne sont pas forcément des journalistes à temps plein, ou avec des pigistes, donc ça ne tombe pas dans leurs critères», pointe-t-il.
Les critères imposés aux médias
Le projet de loi précise qu’une entreprise de nouvelles peut bénéficier du régime si elle est désignée comme une organisation journalistique canadienne qualifiée (OJCQ) en vertu du paragraphe 248(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu et si elle «produit du contenu de nouvelles qui est axé principalement sur des questions d’intérêt général et qui rend compte d’évènements actuels, y compris la couverture des institutions et processus démocratiques, et, à la fois :
• elle emploie régulièrement au moins deux journalistes au Canada,
• elle exerce des activités au Canada, notamment des activités de révision et de conception de contenu,
• elle produit du contenu de nouvelles qui n’est pas axé principalement sur un sujet donné, comme des nouvelles propres à un secteur particulier, les sports, les loisirs, les arts, les modes de vie ou le divertissement.»
Le contenu de nouvelles ne doit pas non plus viser à «promouvoir les intérêts d’une organisation, d’une association ou de leurs membres, ou à rendre compte de leurs activités».
Des négociations plus faciles pour les grands médias
Pour François Bergeron, ces critères démontrent «le fait que le gouvernement privilégie les grosses organisations de presse depuis très longtemps. Ça se voit notamment dans l’immense appui du gouvernement à Radio-Canada, qui est l’une des entités qui vont avoir le droit de négocier avec Facebook ou Google, même s’ils sont déjà subventionnés par le gouvernement».
«Le cœur de cette affaire est la perte des revenus publicitaires vers ces géants. Radio-Canada ne dépend pas [des revenus publicitaires]. Nous, oui», poursuit le président de Réseau.Presse.
D’après lui, c’est «une drôle d’idée» que Radio-Canada soit inclus dans le projet de loi, dans la mesure où C-18 est censé procéder à un rééquilibrage des lois du marché.
Manque de ressources
Le son de cloche est similaire du côté de l’Alliance des radios communautaires du Canada (ARC du Canada). Pour Simon Forgues, directeur des communications, le projet de loi «couvre les besoins» au sein du réseau des radios communautaires, sauf sur le plan de la négociation. Comme les journaux communautaires, plusieurs stations ne satisfont pas aux critères imposés.
Simon Forgues remarque aussi que les «petits médias sont assez peu équipés pour lire le contrat [qui comporte] des clauses juridiques élaborées par des armées avocats qui travaillent pour Facebook ou Google».
«Mais peut-être que l’union fait la force, reprend-il. Si l’ARC du Canada avait 10 ou 12 stations qui rencontraient les standards, on pourrait éventuellement s’assoir avec Facebook et Google dans l’espoir de décrocher quelque chose au bénéfice de tous nos membres qui rencontrent les standards. Mais ça va être difficile», estime-t-il.
Les médias qualifiés ne crient pas encore victoire
À l’inverse, les organismes de presse ayant obtenu la désignation OJCQ voient le projet de loi d’un bon œil, notamment parce que C-18 permet la négociation collective avec Facebook et Google.
Pour Sylvain Poisson, directeur général d’Hebdos Québec, c’est «l’accomplissement de travaux de notre part, qui avaient commencé avec Steven Guilbeault» alors que celui-ci était ministre du Patrimoine canadien.
Hebdos Québec est membre de Médias d’Info Canada, qui représente des centaines de journaux au Canada.
Sylvain Poisson ne veut toutefois pas crier victoire tant que les négociations ne seront pas conclues, même si la quasi-totalité des membres de Médias d’Info Canada sont des OJCQ et sont donc admissibles aux négociations : «On ne connait pas la finalité du projet de loi et on ne sait pas la teneur de l’entente que l’on passera, quel montant, etc.», souligne Sylvain Poisson, qui suivra le dossier de près.
Brenda O’Farrell, vice-présidente de la Quebec Community Newspapers Association (QCNA), reste aussi très attentive. Comme chez Médias d’Info Canada, ce ne sont pas tous les membres de QCNA qui détiennent la désignation OJCQ.
La vice-présidente indique être «inquiète» pour les plus petits organes de presse : «Une subvention de 1 000 $, c’est important pour un petit journal. Pour un réseau de journaux comme Postmedia Network [un groupe de presse canadien basé à Toronto, NDLR], c’est une petite goutte. Je suis inquiète que la réalité dans les petites entreprises ne soit pas intégrée à la vision du gouvernement. Les plus petits médias sont les seuls qui entrent dans les petites villes ou communautés, d’un bout à l’autre du Canada. Ce n’est pas le cas de Radio-Canada ou de Postmedia.»
Elle ajoute : «Pour ceux qui n’ont pas de département de négociations avec des multinationales, s’impliquer dans des négociations est une barrière. On ne connait pas les détails et ça nous préoccupe.»