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L’«anti-wokisme» et le racisme antinoir

L’«anti-wokisme» et le racisme antinoir
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Jérôme Melançon est professeur agrégé en études francophones et interculturelles ainsi qu’en philosophie à l’Université de Regina. Ses recherches portent notamment sur la réconciliation, l’autochtonisation des universités et les relations entre peuples autochtones et non autochtones, sur les communautés francophones en situation minoritaire et plus largement sur les problèmes liés à la coexistence. Il est l’auteur et le directeur de nombreux travaux sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, dont «La politique dans l’adversité. Merleau-Ponty aux marges de la philosophie» (Metispresses, 2018).

Loin de ses origines dans les communautés noires aux États-Unis et de sa reprise au moment des mouvements Black Lives Matter, l’idée de demeurer en éveil, ou woke, a récemment reçu une connotation péjorative. Ce retournement de l’idée contre les demandes qui s’y rattachent n’est pas inoffensif ni innocent: il continue une tradition de racisme antinoir et de refus du démantèlement des structures qui portent ce racisme partout dans nos sociétés.

Francopresse – Jérôme Melançon

Le journaliste Elijah C. Watson décrit les origines du terme «woke» à Harlem, là où une renaissance spirituelle, artistique et politique avait lieu dans les années 1960. Cette renaissance, ou cet éveil, était une prise de conscience, mais également une célébration des personnes et communautés noires, et l’expression d’un amour pour celles-ci.

Être woke, c’est cette conscience; c’est aussi le fait pour les personnes noires de comprendre ce que leurs ancêtres ont vécu, l’histoire de l’esclavage et de leur résistance.

«Être woke, c’est cette conscience ; c’est aussi le fait pour les personnes noires de comprendre ce que leurs ancêtres ont vécu, l’histoire de l’esclavage et de leur résistance.»

C’est ce que l’autrice-compositrice-interprète Erykah Badu avait aussi en tête lorsqu’elle a enregistré la chanson «Master Teacher» de la musicienne Georgia Anne Muldrow, chantant «I stay woke» ou plus tard affichant son soutien au groupe russe dissident Pussy Riot.

Pour elle, être woke, c’est le désir et le besoin de rester éveillée à ce qui a lieu autour de soi afin de garder l’espoir, mais aussi d’éviter le pire des brutalités et violences dirigées contre le groupe auquel on appartient.

Le mot «woke» a également été repris par certaines figures du mouvement Black Lives Matter comme une manière d’encourager l’activisme malgré la répression policière du mouvement.

Retourner la critique contre elle-même

Comme Georgia Anne Muldrow l’explique à Watson, la plupart des gens qui sont wokes en ce sens ne se disent pas wokes. Il s’agit d’une aspiration plutôt que d’une identité ou sa défense.

À la suite de l’émergence des mouvements des communautés noires, l’idée d’une menace woke s’est étendue en réponse aux autres mouvements pour la justice sociale.

Les personnes aujourd’hui qualifiées de wokes par ceux et celles qui se présentent comme anti-wokes sont simplement des personnes qui critiquent différentes formes de discrimination et remettent ainsi en question l’ordre en place. Celles, autrement dit, qui refusent de rester à la place qui leur a été assignée.

L’usage actuel du mot «woke», et surtout lorsqu’il s’agit d’un supposé «wokisme», s’inscrit dans une longue lignée de retournement des discours critiques afin de les discréditer. Il s’accompagne souvent d’accusations de racisme anti-blanc, qui est une autre manière de reprendre et renverser les discours qui critiquent les structures sociales. Autant de manières d’ignorer la critique.

Ce retournement est particulièrement fréquent en relation aux idées et mouvements des Noirs, comme l’explique l’auteur Michael Harriot.

Ce dernier donne l’exemple de l’expression «Black Power» retournée en «White Power» et la création de mouvements pour empêcher le changement que les organisations noires cherchent à apporter.

C’est aussi ce qui a lieu lorsque des francophones (québécois, mais pas seulement) se défendent d’être racistes, comme l’explique le chercheur Philippe Néméh-Nombré: ils se montrent comme opprimés, reprennent les mots et la position des Noirs et des peuples autochtones pour faire valoir leur oppression, et cachent ou nient leurs propres manières d’opprimer autrui.

Une question de racisme systémique

Ces retournements et cet anti-wokisme sont évidemment différents des débats et des critiques à propos des stratégies à adopter.

La différence est que ces réactions aux critiques et aux revendications de personnes noires et de mouvements anti-racistes participent à une logique raciste, avant tout parce qu’elles servent explicitement à maintenir les structures du racisme qui sont critiquées et visées pour une transformation sociale.

Je fais référence ici au racisme systémique, celui qui dépasse les intentions et les actes individuels et dont les effets sont mesurables.

Les idées et les pratiques racistes sont présentes, imbriquées, reproduites dans les structures sociales tout comme dans les institutions comme les universités ou les hôpitaux.

Il est certainement possible d’agir pour éviter de les reproduire soi-même, mais cela n’empêche aucunement d’y être exposé constamment ni même d’y participer. Toute personne, peu importe sa position et sa manière d’être racialisée, cherchera une manière d’y répondre, ou non.

Reconduire ou combattre le racisme

Le racisme n’a pas à être présent dans les intentions ou à être explicite, en pleine conscience, pour passer dans nos gestes et paroles.

Les idées et les discours politiques ont une capacité à se détacher de leur point d’origine – ici, la réaction aux mouvements d’émancipation des Noirs – tout en se rattachant à d’autres questions et débats, à d’autres réalités vécues. Au final, il devient possible de se faire servir un discours politique sans en connaitre les dynamiques.

En adoptant un discours, nous jouons le jeu de ceux et celles qui l’ont élaboré – nous devenons leurs allié·es.

S’il y a un héritage des Lumières, héritage qu’on réclame souvent en dénonçant le wokisme, c’est bien celui d’examiner les idées avant de les adopter et d’examiner ses propres idées.

«S’il y a un héritage des Lumières, héritage qu’on réclame souvent en dénonçant le wokisme, c’est bien celui d’examiner les idées avant de les adopter et d’examiner ses propres idées.»

C’est d’ailleurs cette idée des Lumières qui est a été utilisée pour parler d’Erykah Badu en 2019 (il y est question directement d’enlightenment).

L’artiste elle-même explique que demeurer éveillée signifie pour elle : «porte attention à tout, ne t’appuie pas sur ta propre compréhension ou celle des autres, observe, évolue, élimine les choses qui n’évoluent plus.»

Cela n’a rien à voir avec le fait de juger les autres, même si elle-même accepte d’être critiquée et au besoin d’ajuster sa position, comme elle le fait dans l’entrevue en question.

Ce désir de porter un jugement, cette position moralisante, fait partie des premières étapes d’un éveil, mais n’en est pas le but.

Et pour Erykah Badu, l’idée d’un amour inconditionnel pour autrui permet d’écouter les critiques et de se critiquer soi-même, de trouver la différence entre ce qu’on veut continuer de penser et ce que l’on devrait repenser au nom de cet amour, de ce respect pour autrui.