Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « polémique et philosophique ».
Toujours là, ma francophonie, quatre siècles plus tard. Établie depuis le 24 juin 1604, jour où le royannais Pierre Dugua de Mons fonda une colonie sur l’Île Sainte-Croix. Expérience difficile, paraît-il, qui n’a pas empêché ceux que nous qualifions toujours de colonisateurs de se fixer l’année suivante à Port-Royal (Annapolis). L’Acadie était née.
Qu’ils soient de l’Île-du-Prince-Édouard, du Nouveau-Brunswick ou d’ailleurs, au Québec, en Alberta, en Louisiane et dans le monde, tous les Acadiens se reconnaissent dans cet acte fondateur. Curieux contraste par la suite… Davantage une pérégrination qu’une épopée. En réalité, ce n’est pas tant le moment fondateur qui est érigé lors de combats et dans l’adversité que le destin tragique de tout un peuple, entretenu parfois jusqu’à la nausée. Acadien d’origine, j’ai beau m’interroger, me convaincre… Ne serait-il pas toutefois plus judicieux de recouvrir cette partie sombre du grand livre acadien ?
Comme l’a si bien dit le philosophe Friedrich Nietzsche (Considérations inactuelles,1874), le travail de mémoire est peut-être nécessaire, mais l’oubli l’est tout autant. Rationalisant notre relation au passé, tel un véritable tri sélectif, l’oubli agit contre une conscience nostalgique, commémorative et, de ce fait, abusive, laissant de côté tout ce qui peut troubler l’existence.
Une quête d’identité entre mémoire et oubli
Mais ce n’est pas aussi simple. Entre 1605 et aujourd’hui deux événements historiques n’en finissent plus de hanter et d’obséder les mémoires : la Déportation (l’exil de 1755), soit le sentiment d’abandon et de perte, ainsi que le retour ou plutôt l’errance, l’existence sans lieu fixe. En Acadie, c’est ainsi que la quête d’identité et de reconnaissance (« Qui sommes-nous ? ») — la franco-phonie — s’est toujours manifestée et transmise : par un mélange de regret, sorte de rejet (haine de soi), et d’appartenance collective, c’est-à-dire une fierté que la force intérieure et le vouloir-vivre exhaussent constamment, comme dans un chœur de chant.
C’est dans cette contradiction que j’ai grandi, au Nouveau-Brunswick, dans la péninsule acadienne, au sein d’une famille nombreuse, non loin de Tracadie dont je garde un tendre souvenir. Je me dis souvent que la jeunesse et l’élite acadiennes d’aujourd’hui n’ont cure d’un tel état d’esprit. L’individualisme est passé par là également et avec lui une transformation des mœurs qui rendent ce genre d’expérience intérieure superficielle; mis à part, peut-être, dans le milieu artistique, littéraire et poétique, quand il ne sombre pas trop dans la pédanterie.
Quand la presse écrite et certains locuteurs en treillis se vautrent auprès des lecteurs et qualifient odieusement le Premier ministre Blaine Higgs de « dictateur », personne ne s’offusque. Lorsque certaines icônes et dignitaires acadiens, toujours soucieux de briller publiquement et assoiffés de notoriété, reçoivent les honneurs de la province tout en décriant l’unilinguisme du gouvernement, tous applaudissent. Je ne parle pas ici d’un Michel-Vital Blanchard, encore moins d’une Antonine Maillet ou d’un Gérald Leblanc. Ces personnages de renom, qui ne furent pas toujours des idoles en leur pays ou acclamés par la communauté universitaire acadienne, possèdent un mérite qui fait défaut à une partie de l’élite actuelle : une philosophie de l’existence. Vital-Blanchard est sans doute resté un esprit combattant. Le poète Leblanc n’est plus des nôtres, malheureusement, mais sa poésie résonne encore au-delà de Moncton. L’œuvre de madame Maillet incarne toujours cette contradiction qui nous a tant permis d’avancer comme peuple sur le chemin de la dignité, de la culture et des droits.
Il existe sûrement des ténors acadiens pour estimer que l’histoire a fait son œuvre, que les temps ne sont plus à ressasser le passé, une nostalgie aigre et que sais-je encore. Mais ce n’est pas non plus d’une pensée en porte-à-faux dont l’Acadie a besoin afin de maintenir vivante sa francophonie. D’aucuns imaginent bien qu’une structure de pensée, complètement au-dessus du vide, sans support immédiat, avec pareille puissance de gravité, ne peut tenir trop longtemps. Elle est vouée tôt ou tard à l’affaissement. Ceci est d’autant plus vraie dans une région du Canada comme l’Atlantique où les vagues déferlent au gré des marées et des tempêtes.
Que nous est-il permis d’espérer ?
Ce dont nous avons cruellement besoin, c’est de répondre à des questions urgentes : Comment voulons-nous vivre ? Comment continuer d’exercer des choix dans notre façon d’accueillir et d’intégrer le changement sans renoncer à notre identité ? Quelle relation souhaitons-nous avec la communauté anglophone ? Ces questions sont inséparables.
Si l’on considère que la communauté rurale anglophone du Nouveau-Brunswick éprouve un questionnement similaire, ce dont je crois profondément, cela changerait-il quelque chose ? Parions que oui. Les deux communautés ne peuvent surmonter l’incompréhension qu’à ces conditions.
L’univers anglophone est certes majoritaire, mais à la différence de l’Acadie il est traversé par une secousse sismique profonde qui coïncide avec l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center. Cette secousse a provoqué de graves fissures qui n’ont pas toutes été colmatées depuis. Ce qui permet aux radicaux libres, voire à des transfuges de circuler et de s’immiscer discrètement dans l’appareil de parti. Pourra-t-il en guérir ? Vu de l’extérieur, encore dix autres années de calvaire, au moins.
L’Acadie n’a pas été épargnée ces dernières années par l’adoption d’un mode de vie décomplexé. Le déplacement progressif des populations du pays d’est en ouest, motivé par la survie et le refuge dans les ressources naturelles, a aggravé le tissu socioéconomique local, cœur de la francophonie acadienne ; tout comme il semble avoir fragilisé le sentiment d’une fierté nationale. À tel point que nous en sommes à imaginer des agglomérations municipales sous financées comme celle de Tracadie-Sheila; de grands ensembles qui appauvrissent davantage les petites communautés par des taux d’imposition et des taxes exorbitantes. La levée du drapeau acadien le 15 août à Caraquet peut-elle encore donner du sens à une jeunesse traversée par le doute et des craintes.
Les leaders politiques acadiens ne sont pas exempts de reproches depuis 1987. Il est à souhaiter que leurs contradictions n’entravent pas nos voies d’avenir et ne freinent pas notre volonté de tisser de nouveaux liens avec la communauté anglophone dont nous avons cruellement besoin pour exister.