Celles et ceux qui s’occupent d’ainés en situation de dépendance sont au bord de l’épuisement depuis le début de la pandémie. Pour les proches aidants francophones en situation minoritaire, bénéficier de soutien dans leur langue maternelle peut se révéler un parcours du combattant.
Marine Ernoult –Francopresse
Il y avait 7,8 millions d’aidants naturels au pays en 2018 selon Statistique Canada. Autrement dit, environ un Canadien sur quatre âgé de 15 ans et plus soutient régulièrement un proche dont l’autonomie est diminuée par une maladie, un handicap ou l’âge.
Déjà important, ce nombre est amené à croitre au gré d’un vieillissement de la population qui accroit la fréquence des maladies neurodégénératives.
Il existe une grande diversité de situations et de vécus. Alors que la plupart des Canadiens consacrent moins de 10 heures par semaine à leurs responsabilités d’aidant, 15 % y consacrent de 10 à 19 heures et 21 %, 20 heures ou plus, rapporte encore Statistique Canada.
Certains vivent avec la personne dépendante, tandis que d’autres viennent la visiter le plus souvent possible, voire passent leur temps au téléphone à gérer différents problèmes.
Les proches aidants ont toutefois un point commun : celui d’avoir vu leur quotidien chamboulé lorsque ce nouveau rôle leur a été attribué. Les sacrifices, nombreux et difficilement mesurables, se sont multipliés sur les plans financier, professionnel, médical et social.
Plusieurs finissent d’ailleurs par s’isoler, leur santé physique et mentale se dégradant à petit feu.
«Ma vie est comme entre parenthèses»
À l’Île-du-Prince-Édouard, Noëlla Richard raconte la solitude qui s’est abattue sur elle lorsqu’elle a commencé à s’occuper de sa mère, il y a neuf ans. Depuis, l’Acadienne et son frère se relaient pour prendre soin de la nonagénaire, restée à son domicile, souffrant de démence et de graves problèmes de mobilité.
«Ç’a changé ma vie sociale, je ne peux plus sortir comme je veux. Il faut toujours être avec elle, la nourrir, faire attention à ses médicaments, témoigne-t-elle. Je dois remettre à plus tard mes projets personnels, ma vie est comme entre parenthèses.»
Noëlla Richard décrit aussi son épuisement : «Ça joue sur ma santé mentale, je ne prends pas souvent du temps pour penser à moi.»
Mais pas question pour autant de se laisser aller : «C’est une bonne satisfaction d’accompagner ma mère dans le dernier chapitre de sa vie, on respecte son souhait de ne pas aller en foyer», confie-t-elle.
Ce genre d’histoire, Suzanne Dupuis-Blanchard en entend régulièrement. La professeure à la Faculté des sciences de la santé et des services communautaires de l’Université de Moncton et directrice du Centre d’études du vieillissement (CEV) souligne que les femmes sont davantage susceptibles de faire des sacrifices pour appuyer un proche : «Généralement âgées de 50 à 60 ans, elles continuent de travailler tout en s’occupant de leurs parents fragilisés et de jeunes adultes encore à la maison.»
L’épreuve de la pandémie
Les dispositifs d’aide ne sont pas toujours à la hauteur. En 2018, toujours selon Statistique Canada, un tiers de celles et ceux qui s’occupaient de personnes en situation de dépendance étaient insatisfaits du soutien reçu.
Le droit au répit, les prestations financières ou les soins à domicile existent, mais dans les faits, ils ne sont pas systématiquement utilisés, car les démarches pour y avoir droit sont trop compliquées.
«C’est un système assez lourd pour des individus peu familiers des services sociaux, explique Suzanne Dupuis-Blanchard. Surtout, les proches n’aiment pas avouer leurs faiblesses et tiennent le coup jusqu’à ce qu’une crise éclate.»
Pour les proches aidants francophones en situation minoritaire, c’est la double peine : «Il est plus difficile d’accéder à de l’information et à des conseils en français, et il faut attendre plus longtemps pour bénéficier de services», regrette Annie Robitaille, professeure à l’École interdisciplinaire des sciences de la santé (ISHS) de l’Université d’Ottawa.
À ces difficultés s’est brutalement superposée la crise sanitaire, quand les professionnels de la santé intervenant à domicile ont cessé de venir et que les programmes de répit ont été mis sur la glace.
«C’était un fardeau supplémentaire ; les proches aidants ont dû effectuer des tâches dont ils n’ont pas l’habitude, réaliser des actes, médicaux notamment, habituellement effectués par des professionnels, souligne Annie Robitaille. Ç’a pu être source de tensions, détériorer les relations.»
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La langue, un stress supplémentaire
Noëlla Richard confirme avoir vu sa charge s’alourdir.
«Les quelques heures de soins hebdomadaires dont bénéficie ma mère ont été coupées les premiers mois, on a dû tout faire nous-mêmes. J’ai dû lui donner le bain, raconte-t-elle. C’était plus dur, je n’avais plus de temps pour souffler, plus grand monde ne venait la visiter.»
La peur de contaminer les ainés était également présente, observe Suzanne Dupuis-Blanchard : «Du jour au lendemain, c’était un dilemme éthique et émotionnel. Les familles ont dû s’organiser pour limiter les contacts, se voir uniquement à l’extérieur des maisons, livrer les repas sur le perron.»
Si les services à domicile et les programmes de répit ont été progressivement rétablis au fil des mois, il en a été tout autrement au niveau des foyers de soins et des centres d’hébergement de longue durée. Les familles se sont vues refuser l’accès à ces structures pendant de longs mois.
«Les appels téléphoniques ou vidéos, les visites à travers des fenêtres ne remplacent pas le contact humain. Les personnes âgées se sont enfoncées dans la solitude», déplore Annie Robitaille.
Suzanne Dupuis-Blanchard souligne pour sa part les inquiétudes des francophones en milieu minoritaire quant à la langue lorsque les soignants sont anglophones.
Reconnaitre le rôle essentiel des proches aidants
Cette séparation, brusque et imposée, a eu de lourds impacts sur la santé mentale des proches aidants.
«Leur détresse psychologique est immense. Ils sont victimes d’anxiété, de dépression, ils ont l’impression d’avoir manqué une année de vie de leurs parents déjà âgés», révèle Suzanne Dupuis-Blanchard, qui a mené une étude sur le sujet auprès de 17 familles néobrunswickoises.
L’universitaire tire la sonnette d’alarme sur les conséquences à long terme : «Une fois la COVID-19 derrière nous, on va oublier ce qui s’est passé alors que la détresse psychique ne va pas disparaitre. On doit se donner les moyens financiers et humains de la prendre correctement en charge.»
Suzanne Dupuis-Blanchard et Annie Robitaille, qui collaborent actuellement à une étude sur l’impact de la pandémie sur les aidants des ainés à domicile dans les communautés de langue officielle en situation minoritaire, appellent plus que jamais à reconnaitre le rôle essentiel des proches aidants.
«Ce sont des partenaires du corps médical, surtout à l’heure où il y a une pénurie de main-d’œuvre dans le secteur», plaide Suzanne Dupuis-Blanchard.
De son côté, Annie Robitaille suggère d’intégrer davantage les familles au parcours de soins : «La COVID-19 a mis de l’avant leur importance, mais il reste du chemin à faire. On doit maintenant adopter une approche différente ; les médecins, les infirmiers ne doivent pas prendre de décisions à la place des familles.»