Pour une deuxième année consécutive, le drapeau franco-albertain/queer flottera en juin à La Cité francophone, à Edmonton, afin de souligner le mois de la fierté. Cependant, les festivités prévues ce printemps revêtent une saveur particulière, tandis qu’un nombre croissant de manifestations jugées haineuses ont pris pour cible les membres de la communauté 2ELGBTQIA+ au cours des derniers mois, affirment des experts.
IJL – RÉSEAU.PRESSE – LE FRANCO
«Le lever du drapeau, ça peut sembler banal, mais ça a sa raison d’être… Ce que ça dit c’est : on existe, on a le droit d’évoluer comme toute autre personne de la société», avance Martin Bouchard, le responsable de l’administration et des communications du Comité FrancoQueer de l’Ouest (CFQO).
S’il ne se dit pas «aveugle» face au climat d’intolérance qui a récemment émergé dans la province et ailleurs au Canada, Martin se sent toutefois «rassuré» par l’ouverture d’esprit de la communauté francophone de l’Alberta.
«On a récemment organisé un autre [spectacle] de drags à Edmonton et il y a eu plein de monde, c’était un super beau moment. Mais c’est certain qu’on reste vigilant et c’est pour ça que la représentation pendant le mois de la fierté est importante», fait-il valoir.
La diversité sous tension
Les États-Unis, puis de grandes villes canadiennes comme Edmonton, Calgary et d’autres ont été témoins de la naissance d’un mouvement réfractaire à la différence. Qualifié d’«anti-drag» par certains experts, il a gagné en ampleur dans la dernière année.
Ses militants s’en prennent aux spectacles de drag queens, mais également à leurs activités de lecture de contes dans les bibliothèques municipales, qu’ils accusent de contribuer à la «sexualisation» des enfants.
En outre, des manifestations ont forcé l’annulation de plusieurs événements de la communauté 2ELGBTQIA+ à travers le pays, tandis que d’autres activités ont dû être organisées sous surveillance policière.
Face à la multiplication de ces rassemblements jugés «haineux», certaines municipalités agissent. La Ville de Calgary, par exemple, a pris des mesures drastiques en adoptant, en mars dernier, un règlement pour interdire les manifestations dans un rayon de 100 mètres autour des centres de loisirs et des bibliothèques.
Cette décision fait suite à l’arrestation et la mise en accusation d’un pasteur calgarien, Derek Reimer, pour des crimes motivés par la haine. Lors d’une altercation survenue en février pendant l’heure du conte animée par une drag queen à la bibliothèque Seton, l’homme avait proféré des insultes homophobes et transphobes à l’encontre des enfants présents dans l’assistance.
D’après le titulaire de la Chaire de recherche sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Martin Blais, les «groupuscules» responsables de ce mouvement anti-drag sont majoritairement conservateurs et perçoivent, à l’image du pasteur de Calgary, une menace dans la reconnaissance de la diversité sexuelle et de genre.
«C’est un groupe minoritaire de personnes dont les voix sont souvent amplifiées et qui refusent le changement et l’évolution normale de la science. Ils instrumentalisent la diversité […] à des fins politiques. Plus fondamentalement, il y a là un refus de changement et une valorisation de valeurs traditionnelles», explique-t-il.
Une arme discursive
Entre autres, les militants de droite sont reconnus pour utiliser le terme «grooming» lorsqu’ils font des déclarations contre les drag queens. Sans s’appuyer sur des études concrètes, ils affirment que les drags cherchent à convertir les enfants à l’idéologie du genre qui considère l’identité sexuelle comme une construction sociale plutôt que basée sur des facteurs biologiques. Certains militants croient aussi à tort que les drag queens manipulent et amadouent les enfants en vue de les abuser sexuellement.
Selon le sexologue et sociologue, ces accusations reposent sur des peurs complètement irrationnelles et non fondées. «Exposer les jeunes à la diversité, ça permet de développer leur empathie, leur flexibilité cognitive et leur ouverture au monde… Ça ne change pas leur identité et ça ne les sexualise pas», affirme-t-il.
Bradley Chalmers, le fondateur de Father’s Rights Edmonton et l’organisateur de plusieurs manifestations ciblant des spectacles de drag queens, a une opinion assez divergente. D’après lui, des frontières plus franches devraient être tracées entre les jeunes de moins de dix-huit ans et «tous les événements» qui risquent de les mettre en contact avec du contenu sexuel, et ce, même de manière indirecte.
«Tout le monde peut convenir que ce qu’on voit dans les spectacles “mainstream” de drags est très sexuel. Quand on prend quelque chose de sexuel, qu’on en fait une version diluée pour les enfants, on fait quand même du grooming. C’est de l’exploitation», explique-t-il. Après avoir assisté à un spectacle ou à une heure du conte, l’activiste craint que les jeunes fassent des recherches sur les drag queens et tombent sur des vidéos de nature sexuelle et donc inadéquates.
Pour répondre à cet enjeu, il aimerait voir le gouvernement interdire aux personnes mineures d’accéder à des événements mettant en scène des drag queens. «Laissons les jeunes grandir et décider ce qu’ils veulent être à la place de les exposer à ce genre d’événements», exprime-t-il.
À la blague, Martin Blais souligne, quant à lui, que l’exposition d’un enfant à une drag queen n’est pas différente de celle à un clown. «Tous les enfants ne veulent pas se transformer en clown pour le reste de leur vie parce qu’ils y en voient un à leur fête une fois par année. Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne et le raisonnement n’est pas différent avec les drags», avance-t-il.
Questionné sur le sujet, Gilbert Drapeau, une drag queen mieux connue sous son nom de scène Lady Tenderflake, encourage de son côté les détracteurs des lectures de contes à assister à une de ses représentations plutôt que de juger sans savoir.
«Quand je me présente dans une bibliothèque, le message que je veux donner aux enfants c’est : « découvrez le trésor que vous êtes et apprenez à accepter que les gens sont différents les uns des autres. Faites-le sans jugement. » Il n’y a aucun message sexuel là-dedans», analyse-t-elle.
Dans l’ombre de l’intolérance
Lors de ses activités sur scène, Lady T admet avoir été confrontée à des situations d’intolérance qui ont suscité en elle un sentiment général de crainte. Elle relate notamment une expérience récente lors des Dragging Youth Shows, une série de spectacles de drags organisés avec des jeunes dans une église communautaire d’Edmonton pour amasser des fonds pour des initiatives 2ELGBTQIA+. Au cours d’une représentation, des individus auraient tenté d’interrompre le spectacle.
«Ils ne sont pas nombreux, mais très bruyants», confie Lady T. «Ils disaient qu’on avait une salle comble de jeunes qui se déshabillaient sur scène et qu’il y avait de la consommation d’alcool. C’est complètement faux», ajoute-t-elle. Dans un autre incident, un groupe de militants aurait entouré un jeune de seize ans en fauteuil roulant et lui aurait crié des injures, alors qu’il essayait de se rendre sur les lieux pour participer au spectacle.
Le sexologue et sociologue Martin Blais voit dans ces actes «une déshumanisation totale des membres de la communauté [2ELGBTQIA+]». «On oublie souvent qu’au-delà des discours [haineux], il y a des personnes. C’est du vrai monde, des gens qui se promènent dans la rue, se font insulter, regarder croche ou au mieux ignorer», s’attriste-t-il.
Bradley Chalmers, lui, soutient que son mouvement contestataire n’a rien de violent ou de haineux. Les manifestations qu’il organise depuis janvier contre les Dragging Youth Shows se veulent pacifiques, affirme-t-il. «On ne veut pas que les gens se sentent menacés par notre présence. On veut simplement manifester notre désaccord envers ces événements. On cherche à être respectueux dans notre approche.»
Quant aux faits rapportés par Lady T, l’activiste mentionne qu’il ne peut pas s’avancer sur le sujet puisqu’il n’était pas présent sur les lieux de l’altercation. Cependant, il laisse entendre que les membres de la «culture woke» ont tendance à se sentir «facilement» menacés.
Depuis quelques années, le terme «woke» est utilisé par les militants conservateurs pour dénigrer ou ridiculiser les idées des personnes de gauche qui se portent à la défense de groupes minoritaires.
Bradley se demande surtout dans quelle mesure les Dragging Youth Shows peuvent nier avoir vendu de l’alcool lors de certaines de leurs représentations. Des témoins oculaires lui auraient en effet confirmé la présence d’alcool à au moins une reprise. «Ils ont changé leurs affiches promotionnelles maintenant, mais avant il était clairement indiqué que l’assistance aurait accès à un bar payant. Si ce n’est pas vrai qu’ils vendaient de l’alcool, pourquoi en ont-ils fait la promotion sur leurs affiches promotionnelles», interroge-t-il.
Notons qu’une affiche promotionnelle mise en ligne par les organisateurs de la série de spectacles en décembre comporte en effet la mention «bar payant». Cependant, d’autres affiches indiquent clairement que l’achat d’alcool est réservé aux personnes majeures et que la présentation d’une pièce d’identité est requise.
Passivité gouvernementale
Bien que le contexte d’intolérance soit limité à une minorité d’individus, Lady Tenderflake critique le climat politique qui permet aux militants de droite de manifester «en toute impunité». Selon elle, le manque d’engagement de la première ministre Danielle Smith sur cette question est inacceptable. «Le gouvernement actuel résiste de façon passive à la question, alors qu’il devrait dire que [les manifestations anti-drag] n’ont pas leurs places ici», affirme-t-elle.
Martin Blais partage cette préoccupation et déplore, lui aussi, le silence de la première ministre face aux actions des militants anti-drag. «En se taisant, ce que le gouvernement dit, c’est qu’il y a des catégories de citoyens qui ne méritent pas d’être protégés et pour qui on n’a pas besoin de prendre position. C’est grave», souligne-t-il. Selon lui, il est essentiel de continuer à sensibiliser la population aux enjeux 2ELGBTQIA+.
En revanche, Lady T fait remarquer avec humour que le climat d’intolérance a eu pour effet d’énergiser la population queer et de pousser ses alliés à réagir. «Nos spectacles se vendent à guichets fermés maintenant, c’est la conséquence hilarante de tout ça», raconte-t-elle en riant.
Si cette année le lever du drapeau est de moins grande envergure en raison de contraintes organisationnelles, l’événement qui se déroulera le 23 juin à midi devrait permettre à la communauté de se rassembler et de célébrer dans la «bonne humeur», mentionne Martin Bouchard.
En effet, explique-t-il, l’équipe du CFQO fait face à des effectifs réduits, ce qui l’oblige à organiser des activités «à la hauteur de [ses| moyens». De plus, en raison des élections provinciales qui auront lieu à la fin du mois de mai, certains partenaires habituels ont été moins présents cette année.
Malgré cela, il exprime son désir de créer une ambiance festive. «On va peut-être avoir une drag queen sur place et de la musique. Ce sera surtout un moment pour s’amuser», mentionne-t-il.
Il se dit également «très reconnaissant» que l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) soit à nouveau partenaire pour cette édition.
L’acroynyme 2ELGBTQIA+ est utilisé par le gouvernement fédéral pour désigner les personnes bispirituel.le.s, lesbiennes, gais, bisexuel.le.s, transgenres, queer ou en questionnement, intersexué.e.s, asexué.e.s et diverses orientations sexuelles et identités de genre.