Le choix de Gabrielle Audet-Michaud, journaliste
Les politiques colonialistes du gouvernement canadien et de l’Église catholique ont eu un impact dévastateur sur les structures sociales et familiales des peuples autochtones. L’établissement des pensionnats autochtones et l’imposition du système patriarcal en sont des exemples clairs. En conséquence, les femmes autochtones ont été dévalorisées et largement écartées des sphères décisionnelles. Cette marginalisation persiste encore aujourd’hui. Le savoir des ainées, lui, a été dénigré et la transmission intergénérationnelle quasi interrompue. Des langues se sont éteintes. Des cultures ont été affaiblies. En ce sens, les réflexions du pape François sur le rôle des grands-parents et de sainte Anne n’ont rien d’anodin. Cette analyse présentée par mon ancienne collègue Vienna Doell nous invite à réfléchir plus en profondeur sur le processus de guérison en cours et sur la nécessité de reconnaitre la sagesse des ainés et l’importance du rôle des femmes pour y parvenir.
Mardi 26 juillet 2022, près de 40 000 personnes sont réunies au stade Commonwealth pour écouter les mots du Saint-Père. Ce jour-là, dans son discours, il fait l’éloge du rôle des grands-parents. «Grâce à nos grands-parents, nous avons reçu une caresse de l’histoire qui nous a précédés : nous avons appris que la bonté, l’amour tendre et la sagesse sont les solides racines de l’humanité», prêche le souverain pontif.
Ce discours n’a rien d’anodin pour Emma Anderson. Professeure en études anciennes et en sciences des religions à l’Université d’Ottawa, elle est spécialiste des rencontres entre les autochtones et la chrétienté, en particulier le catholicisme romain.
«Je pense que c’est un choix délibéré du pape de se concentrer sur ces relations familiales qui guérissent», analyse la professeure Anderson. «Après 1920, l’Église et l’État ont fait en sorte qu’il soit illégal pour les autochtones d’élever leurs propres enfants», une arrogance déconcertante d’un pouvoir colonial «qui pensait mieux élever les enfants que leurs propres parents et grands-parents».
«Les écoles résidentielles ont eu de terribles retombées, mais l’une des plus graves est le dommage sur tissu familial», croit l’experte. On parle de conséquence «notamment sur la transmission intergénérationnelle de la langue, de la culture, de la spiritualité et le sentiment d’être proche et d’apprendre directement de personnes pleines de sagesse».
Alors que le pape fait référence, pour la première fois, à Sainte Anne, la grand-mère de Jésus, alors qu’il aborde l’importance de «parler à nos aînés et de prendre le temps de les écouter», il reconnaît implicitement les dommages causés par l’Église aux structures familiales autochtones. En ce sens, Emma Anderson maintient que «c’est la visite papale la plus importante au Canada».
La femme est l’Église
«Sainte Anne semble avoir été l’une des saintes catholiques qui a le mieux traduit la culture autochtone parce qu’elle est une aînée», explique avec enthousiasme Emma. Contrairement à plusieurs icônes féminines dans le catholicisme, Sainte Anne n’était pas jeune.
Là encore, rien d’anodin. Le pape François a centré son voyage au Canada autour du jour de la fête de Sainte Anne, célébrée le 26 juillet. Pour l’occasion, il visitait le Lac Sainte-Anne en Alberta. Deux jours plus tard, il était à Sainte-Anne-de-Beaupré au Québec.
«Le seul autre site d’importance consacrée à Saint Anne est en Nouvelle-Écosse où les Mi’kmaq tiennent une grande célébration», précise Emma.
Durant le pèlerinage au Lac Sainte-Anne, le pape a explicitement fait le rapprochement entre Sainte Anne et les peuples autochtones : «Au Canada, l’enculturation maternelle passe par l’intermédiaire de Sainte Anne, laquelle a su combiner la beauté des traditions et de la foi autochtone, tout en les façonnant avec la sagesse d’une grand-mère, qui est deux fois mère».
Les mots sont doux, mais ils ne sont pas sans rappeler que le système d’écoles résidentielles a mené directement à des inégalités et de la violence systémique envers les femmes et filles autochtones.
«L’église est une structure de pouvoir presqu’exclusivement masculine et pourtant, en termes de personnes qui vont à l’église, qui donnent, qui font tout le travail paroissial, qui font des dons, ce sont disproportionnellement des femmes», souligne la professeure. Selon elle, «le pape a dû parler de l’importance des femmes autochtones dans leur culture et leur société, mais aussi dans l’Église» afin de protéger ces laïcs majoritairement féminins.
Dans le contexte de sa visite, le message du Saint Père articulé autour de l’importance des aînés et des femmes ne surprend pas. Mais comment a-t-il été reçu? Comme une nouvelle insulte de l’église aux structures familiales et à l’égalité des femmes autochtones, ou à l’inverse comme des mots essentiels, pour revaloriser des femmes et des aînées si longtemps rejetées par l’Église?
Glossaire : Sagesse : Avoir une juste connaissance des choses