DOSSIER SPÉCIAL
Rencontres, ruptures et réconciliation : les relations franco-autochtones d’hier à aujourd’hui
Les liens entre la francophonie et les peuples autochtones en Alberta remontent à loin. La majorité des experts s’accordent à dire que le français a été la première langue européenne parlée sur le territoire. Entre alliances, tensions et ruptures profondes, ces relations ont joué un rôle clé dans l’histoire de la province. Ce dossier retrace leur évolution, des premières rencontres aux initiatives actuelles de réconciliation dans les écoles francophones et au sein de la communauté (retrouvez 4 articles dans nos pages).

Timothy P. Foran, conservateur de l’Amérique du Nord britannique au Musée canadien de l’histoire. Photo : Courtoisie
«Ce qu’on doit savoir, c’est que ces relations sont complexes. Ce n’est pas noir ou blanc. […] Mais si on veut vraiment accomplir la réconciliation, il faut comprendre cette histoire compliquée dans son contexte qui fait mal», analyse Timothy P. Foran, conservateur de l’Amérique du Nord britannique au Musée canadien de l’histoire.
L’essor du commerce de fourrure a d’abord amené une présence française au 18e siècle dans la région qui deviendra plus tard l’Alberta, raconte-t-il. Ces voyageurs, qui étaient pour la plupart analphabètes, ont laissé peu de traces. Leur histoire est majoritairement rapportée à travers les écrits de «l’élite protestante anglophone» qui les a côtoyés.
Malgré ce manque de sources historiques, plusieurs indices suggèrent que les relations entre les commerçants de fourrure francophones et les peuples autochtones de l’Ouest étaient «assez bonnes».
Entre autres, ces commerçants, qui venaient surtout de la grande région de Montréal, profitaient de la politique d’entreprise de la Compagnie du Nord-Ouest autorisant le mariage et la formation de familles avec les peuples autochtones. Ils ont donc établi plusieurs liens étroits avec ces derniers. «C’est ainsi qu’on peut retracer la genèse du peuple Métis [francophone]», résume le conservateur.
La première mention du fait français sur le territoire aujourd’hui connu comme l’Alberta est survenue en 1754. Les journaux de voyage d’Anthony Henday font mention d’une rencontre avec un certain French leader. «Est-ce qu’on l’appelle French leader parce qu’il parle français? Est-ce que c’est parce qu’il fait de la traite de fourrure avec les Français? Est-ce qu’il est lui-même l’enfant d’un mariage entre une femme crie et un commerçant de fourrure français? On ne connaît pas la réponse», explique Denis Perreaux, directeur général de la Société historique francophone de l’Alberta (SHFA).

Le père Albert Lacombe en compagnie de Crowfoot (à gauche) et de Three Bulls (à droite), deux hommes de la Confédération des Pieds-Noirs. Photo : Archives Glenbow, Université de Calgary
Un premier bouleversement
Les rapports entre les francophones et les peuples autochtones en Alberta ont commencé à se transformer avec l’arrivée des missionnaires franco-catholiques, qui ont établi leur première mission permanente aux abords du lac Saint-Anne, en 1842. Ces derniers comptaient s’appuyer sur la base catholique non officielle déjà présente dans l’Ouest – où les Métis pratiquaient une forme de catholicisme adaptée – pour étendre leur influence et rivaliser avec les missions protestantes.
Au départ, l’arrivée des missionnaires franco-catholiques en Alberta s’est produite dans une certaine «souplesse», explique Denis Perreaux, directeur général de la Société historique francophone de l’Alberta (SHFA). Plutôt que d’imposer immédiatement leur vision, les Oblats ont cherché à gagner la confiance des Autochtones en apprenant leurs langues et leurs coutumes. «Ça s’est beaucoup mieux passé auprès des peuples du Traité no 6. Les Cris, les Dénés et, bien sûr, les Métis [étaient] plus ouverts à ces relations que dans le sud, où les Pieds-Noirs [étaient] plus méfiants», analyse-t-il.
Cette souplesse s’expliquait en partie par le fait que l’Église catholique ne disposait pas encore de réels moyens de coercition. Ainsi, les missionnaires n’ont pas immédiatement interdit les pratiques spirituelles autochtones ni exigé l’abandon des langues locales au profit du français.
Toutefois, cette approche ne signifiait pas pour autant une acceptation des traditions autochtones. Les Oblats avaient reçu le mandat clair de «sauver les âmes des personnes non baptisées» et de «convertir les populations autochtones», mentionne l’expert. Ce fragile équilibre s’est d’ailleurs rapidement effondré avec la création de la Confédération du Canada en 1867.
«L’impératif de dominer le territoire a alors été mis de l’avant», souligne Denis Perreaux. Soutenus par l’État, les Oblats ont acquis les moyens d’imposer leur vision et ont peu à peu durci leur approche. La tolérance du début a laissé place à une volonté d’assimilation plus nette.
«Les Oblats ont alors tenté de transformer le mode de vie autochtone en imposant des changements sociaux, religieux et de sédentarisation. Ils ont eu recours aux punitions physiques. C’est grave», analyse Emma Anderson, historienne et chercheuse en sciences des religions à l’Université d’Ottawa.

Le père Albert Lacombe et l’évêque Vital-Justin Grandin ont joué un rôle central dans l’assimilation des peuples autochtones en Alberta. Photo : Archives – Le Franco
Des traditions mises à mal
Autrefois utilisé comme lieu de rencontre et d’échanges entre plusieurs nations autochtones, le Wakãmne (lac sacré), appelé Manito Sakahigan (le lac des Esprits) par les Cris, a par exemple été rebaptisé lac Sainte-Anne et transformé en lieu de pèlerinage catholique. «Ce n’est pas un simple changement de nom. Encore une fois, les missionnaires Oblats ont cherché à remplacer les rituels des peuples autochtones avec les leurs», mentionne la spécialiste.
Avec l’interdiction de la danse du soleil en 1895 – une cérémonie sacrée pratiquée par plusieurs Premières Nations des Prairies –, et la suppression d’autres danses et festivals traditionnels, les pratiques spirituelles autochtones ont été peu à peu réprimées par le gouvernement canadien et l’Église catholique. Le système de laissez-passer, qui obligeait les Autochtones à obtenir une autorisation pour quitter leur réserve, a également limité leur capacité à se rassembler en grands groupes, explique la chercheuse.

Emma Anderson, historienne et chercheuse en sciences des religions à l’Université d’Ottawa. Photo : Courtoisie
Résistance cachée
Selon Emma Anderson, les pèlerinages catholiques ont offert aux Autochtones une manière détournée de préserver une à partie de leurs traditions alors que l’entreprise d’assimilation était à son comble. Participer à un pèlerinage leur permettait d’obtenir une exemption pour quitter leur réserve.
Lors des rassemblements annuels au lac Sainte-Anne, ils continuaient, par exemple, à se réunir et à intégrer leurs croyances à des rites catholiques acceptés. «Je trouve inspirant de voir comment les peuples autochtones ont utilisé cette situation à leur avantage», mentionne Emma Anderson. Aujourd’hui encore, des Autochtones de tout le pays convergent vers le lac Sainte-Anne chaque année, faisant de ce pèlerinage la plus grande rencontre autochtone au Canada.
Entre protection et domination
À la fin du 19e siècle, alors que l’assimilation des Autochtones s’intensifiait sous l’impulsion de l’Église catholique et du gouvernement canadien, une prise de conscience a émergé au sein des Oblats en Alberta. Certains missionnaires ont commencé à percevoir les dérives du système qu’ils contribuaient à mettre en place. «Ils trouvaient que le gouvernement canadien était affreux et violent envers les peuples autochtones», explique Timothy P. Foran, en s’appuyant sur des sources historiques.
Dans ce contexte, les prêtres franco-catholiques se considéraient en quelque sorte comme des «protecteurs», cherchant à préserver les Autochtones des aspects les plus «néfastes» de la nouvelle société canadienne.
Cette approche «paternaliste» s’est illustrée de façon marquante avec le projet de Saint-Paul-des-Métis, initié en 1895 par le père Albert Lacombe, qui avait noué des relations avec les Autochtones depuis son arrivée dans la région en 1852. Convaincu que les Métis avaient besoin d’un territoire qui les mettrait à l’abri des influences extérieures, il avait imaginé une «réserve» où ils pourraient se sédentariser. Mais le projet, malgré quelques succès initiaux, a rapidement été voué à l’échec.
En 1885, pendant cinq mois, les Métis de l’Ouest ont mené la Résistance du Nord-Ouest contre le gouvernement canadien, réclamant la reconnaissance officielle de leurs terres et une représentation politique équitable.

Denis Perreaux, directeur général de la Société historique francophone de l’Alberta. Photo : Courtoisie
«Les Métis n’avaient pas de droits de propriété. On leur a demandé de défricher, construire et bâtir eux-mêmes. On voulait qu’ils soient sédentaires, mais ils continuaient à être mobiles et à chasser. Ensuite, un incendie a détruit l’école et ça a été le début de la fin», relate Denis Perreaux.
Avec l’échec du projet en vue, le père Thérien, qui avait pris la relève du père Lacombe, a conclu que le plan original ne fonctionnait pas et a décidé d’ouvrir la colonie, notamment à des colons franco-catholiques.
Bien que les Métis aient été encouragés à enregistrer leur terrain pour en conserver la propriété, peu d’entre eux se sont rendus à l’Agence des terres à Edmonton, selon le directeur général de la SHFA en citant une exception. «La famille Garneau a gardé ses terres», souligne Denis Perreaux, mais un «bon nombre» de colons canadiens-français ont fini par hériter des terres avoisinantes.
L’échec de ce projet illustre bien comment les trajectoires des Métis et des francophones ont divergé, menant à une fracture définitive, mentionne-t-il. «Les franco-catholiques voulaient avant tout préserver leur langue et leur foi. Les Métis, eux, réclamaient surtout la reconnaissance de leurs droits ancestraux.»
Aujourd’hui, certains considèrent que les terres de Saint-Paul-des-Métis, devenu Saint-Paul, ont été volées. «Je comprends ces revendications et je pense que j’arriverais à une conclusion similaire à leur place. Mais ce n’est pas aussi simple que de dire qu’il y a eu un vol des terres, car il y a un contexte», nuance Denis Perreaux.
Une séparation sans retour
Ce fossé entre francophones et Autochtones a continué à se creuser avec l’ampleur qu’ont pris les pensionnats fédéraux, où l’assimilation s’est imposée «comme une réalité sans compromis», explique Timothy P. Foran. Il décrit la création de ces institutions comme une «catastrophe» qui a aggravé les tensions existantes, particulièrement à partir de 1920, année où leur fréquentation est devenue obligatoire. «On ne peut pas insister assez sur les effets dévastateurs des pensionnats. C’est grave et violent», analyse-t-il.
L’historien, qui réfère à la Commission de vérité et réconciliation du Canada, rappelle que l’Église catholique a collaboré activement avec le gouvernement fédéral pour établir ces institutions, dans l’objectif de convertir les Autochtones de manière radicale et «tuer l’Indien dans l’enfant». «Les prêtres franco-catholiques de l’Alberta et les Sœurs grises […] ont joué un rôle essentiel dans ce système. C’est même eux qui avaient suggéré d’établir des écoles inspirées des couvents où les jeunes autochtones seraient enlevés de leur milieu familial», ajoute-t-il.
Certains se demanderont comment les Oblats, qui avaient cherché à protéger les Métis des pires dérives de la colonisation en Alberta, ont pu contribuer à un «projet aussi brutal». Pour l’historien, cela relève des «zones grises» de cette histoire complexe.
«Ce n’est pas nécessairement contradictoire. Cette volonté d’assimilation est ancrée dans l’apostolat chrétien. Même quand on cherchait à protéger les Métis, la volonté d’assimilation était présente, on cherchait à les sédentariser et peut-être encore plus en raison de leurs origines francophones et catholiques», affirme-t-il.
Fondée en 1783, à Montréal, la Compagnie du Nord-Ouest (CNO) était la principale rivale de la Compagnie de la Baie d’Hudson dans le commerce de la fourrure avant d’être absorbée par cette dernière en 1821. Elle employait majoritairement des Canadiens français et des Autochtones.

Nathalie Kermoal, professeure et directrice du centre de recherche Rupertsland sur les Métis à la Faculté des études autochtones de l’Université de l’Alberta. Photo : Courtoisie
Une certaine amnésie historique
Nathalie Kermoal, professeure et directrice du centre de recherche Rupertsland sur les Métis à la Faculté des études autochtones de l’Université de l’Alberta, estime, elle aussi, que l’objectif principal des Oblats francophones a toujours été «d’évangéliser et éventuellement d’assimiler les Autochtones». «Il faut reconnaître que le clergé et certains hommes, comme [l’évêque] Vital-Justin Grandin et [le père] Albert Lacombe, ont été des colonisateurs», précise-t-elle.
Bien que certains membres de l’Église catholique aient cherché à soutenir les communautés autochtones, la chercheuse avertit qu’il faut éviter de leur prêter des intentions trop «[bienveillantes], philanthropiques et pacifiques». «Depuis la Commission de vérité et réconciliation, on ne peut plus voir l’histoire de la même manière. Le but, ce n’est pas de culpabiliser, mais d’arriver à une certaine forme de vérité», affirme-t-elle.
Elle rappelle également qu’il ne faut pas «idéaliser» les premiers contacts entre colons français et peuples autochtones ni en faire une vision «romantique» de l’histoire. Pour elle, la réconciliation franco-autochtone en Alberta passe avant tout par une prise de responsabilité des francophones quant aux injustices du passé et par une reconnaissance de leur propre «amnésie historique».
«Je ne remets pas en question les relations de départ, mais ce n’est pas ça qui est important… L’important est le résultat. La colonisation a eu lieu. Il y a eu une volonté de transformer des peuples, les dénigrer, remettre en question leur savoir, éradiquer leurs cultures», souligne-t-elle.
Selon Timothy P. Foran, les francophones de l’Ouest doivent comprendre qu’ils ont eu leur rôle à jouer dans le projet colonial. «Ça n’empêche pas qu’ils aient, eux aussi, été victimes de discrimination en raison de la colonisation», nuance-t-il. «C’est compliqué. Deux choses peuvent être vraies en même temps. Les francophones ont été à la fois les victimes de la colonisation britannique, mais aussi les agents du colonialisme canadien», résume-t-il.
Glossaire – : Apostolat : Activité de propagation de la foi