Depuis des semaines, l’hypothèse d’élections fédérales imminentes agite la vie politique canadienne. Le gouvernement minoritaire du premier ministre libéral Justin Trudeau est plus que jamais sur la sellette à la Chambre des communes. Certains analystes prédisent un scrutin national d’ici la fin de l’année, d’autres seulement en 2025.
Quelle que soit la date, les organismes francophones se sont déjà mis en ordre de bataille. Dans l’Ouest, l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) multiplie les rencontres avec les personnes élues et les formations politiques.
«C’est absolument important de s’assoir avec les candidats pour qu’ils soient familiers de nos dossiers et de nos enjeux, qu’ils connaissent mieux nos spécificités», souligne la présidente de l’ACFA, Nathalie Lachance, qui a participé au panel sur le sujet, à l’occasion de l’assemblée générale de l’ACFA, le samedi 19 octobre.
La responsable insiste sur le «travail de longue haleine» à mener avec tous les partis, «bien avant la campagne électorale», pour gagner des «alliés de la francophonie un peu partout».
L’associée du cabinet d’affaires publiques Biggs-Olsen, Sarah Biggs, appelle, elle aussi, les organismes communautaires à planifier des séances d’information, des questionnaires en ligne afin de recueillir les préoccupations de la société civile.

En cas de victoire de Pierre Poilievre, Sarah Biggs s’inquiète des compressions budgétaires dans de nombreux programmes sociaux qui pourraient toucher les francophones en milieu minoritaire au Canada. Photo : Courtoisie
«Militer plus fort pour maintenir des services en français»
«Il faut identifier un ou deux problèmes qui comptent vraiment et mettre la pression pour se faire entendre, en particulier dans le camp conservateur», insiste Sarah Biggs, également participante au panel de l’ACFA.
Depuis un an, les sondages donnent en effet les conservateurs en tête, avec en moyenne 15 à 20 points d’avance sur les libéraux.
«[Si les conservateurs] rentrent au pouvoir, les francophones devront militer plus fort pour maintenir des services en français. Je ne suis pas sure que la Loi sur les langues officielles soit leur priorité», prévient Sarah Biggs.
Elle s’attend par ailleurs à des compressions dans des programmes sociaux «jugés non nécessaires» et s’inquiète du sort des ententes pour des garderies à 10 dollars par jour.
Le professeur de sciences politiques au Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta, Frédéric Boily, se montre, lui, plus rassurant. «Les conservateurs ne sont pas aussi généreux que d’autres partis, ils pourraient réduire certaines dépenses, mais je ne pense pas qu’il y aura de coupures drastiques.»
Le politologue estime que les ententes et les programmes les plus menacés seront probablement ceux adoptés plus récemment.
En revanche, la promesse du chef conservateur, Pierre Poilievre, de réduire les financements de la CBC, avec un effet domino sur Radio-Canada, préoccupe fortement les deux spécialistes.
Aux yeux des experts, l’immigration est un autre dossier à surveiller de près. «Pierre Poilievre s’est engagé à maintenir la vitalité des communautés francophones, mais on n’a pas encore beaucoup de détails sur cette question», observe Frédéric Boily.

Pour le politologue Charlie Mballa, les conservateurs sous-estiment le poids politique des communautés francophones en situation minoritaire. Photo : Courtoisie
Discours dominé par l’économie
«Derrière, la question financière est transversale, car nous avons besoin d’argent pour financer les services et les infrastructures en français et donner l’envie aux nouveaux arrivants de s’installer et de rester», poursuit le professeur adjoint en sciences politiques au Campus Saint-Jean, Charlie Mballa.
Pour l’instant, Pierre Poilievre s’est montré relativement discret sur les enjeux qui touchent les communautés francophones en situation minoritaire.
Ce silence ne surprend pas du tout Frédéric Boily. «Son discours est axé sur l’inflation, le cout de la vie, les questions économiques dominent. Il table sur le fait que les francophones trouvent leur compte là-dedans.»
«Il y a une sous-estimation du poids politique de nos communautés, de leurs intérêts stratégiques, ajoute Charlie Mballa, qui a pris part au panel de l’ACFA. C’est un calcul politique de mettre l’accent sur d’autres priorités qui constituent de plus grosses réserves de voix.»
Pour Sarah Biggs, ce manque d’intérêt reflète une «certaine méconnaissance» de la francophonie en situation minoritaire, en particulier dans l’Ouest. «Nous sommes souvent oubliés, le focus est sur le Québec et l’Ontario.»
Les conservateurs ont néanmoins tenté de changer leur image de «parti qui ne comprend pas les francophones», considère Frédéric Boily.
«Durant les débats accompagnant l’adoption de la modernisation de la Loi sur les langues officielles, ils ont été assez actifs. Leur porte-parole, Joël Godin, était très au fait du dossier», affirme-t-il.

Le silence des conservateurs sur les enjeux de la francophonie canadienne ne surprend pas le professeur Frédéric Boily. «Leur discours est axé sur l’inflation, le cout de la vie, les questions économiques dominent.» Photo : Courtoisie
Analyser les discours, attendre les plateformes
L’absence de discours clair sur la francophonie canadienne traduit également la volonté des conservateurs de «décentraliser la question linguistique au niveau des provinces», selon Charlie Mballa.
«Leur idéologie est de ne pas s’immiscer dans le travail des provinces. Ils sont donc embarrassés au niveau fédéral, préfèrent être plus en retrait pour ne pas se contredire», analyse le chercheur.
«Ils sont moins entreprenants et intrusifs que les libéraux dans leurs relations avec les provinces. Ils préfèrent les laisser gérer les dossiers qui relèvent de leurs champs de compétence», abonde dans le même sens Frédéric Boily.
Charlie Mballa voit dans cette volonté de décentralisation un risque «de recul ou du moins de stagnation des acquis» pour les francophones en situation minoritaire, car Ottawa a joué ces dernières années un rôle de chef de file dans l’application du bilinguisme.
«Il ne faut pas tomber dans le piège du fédéral qui vient toujours à la rescousse des francophones. Les communautés doivent être capables de transiger avec le provincial», nuance Frédéric Boily.
En attendant le dévoilement des futures plateformes, Charlie Mballa invite la population à suivre l’évolution et la cohérence des discours des chefs de parti, qui essayent de plus en plus de s’éloigner de leur «orthodoxie idéologique» afin d’élargir leur base électorale.