Agressions au couteau, fusillades, désordre public, homicides, la violence semble se répandre comme une traînée de poudre depuis un certain temps dans les deux grands centres urbains de l’Alberta. La première ministre Danielle Smith a même annoncé, le 4 avril dernier, vouloir ajouter 100 agents à sa brigade policière afin de ramener de l’ordre à Edmonton et à Calgary. Des experts se demandent pourtant si cette solution s’attaque réellement à la racine du problème. Ils pointent du doigt la crise sociale qui a cours dans la province.
IJL – RÉSEAU.PRESSE – LE FRANCO
«Beaucoup de sans-abris se retrouvent à être [judiciarisés] simplement en raison de leur mode de vie.» Kevin Bell.
Il y a quelques années de cela, alors qu’il était affecté à la gestion des services éducatifs d’un établissement pénitentiaire, Kevin Bell a fait un constat alarmant : un nombre important des détenus qu’il côtoyait au quotidien disaient habiter dans la rue lorsqu’ils ne se trouvaient pas enfermés derrière les barreaux. Quelques années plus tard, au moment où il a entamé sa vocation de travailleur de rue, Kevin a observé à nouveau cette corrélation entre «précarité financière» et «criminalité». Un phénomène social qui s’est d’autant plus exacerbé depuis la pandémie, estime-t-il.
«Beaucoup de sans-abris se retrouvent à être [judiciarisés] simplement en raison de leur mode de vie. Ils n’ont souvent pas d’autres choix que de transgresser des lois pour survivre», relate celui qui travaille maintenant pour Nék̓em, un organisme qui vient en aide aux sans-abris autochtones. Par exemple, certaines personnes en situation d’itinérance seront poussées à s’introduire de manière illégale dans des lieux chauffés pendant l’hiver, surtout en période de grand froid. D’autres s’engageront dans des activités criminelles comme la vente de stupéfiants pour subvenir à leurs besoins.
Sans compter le fait que la vie dans la rue implique parfois des bagarres, des altercations avec les forces de l’ordre, du vol à l’étalage et du vandalisme. Mais Kevin Bell demeure prudent dans son analyse. Les sans-abris ont beau commettre des crimes, ils ne doivent pas pour autant être tenus responsables de la hausse de la violence que connaissent les villes albertaines.
Les coupes budgétaires font des ravages
«Ils peuvent bien mettre plus de shérifs en service pour assurer l’ordre […], ça ne change pas que les refuges sont pleins à craquer.» Kevin Bell.
Toutes sortes d’éléments doivent être pris en compte, particulièrement «l’inaction» et les compressions budgétaires du gouvernement provincial qui a anéanti «l’aide aux plus vulnérables» au cours des dernières années. En conséquence, une accélération de la précarité et des troubles à l’ordre public ont pu être observés.
«[Ces coupes] ont créé une crise de[s] sans-abris et [du] désordre public, c’est [c]e qui motive [aujourd’hui] leur solution musclée», décrit le travailleur de rue, en faisant référence à l’augmentation de la surveillance policière planifiée par les conservateurs unis du gouvernement de Danielle Smith. Il estime d’ailleurs que cette proposition, bien qu’elle soit intéressante, est trop incomplète.
«Ils peuvent bien mettre plus de shérifs en service pour assurer l’ordre […], ça ne change pas que les refuges sont pleins à craquer et que les personnes qui souffrent de toxicomanie ne peuvent pas y entrer», affirme Kevin Bell.
Des solutions pérennes pour endiguer la criminalité
Pour enrayer le désordre social, le gouvernement doit «commencer par loger les sans-abris et leur offrir des services en toxicomanie et en santé mentale, dépendamment de leurs besoins», ajoute-t-il. Cette hypothèse est aussi partagée par Temitope Oriola, professeur de criminologie et de sociologie à l’Université de l’Alberta, qui estime qu’un changement de mentalité doit avoir cours pour que l’itinérance cesse d’être associée automatiquement à la déviance. «On doit faire des efforts comme société pour trouver des solutions afin que la précarité financière soit moins à risque d’être liée à la criminalité», insiste-t-il.
L’expert rappelle le phénomène cyclique lié à la judiciarisation* des personnes en situation d’itinérance. Par exemple, une personne avec un dossier criminel aura plus de risques d’être exclue de certaines possibilités d’emplois et d’éprouver de la difficulté à se trouver un logement. «Ce n’est pas surprenant que ces personnes se retrouvent à nouveau dans la rue et doivent se tourner vers la criminalité pour subvenir à leurs besoins», laisse tomber Temitope Oriola.
Par contre, le professeur soutient, tout comme Kevin Bell, que les sans-abris et la croissance de la précarité ne sont pas les seuls responsables de l’augmentation du crime dans les grandes villes albertaines. Selon lui, d’autres facteurs sociaux, comme la mauvaise prise en charge des troubles de santé mentale et la toxicomanie, doivent être pris en compte.
Entre autres, le rapport annuel de Statistique Canada et ceux des services de police de Calgary et d’Edmonton témoignent d’une augmentation des crimes violents, une tendance qui n’est pas tout à fait liée à l’itinérance, nuance le professeur de criminologie. (Notons que l’indice de gravité de la criminalité dans le centre-ville d’Edmonton a subi une hausse de près de 30% entre juillet et décembre 2022.)
«Quand on pense au double meurtre dans le Chinatown d’Edmonton en 2022 et, plus récemment, aux policiers qui ont été abattus, on voit plusieurs cas de crimes violents qui ont été perpétrés par des personnes qui avaient des problèmes de santé mentale», dit-il.
Pour répondre à cet enjeu, le gouvernement de l’Alberta a récemment investi plusieurs millions de dollars pour augmenter le nombre de PACT dans les villes, des unités qui jumellent des agents de police à des thérapeutes en santé mentale des Services de santé Alberta.
Violence et gangs de rue
Selon Temitope Oriale, un phénomène tout autre agirait aussi en parallèle et pourrait offrir une explication complémentaire à l’augmentation des crimes violents qui a cours dans la province. Le criminologue pointe vers les crimes qui ont été commis avec des armes à feu dans la dernière année et qui seraient associés à des règlements de compte entre différents membres de gangs de rue. Le professeur en études de la justice à l’Université Mount Royal (MRU), Doug King, abonde dans le même sens.
Selon lui, les organisations criminelles sont les vrais «parasites» auxquels les services de police et le gouvernement doivent s’attaquer. L’itinérance, bien qu’elle soit en hausse et qu’elle causerait de plus en plus de désordre social, aurait donc un impact minimal sur le taux de crime des métropoles albertaines, avance-t-il. «C’est malheureux, parce que la police lie beaucoup l’instabilité économique à l’augmentation des crimes, mais ils ne savent pas vraiment de quoi ils parlent», explique le professeur.
Kevin Bell a une opinion divergente. D’après lui, la ligne entre le crime organisé, les gangs de rue et les sans-abris serait très «fluide». «Les criminologues ont un point de vue intéressant avec leur analyse des données, mais ils ne passent pas leur quotidien dans la rue», avance-t-il. Selon lui, les personnes impliquées dans la vente et la distribution de drogues souffriraient fréquemment de problèmes de consommation et se trouveraient donc, la plupart du temps, en situation financière précaire.
«Ils vendent des stupéfiants pour survivre et ils se ramassent souvent dans la rue eux aussi. Bref, c’est une boucle sans fin qui implique des crimes et de l’itinérance. Pour moi, tout est un peu lié, c’est pour ça que c’est compliqué», évoque à nouveau le travailleur de rue.
Itinérance et criminalité : un lien surévalué?
«On pourrait même se demander si les crimes sont réellement en hausse à une vitesse plus rapide que ce qu’on voyait avant la pandémie.» Doug King.
Questionné sur la hausse fulgurante des incidents criminels violents dans les réseaux de transport en commun des deux métropoles albertaines, un phénomène vastement associé aux activités des sans-abris et d’autres personnes vulnérables, Doug King reste de marbre. Selon lui, la «surmédiatisation» des crimes commis dans le C-Train de Calgary et dans le métro d’Edmonton teinte la perception de la population et crée un climat de peur qui n’a pas lieu d’être. C’est ce qui fait en sorte que l’on surévalue le lien entre l’itinérance et la criminalité, dit-il.
«Quand ce genre de crimes font la une, ça crée des préjugés à l’endroit des sans-abris. Après, la police avance que ces incidents sont dus à l’instabilité économique et la croissance du nombre de sans-abris, mais ce n’est pas avéré», affirme-t-il.
Pourtant, les données rendues publiques par le gouvernement de l’Alberta démontrent que l’activité criminelle est bien en hausse dans les transports en commun. À Calgary, une augmentation de 46% a été enregistrée. Du côté d’Edmonton, ce nombre s’élève à 75%. Ces données doivent être analysées avec prudence, dit le professeur en études de la justice. Comme le crime a fait du «surplace» pendant la pandémie, la hausse enregistrée ne serait pas «si inquiétante».
«Si on regarde le rapport 2022 du service de police de Calgary, on voit que rien n’est significatif, à l’exception de la catégorie des armes à feu qui est liée aux activités des gangs [de rue]. Alors, on pourrait même se demander si les crimes sont réellement en hausse à une vitesse plus rapide que ce qu’on voyait avant la pandémie», conclut le criminologue.
Glossaire – Judiciarisation* : Fait de privilégier le recours aux tribunaux plutôt qu’un autre mode de régulation social