le Samedi 3 mai 2025
le Mercredi 30 avril 2025 17:58 Santé

Épuisés, mais pas indemnisés : quand burnout ne veut pas dire grand-chose

L’Alberta affiche des statistiques plus préoccupantes que la moyenne nationale en matière de santé mentale. Montage : Andoni Aldasoro
L’Alberta affiche des statistiques plus préoccupantes que la moyenne nationale en matière de santé mentale. Montage : Andoni Aldasoro
Derrière le terme fourre-tout de burnout, aussi appelé épuisement professionnel, se cache une réalité trouble. En Alberta, certaines compagnies d’assurances et la Workers’ Compensation Board (WCB) rejettent des demandes liées à l’épuisement en raison de critères souvent difficiles à satisfaire…
Épuisés, mais pas indemnisés : quand burnout ne veut pas dire grand-chose
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IJL – RÉSEAU.PRESSE -LE FRANCO

Dossier spécial : La santé mentale dans tous ses états 

L’Alberta affiche des statistiques plus préoccupantes que la moyenne nationale en matière de santé mentale.

Taux de suicide parmi les plus élevés au pays, usage accru de substances, détresse psychologique en hausse : les indicateurs sont alarmants, selon plusieurs rapports de l’Association canadienne pour la santé mentale. Ce dossier met en lumière des souffrances et des enjeux souvent invisibles : du burnout au stress financier en passant par les troubles alimentaires et les défis d’adaptation des jeunes adultes à l’université (retrouvez 5 articles dans nos pages).

Dr Quentin Durand-Moreau est professeur adjoint en médecine du travail à l’Université de l’Alberta. Photo : Courtoisie

L’accès à l’indemnisation varie donc d’un travailleur à l’autre, selon le diagnostic posé, le régime d’assurance ou même les mots utilisés dans le dossier médical. Résultat : une protection à deux vitesses où plusieurs tombent entre les mailles du filet.

Cette reconnaissance imparfaite tient aussi au statut médical du burnout, qui demeure ambivalent dans les classifications officielles. «Le terme est omniprésent dans le langage courant, mais il ne constitue pas un véritable diagnostic», explique le Dr Quentin Durand-Moreau, professeur adjoint en médecine du travail à l’Université de l’Alberta. L’Organisation mondiale de la Santé définit l’épuisement comme un phénomène lié au travail, mais non comme une maladie professionnelle.

Une nuance lourde de conséquences selon lui, puisque le travail peut «totalement» avoir des «effets délétères sur la santé et donner naissance à des maladies sérieuses». Il estime que le concept de burnout n’aide pas du tout les patients parce que, «quand ils sont étiquetés ainsi, ils n’ont pas le support et les soins dont ils auraient normalement besoin». 

Pour être pris au sérieux dans le système des indemnisations, il faut en effet obtenir un diagnostic médical reconnu comme une dépression, un trouble anxieux ou un trouble de l’adaptation. Sans maladie officiellement identifiée, il est quasi impossible d’être indemnisé. «La reconnaissance médicale est la porte d’entrée vers la réparation. Et si on utilise des mots qui ne sont pas reconnus, et je rappelle que le burnout n’est pas une maladie reconnue, cette porte reste fermée», insiste l’expert. 

La définition la plus courante du burnout repose sur trois dimensions :

  • l’épuisement émotionnel et physique;
  • le cynisme ou le détachement face au travail;
  • la perte d’efficacité professionnelle.

Me Karen Tereposky, avocate en droit du travail et associée principale chez Samfiru Tumarkin LLP. Photo : Courtoisie

Des recours limités pour les travailleurs

Or, même lorsqu’un diagnostic formel pour une maladie reconnue est posé, les travailleurs ne sont pas forcément protégés s’ils doivent s’absenter en lien avec un épuisement professionnel. Comme le rappelle Karen Tereposky, avocate en droit du travail et associée principale chez Samfiru Tumarkin LLP à Calgary, le système est loin d’être simple, car tout dépend de l’interprétation des compagnies d’assurances.

«Il y a toujours un risque. Je dis à mes clients de faire attention parce que parfois ils peuvent être couverts par leur assurance invalidité, d’autres fois non. Il faut qu’ils soient préparés à peut-être devoir prendre un congé sans solde», affirme-t-elle.

Elle évoque le cas de Marie, une de ses clientes (nous avons changé son prénom pour préserver l’anonymat), qui, malgré un diagnostic clair de dépression et d’anxiété appuyé par un certificat médical, a vu sa demande d’indemnisation rejetée. «Son employeur lui a alors demandé de revenir au travail et, comme elle a dit que ce n’était pas possible, vu son état, l’entreprise a considéré qu’elle avait abandonné son poste», raconte-t-elle.

Lorsqu’une demande comme celle-là est refusée par l’assurance privée, d’autres recours demeurent accessibles, mais ils sont loin d’être aussi avantageux, précise l’avocate. Les travailleurs peuvent par exemple faire une demande de prestation de maladie de l’assurance-emploi ou encore utiliser le congé pour maladie prévu par le code des normes d’emploi de l’Alberta. «Tout employé non syndiqué en Alberta a droit à un congé de seize semaines par année pour raison médicale. Il suffit d’avoir un billet. Ce congé protège le poste de l’employé, mais c’est une protection de base sans compensation financière», souligne-t-elle. 

Dans le cas de Marie, sa compagnie d’assurance invalidité lui a plutôt suggéré de transmettre sa demande à la WCB au motif que son état était lié au travail et relevait donc de cet organisme public chargé d’indemniser les travailleurs. Mais, là encore, sa réclamation a été rejetée. «C’est presque un mystère parfois de comprendre pourquoi certaines demandes ne sont pas acceptées», affirme Me Tereposky. 

Selon elle, le problème se complique surtout dans des cas comme celui-ci, où l’épuisement ne résulte pas d’un événement précis au travail, mais plutôt d’une accumulation de facteurs, comme la surcharge de travail, le manque de soutien ou la pression constante, qui sont difficiles à démontrer. 

Ben Dille est porte-parole de la Workers’ Compensation Board (WCB). Photo : Courtoisie

Les chiffres parlent : stress et dépression peu reconnus

En théorie, la WCB devrait indemniser les troubles psychologiques directement causés par le travail, sauf qu’en pratique, elle a tendance à n’accepter que certains types de situations. Un épuisement professionnel, par exemple, doit découler soit d’un événement traumatique précis et documenté (comme un vol à main armée, une agression), soit d’un stress chronique lié à une série d’événements répétés et vérifiables (comme du harcèlement ou de l’intimidation).

Si ces critères ne sont pas réunis ou ne peuvent être démontrés de façon suffisamment rigoureuse, la demande est presque systématiquement refusée. C’est là que le bât blesse. Certains travailleurs, comme Marie, se retrouvent alors sans recours réel malgré un diagnostic clair. 

Des données obtenues par la rédaction illustrent en partie ce phénomène. Entre 2020 et 2024, la WCB a accepté 7405 demandes liées à des blessures psychologiques, tandis que 12 549 dossiers ont été refusés. Dans la majorité des cas, explique Ben Dille, porte-parole de la WCB, les refus reposaient sur l’incapacité d’établir un lien clair entre la blessure et un événement survenu au travail, «malgré une enquête approfondie».

«Si une personne est victime d’un vol à main armée sur son lieu de travail, c’est assez facile de faire le lien entre l’incident et la blessure psychologique. Par contre, quand les choses surviennent plus graduellement, à la suite d’une série d’événements, c’est souvent plus difficile à démontrer», explique-t-il, faisant écho aux propos de Me Tereposky.

Les diagnostics officiels de stress, par exemple, souvent posés dans les cas d’épuisement professionnel, semblent rarement reconnus. Sur cinq ans, seulement 141 demandes ont été acceptées. Il n’est toutefois pas possible de savoir combien ont été refusées, puisque la WCB ne fournit pas de ventilation détaillée pour ces dossiers.

Une dépression, un autre diagnostic souvent posé pour le burnout, peut être indemnisée si elle répond aux critères de lien direct avec le travail, mais l’absence de catégorisation précise empêche d’évaluer combien de cas liés au burnout sont réellement acceptés. «La dépression peut correspondre à plusieurs catégories de blessures psychologiques dans notre système. Il n’y a donc pas de chiffres uniques que nous pourrions fournir pour les cas spécifiquement liés à la dépression», précise Ben Dille.

Pour accepter une demande d’indemnisation, les experts de la WCB doivent s’appuyer sur les rapports médicaux des professionnels traitants et consulter des spécialistes en santé psychologique au travail afin de déterminer si le travail a bien été la cause principale d’un trouble. 

Si la demande est acceptée, le travailleur peut bénéficier d’un remplacement de revenu équivalant à 90% de son salaire net, ainsi que d’une couverture complète des frais médicaux, incluant les consultations psychologiques et les prescriptions.

Kathy Howe est la directrice générale de l’Alberta Association of Nurse (AAN). Photo : Courtoisie

La présomption : un avantage réservé à certains

Il importe de préciser qu’une portion des 7405 cas acceptés par la WCB au cours des cinq dernières années relève de la couverture présomptive accordée à certains corps de métiers (pompiers, policiers, ambulanciers, agents correctionnels) qui sont régulièrement exposés à des traumatismes psychologiques. 

Cette présomption, définie par le gouvernement provincial, permet de reconnaître automatiquement le lien entre la maladie et le travail sans avoir à en faire la démonstration. Un avantage considérable dans un système où le fardeau de la preuve repose habituellement sur les épaules du travailleur.

Les cas de trouble de stress post-traumatique (TSPT) qui sont souvent, mais pas exclusivement couverts sous cette présomption représentent à eux seuls plus de 35% des cas acceptés par la WCB au cours des cinq dernières années. Ce type de diagnostic semble ainsi bénéficier d’un accès facile à l’indemnisation.

Cette reconnaissance automatique n’est toutefois pas offerte à tous les travailleurs exposés à une détresse psychologique, ce que dénonce l’Alberta Association of Nurses (AAN). Depuis plusieurs années, l’organisme réclame que les infirmières et les infirmiers soient inclus dans la présomption au même titre que les premiers répondants. «Ça ne fait aucun sens», affirme Kathy Howe, directrice générale de l’AAN, et d’ajouter «nous devrions aussi être inclus».

Selon elle, les infirmières et les infirmiers sont, eux aussi, confrontés à des situations extrêmes et répétées qui peuvent entraîner un épuisement professionnel et la nécessité de congés pour des raisons de santé mentale. Dans un sondage mené par l’AAN en décembre 2024, 68% des personnes interrogées affirmaient vouloir quitter la profession, principalement en raison du stress chronique et de l’épuisement vécu au travail.

Marie-Claude Côté est la directrice générale du Réseau santé Alberta (RSA). Photo : Courtoisie

En outre, la présomption repose en partie sur l’idée que certains métiers comportent des risques intrinsèquement plus élevés de traumatismes psychologiques. Une perception que le Dr Quentin Durand-Moreau invite à nuancer. «Il faut s’enlever de la tête qu’il y aurait des métiers plus à risques que d’autres, n’importe quel métier peut être exposé à des risques psychologiques», insiste-t-il. 

Il reconnaît toutefois que certains contextes professionnels, comme l’intensité du travail, la charge émotionnelle ou la qualité des relations sociales au sein de l’organisation, peuvent accentuer ces risques, peu importe le secteur d’activité.

Vers une reconnaissance plus équitable?

Si le burnout est encore mal reconnu sur le plan institutionnel, ses effets, eux, sont bien tangibles, rappelle le professeur Durand-Moreau. Les conséquences sur la santé mentale des travailleurs peuvent être sévères. «Quand on a quelqu’un qui vit un problème de santé mentale au travail, la première chose, c’est de s’assurer qu’il n’y a pas de risque de suicide», affirme-t-il. 

Selon des études, entre 10 à 13% des suicides commis à l’échelle mondiale seraient liés, de façon partielle ou totale, au travail, précise-t-il.

Marie-Claude Côté, aujourd’hui directrice générale du Réseau santé Alberta (RSA), a connu cette réalité de l’intérieur. Ancienne ambulancière paramédicale, elle se souvient d’un temps où parler d’épuisement professionnel était presque tabou. «À l’époque, on se faisait dire : « si tu consultes pour des enjeux de santé mentale, il y a des chances que tu perdes ta licence ». On avait tous très peur de ça», raconte-t-elle.

Cette peur a eu des conséquences bien concrètes. «À ma connaissance, aucun de mes collègues n’a jamais pris un congé pour épuisement. Pourtant, ils en auraient peut-être eu besoin, dit-elle. Dans mon entourage, il y a plus d’un paramédic qui est décédé par suicide.»

Pour elle, il est urgent de briser le silence et de mieux prendre en charge ces réalités. «Le burnout devrait être pris beaucoup plus au sérieux et, surtout, être beaucoup moins stigmatisé», insiste-t-elle. 

Dr Quentin Durand-Moreau espère, de son côté, que l’Alberta – et plus largement le Canada – rattrapera son retard en matière de reconnaissance des troubles psychologiques liés au travail au cours des prochaines années. «En France, la dépression liée au travail est reconnue comme maladie professionnelle, illustre-t-il. Ici, cette culture n’est pas autant développée dans les bureaux d’accidents du travail. Le système a surtout été pensé pour des blessures physiques ou des expositions à des événements extrêmes.»

S’il garde «bon espoir» de voir les choses évoluer, encore faut-il, selon lui, une volonté politique claire : le gouvernement albertain doit donner «une réelle impulsion» à la Workers’ Compensation Board, affirme-t-il. Sans orientation claire, l’épuisement professionnel risque de rester un angle mort du système, laissant certains travailleurs, comme Marie, sans reconnaissance ni réparation.

Glossaire – Délétère : néfaste