le Samedi 20 Décembre 2025
le Jeudi 18 Décembre 2025 15:06 Chronique «esprit critique»

Quand l’inconscient collectif s’éveille

Paris moderne. Les Tuileries, le Louvre, et la rue de Rivoli, vue prise du Jardin des Tuileries.  - Illustration Charles Fichot (1817–1903) via Wikimedia Commons
Paris moderne. Les Tuileries, le Louvre, et la rue de Rivoli, vue prise du Jardin des Tuileries. - Illustration Charles Fichot (1817–1903) via Wikimedia Commons

Il y a des jours où l’Histoire, lasse d’être reléguée aux vitrines, semble soudainement vaciller sous les regards. Ce fut le cas un dimanche d’octobre, lorsque la salle 705 de la galerie d'Apollon, située au premier étage de l’aile Denon du musée du Louvre, fut amputée de quelques trésors de la royauté française.

Quand l’inconscient collectif s’éveille
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Quand l’inconscient collectif s’éveille

En plein jour, aux alentours de 9h30 du matin, sous les yeux distraits des visiteurs, des voleurs se trouvaient déjà sur place. Quelques minutes plus tard, tout était joué. Il ne restait plus qu’un vide : une lumière crue sur des socles nus, quelques empreintes digitales laissées sur les vitrines et, surtout, la sidération qui suit toujours une profanation. 

Tout au long de cette journée du 19 octobre, les Français, incrédules, médusés, purent suivre en direct, à la télévision, les rebondissements de ce cambriolage. La stupeur et l’effroi furent amplifiés par le lieu même du crime. Jadis résidence royale, le Louvre demeure un sanctuaire des symboles de puissance et de souveraineté de la France. Que ces bijoux aient été subtilisés en plein cœur de ce bâtiment chargé d’histoire, alors que chaque pierre murmure le souvenir de la monarchie, ajoutait à l’insupportable. L’édifice, qui abrite aussi des œuvres célèbres de l’art occidental, est également le dépositaire de la mémoire nationale. En ce dimanche matin d’octobre, une partie de cette mémoire venait d’être effacée.

 La stupeur et l’effroi furent amplifiés par le lieu même du crime.

— Étienne Haché

Marie-Antoinette est devenue dauphine de France en épousant le dauphin, le futur Louis XVI, en mai 1770, alors qu’elle avait quatorze ans. Photo : Peinture de François-Hubert Drouais, domaine public, via Wikimedia Commons

La stupeur royaliste

Dans les heures qui suivirent, il y eut en effet quelque chose de tout à fait irréel. La France, républicaine par constitution et fière de l’être, se mit à parler du cambriolage comme d’un sacrilège. Les réseaux sociaux s’enflammèrent aussitôt, comme c’est toujours le cas pour ce genre d’actualité. Les journaux du lendemain titrèrent «Les joyaux de la Couronne dérobés» et, soudain, à travers la confusion, on perçut une émotion collective. C’est comme si tout le pays découvrait, abasourdi, qu’il tenait encore à ses rois.

Autant qu’il soit permis d’en juger, ce n’est pas la valeur matérielle des objets qui, à mes yeux, blessait tout à coup les Français, mais la disparition de certains des plus grands symboles nationaux : les derniers éclats visibles d’une grandeur abolie. Parmi les huit joyaux volés (diadème, nœuds de corsage, collier d’émeraudes, boucles d’oreilles…), certains auraient même appartenu à Marie-Antoinette, d’autres portaient les sceaux des grands rois de France, de François 1er à Henri IV et Louis XIV, notamment. Chaque pièce était la trace d’un monde où la royauté française se manifestait par son éclat, où la cour était un théâtre et le pouvoir et la diplomatie un véritable spectacle.

Même lorsqu’ils étaient sous verre, dans la lumière artificielle du Louvre, ces symboles de la royauté continuaient d’exercer une fascination que rien n’avait su remplacer. En les regardant, les visiteurs contemplaient moins l’or et la pierre que la part inavouée d’un rêve, celui d’un pouvoir rayonnant, d’un État incarné, d’une histoire faste. Ainsi, le vol ne choquait pas tant parce qu’il violait un musée; il scandalisait plutôt parce qu’il touchait à quelque chose de plus profond qu’on appelle la persistance du sacré. Dans la matinée du 19 octobre, une frange importante du pays se découvrait, malgré elle, fidèle à une religion disparue. La République, brusquement, s’émouvait comme une monarchie humiliée.

C’est comme si tout le pays découvrait, abasourdi, qu’il tenait encore à ses rois.

— Étienne Haché

Négligence et oubli

Et pourtant, tout semblait annoncer ce désastre. Les dispositifs de sécurité, bien que dignes d’un grand musée, ne paraissent pas avoir été pensés pour des reliques de pouvoir. Des caméras vieillissantes, un réseau d’alarmes défaillant, un personnel réduit par des restrictions budgétaires — et qui l’a fait clairement savoir au cours des derniers mois. La négligence n’était pas seulement technique, elle était symbolique. On n’avait pas pris au sérieux ces joyaux, comme s’il eût été indécent, dans une République, de protéger avec trop d’ardeur ce que l’on tenait pour les souvenirs d’un monde déchu. 

Peut-être pensait-on que cet héritage ne valait plus rien, qu’il n’appartenait qu’à l’histoire. Or, voici que, brusquement, le dimanche 19 octobre, le passé revenait hanter le présent. Le paradoxe est d’autant plus frappant que ces objets, que l’on croyait désuets, incarnent un pouvoir qui ne s’explique pas par l’argent ou l’influence politique seule. En effet, couronnes, bijoux, diadèmes sont des condensés de symboles, des alphabets de la majesté. Ils parlent d’autorité, de sacre, d’institutions invisibles et de loyautés anciennes. Leur vol est un message non seulement pour l’État, mais aussi pour le peuple. Ce que le «cambriolage du siècle» d’octobre 2025 a révélé, c’est qu’en France, la fascination pour la puissance n’est jamais tout à fait éteinte.

Il n’est pas anodin que ce vide, au Louvre, ait provoqué un tel ébranlement. La République française n’a pas seulement pleuré la perte d’un trésor d’État, mais celle d’un songe qu’elle croyait éteint. Nous continuons, en effet, mais sans en avoir pleinement conscience, à nous soutenir de ces chimères, comme le pressentait Blaise Pascal en son temps. Voici ce qu’ajoute à ce sujet le philosophe et mathématicien dans ses Pensées en 1670 : «La vérité est insupportable à l’homme; il faut qu’il s’en détourne par un divertissement» (Fragment 82 : Brunschvicg/139 : Lafuma). Peut-être que ces bijoux — ces chimères pour parler comme Pascal —, derrière leur éclat de verre et d’or, nous protégeaient de cette vérité nue, à savoir que nous avons besoin du sacré pour ne pas sombrer dans l’indifférence.

L’histoire de ces pierres précieuses est celle des grandes ambitions humaines. Le Régent, Marie-Antoinette, Napoléon : tous ont utilisé les bijoux pour montrer, séduire, intimider. Les diplomates ont échangé des diadèmes comme on échange des mots et chaque joyau de la couronne française racontait un récit de pouvoir et d’artifice. Le vol du 19 octobre au Louvre rappelle que ces objets ne sont pas de simples reliques décoratives. Ce sont des médiateurs d’émotions collectives, des instruments de mémoire, des symboles qui défient le temps. 

La République française n’a pas seulement pleuré la perte d’un trésor d’État, mais celle d’un songe qu’elle croyait éteint.

— Étienne Haché

Les voleurs et les fantômes

En définitive, ce que les voleurs ont commis le 19 octobre, c’est un crime métaphysique. En s’emparant d’objets en apparence inertes, ils ont en réalité dérobé quelque chose de vivant : la part de rêve qui restait à un peuple. Par leur geste, c’est tout le pays qui a été forcé de se regarder dans un miroir et ce qu’il y a vu, ce jour-là, et ceux d’après, n’était pas la République, mais la nostalgie de la royauté.

Chose certaine, on cherchera, sans doute, à comprendre comment les voleurs ont pu planifier un tel coup; on multipliera les enquêtes, les rapports, les réformes; on prendra de nouvelles mesures afin d’éviter qu’un tel vol ne se reproduise plus. Mais rien n’y changera : le mal est ailleurs. Il réside dans cette contradiction qui nous habite tous, entre le refus de la transcendance et le besoin viscéral d’y croire encore. En perdant ces bijoux, les Français n’ont pas seulement perdu un patrimoine : ils ont perdu, pour un instant, la belle illusion de ne plus en avoir besoin.

Le Louvre est de nouveau accessible aux visiteurs, les vitrines ont été réparées et le gouvernement a effectivement promis de renforcer la surveillance. Mais dans la mémoire collective, quelque chose s’est fissuré. Les Français ont compris que, derrière les pierres et les diamants, se cache une question plus complexe : Que reste-t-il du sacré dans un monde qui s’en est affranchi? Le vol des bijoux du Louvre rappelle à mes yeux que la beauté et le pouvoir, naguère réunis, manquent cruellement à tous ceux qui ont voulu les séparer.

Glossaire – Fascination : Attrait irrésistible et paralysant