Les personnes âgées ont été parmi les plus affectées par la pandémie de COVID-19, poussant familles et experts à travers le pays à réclamer de meilleures conditions de vie pour la population ainée du Canada. Dans la petite communauté rurale de West Quoddy, en Nouvelle-Écosse, trois femmes vivent depuis 16 ans selon un modèle qui pourrait très bien en inspirer d’autres : Marike Finlay et sa conjointe Karin Cope ont «adopté» leur amie Elisabeth Bigras, de 20 ans leur ainée, et cohabitent depuis presque deux décennies dans leur maison multigénérationnelle.
Ericka Muzzo – Francopresse
Lorsqu’elles ont décidé de quitter le Québec pour s’installer en Nouvelle-Écosse, autour de l’an 2000, Marike et Karin ont quitté leur amie plus âgée avec regrets. À l’époque, Elisabeth Bigras pratiquait encore en tant que psychanalyste, profession qu’exerçait également Marike Finlay.
«Elisabeth venait déjà passer de longues vacances avec nous : l’été, à l’Action de grâces, à Pâques et à Noël… Elle avait déjà sa chambre ici et aimait beaucoup vivre au bord de la mer», relate Marike, aujourd’hui dans la soixantaine.
Se basant sur cette expérience de cohabitation positive et sur le plaisir que prenaient les trois femmes à être ensemble, le couple établi en Nouvelle-Écosse a décidé d’inviter Elisabeth à déménager avec elles lorsqu’elle a pris sa retraite : «Je savais que ce serait très difficile pour elle de rester seule, en plus qu’elle avait un problème de surdité qui allait en s’aggravant […] Nous y avons beaucoup réfléchi Karin et moi, on savait que si on lui proposait cette opportunité, on s’engageait à rester avec elle pendant sa vieillesse», se souvient encore Marike.
L’ainée, aujourd’hui âgée de 86 ans, a pris le temps d’y réfléchir. Elle a finalement décidé vers 2005 de quitter le Québec, où résident toujours les deux fils de son deuxième mari, décédé en 1989, pour aller vivre sa retraite en Nouvelle-Écosse.
Des maisons d’ainés «à taille humaine»
Le directeur de la Fédération des aînées et aînés francophones du Canada (FAAFC), Jean-Luc Racine, affirme être «très interpelé» par ce type d’histoire.
«La pandémie, dans les résidences pour ainés, a été catastrophique. On ne pensait pas qu’on pouvait vivre un tel cauchemar au Canada […] Ça amène les ainés à réfléchir à leurs options au niveau des soins, du logement. On se doit d’être plus créatifs et innovateurs dans nos approches», défend-il.
C’est pour cette raison que l’organisme travaille depuis quelques années à développer un nouveau modèle de logement pour les ainés franco-canadiens. En collaboration avec Abbeyfield Canada, qui gère déjà plus de 20 maisons d’ainés abordables à travers le pays, la FAAFC tente de mettre sur pied trois projets-pilotes de résidences pour ainés francophones «à taille humaine».
«On veut amener un maximum de 15 personnes à rester dans une même résidence et à partager des services qui proviennent de la communauté. Pour les francophones, le modèle est vraiment idéal parce qu’il leur permet de s’impliquer et de s’engager dans la communauté de ces maisons partagées», illustre Jean-Luc Racine.
À l’heure actuelle, toutes les maisons d’Abbeyfield accueillent principalement des résidents anglophones. Le directeur de la FAAFC souhaiterait voir des établissements francophones d’abord dans trois régions ciblées : Edmonton en Alberta, le Nord de l’Ontario et les Maritimes, possiblement au Nouveau-Brunswick.
«On est encore loin de la coupe aux lèvres», précise toutefois M. Racine.
«Notre membre ontarien [la Fédération des ainés et des retraités francophones de l’Ontario (FARFO), NDLR] a déjà fait une demande de subvention, mais il n’a pas obtenu les fonds. On s’est dit que c’était tellement un beau projet qu’on allait l’essayer au niveau pancanadien […] On présente actuellement le projet à des bailleurs de fonds», annonce le directeur avec enthousiasme.
À lire aussi : La Maison des enfants, un lieu où l’on grandit en français
«Personne ne veut aller dans ces hospices»
D’un point de vue plus personnel, Jean-Luc Racine habite lui-même avec sa conjointe et ses beaux-parents dans une maison multigénérationnelle, qu’il partageait aussi jusqu’à récemment avec son fils et la copine de celui-ci .
«J’ai vu, avec mes beaux-parents, que si on n’avait pas été là, ça aurait été beaucoup plus difficile ; l’anxiété, le fait de ne plus pouvoir conduire, ça aurait précipité l’institutionnalisation, affirme-t-il. Mais on est déterminés à les garder le plus longtemps possible, à les aider. Il faut aussi encourager les initiatives [comme celle de Marike Finlay et Karin Cope] qui permettent beaucoup plus de flexibilité.»
C’est également le point de vue de Marike Finlay : «Parfois, je me fâche quand on pense que toute solution à tout problème doit provenir de l’État. Tout le monde parle des résidences d’ainés, des soins à long terme organisés par l’État, du désastre durant la COVID […] On devrait quand même, à la radio et à la télé, présenter des alternatives! Personne ne veut aller dans ces hospices. On devrait, comme société, penser à des alternatives pour prendre soin des personnes âgées.»
Elle estime tout de même que le gouvernement aurait un rôle à jouer pour faciliter ce type de modèles qui sortent des sentiers battus, car en ce moment, «le gouvernement — et le ministère du Revenu — ne comprennent pas très bien».
«Il n’y a aucun incitatif financier, on ne peut pas être considérées comme une famille par le gouvernement pour les impôts ou les héritages. On a dû faire des testaments qui nous donnent aux trois le droit de parole sur les décisions médicales, ce n’est pas automatique», déplore Marike.
Surmonter la solitude et l’isolement
Elle-même ne se serait toutefois pas vue vivre avec ses propres parents ni avec ceux de sa partenaire : «Je fais la blague que parfois, c’est peut-être plus facile d’adopter quelqu’un d’autre que vos parents, et vous pouvez espérer que quelqu’un adoptera aussi vos parents!» lance-t-elle en riant.
«Ce n’est certainement pas une relation enfants-parent que nous avons avec Elisabeth, c’est beaucoup plus une relation d’égales. Elle est notre amie, mais aussi notre “ancienne”, notre elder […] Elle contribue beaucoup à notre vie de famille, mais elle ne pourrait pas vivre seule», précise Marike.
Celle qui voit dans la solitude et l’isolement «la plus grande maladie de notre société» encourage tout un chacun à «laisser de côté le narcissisme qui nous isole et imaginer d’autres compromis, d’autres manières de vivre».
«Il faut l’essayer, et il faut mettre des limites. Ce n’est pas possible d’être tout le temps tout le monde ensemble, souligne Marike […] Nous avons organisé la maison pour que Karin et moi ayons un espace pour nous deux, et Elisabeth a son studio et sa chambre de l’autre côté de la maison.»
Au fil des 16 dernières années, il aura fallu aux trois femmes beaucoup de communication et d’adaptation pour en arriver à cet équilibre qui leur convient aujourd’hui. Aux dires de Marike, aucune d’entre elles n’a toutefois regretté la décision d’aménager ensemble, car les bénéfices se sont avérés largement supérieurs aux contraintes.