le Samedi 20 avril 2024

Le choix d’Étienne Haché, chroniqueur

Récemment, je visionnais le concert offert par Johnny Cash au Manhattan Center Full Concert en 1994. Cela m’a rappelé aussitôt ma chronique publiée en juillet 2022 que je vous propose pour relecture : «Pourquoi j’aime tant la musique country?» À cette question, je persiste à penser que toute la raison d’être de la musique country, c’est d’exprimer des sentiments (l’amour, l’amitié, la générosité, le bien…) sans lesquels notre existence serait triste et dépourvue de sens. Bonne lecture. 

(Chronique parue le 7 juillet 2022, actualisée par son auteur ces derniers jours)

C’est du moins ainsi que la plume d’un génie (de la littérature), Victor Hugo, rend hommage à un autre génie (de la musique classique), Ludwig van Beethoven, dans un texte inédit découvert en 1914 : «Ce sourd entendait l’infini, dit-il. […]. Beethoven est une magnifique preuve de l’âme […]. Ah, vous doutez de l’âme? Et bien, écoutez Beethoven! […]. Ces merveilles d’harmonie, ces irradiations sonores de la note et du chant sortent d’une tête dont l’oreille est morte. Il semble qu’on voie un dieu aveugle créer des soleils». 

Question de préjugés…

Par comparaison avec le classique, plus élaboré et plus intellectuel, certains considèrent que la musique country n’a pas ce degré d’intelligibilité et d’élévation de l’esprit. N’ont-ils pas tort toutefois de se montrer aussi indifférents et parfois même hautains?

Non pas qu’il faille revendiquer de mettre absolument sur un même pied les deux registres musicaux, qui sont assez opposés par ailleurs. Seulement, un certain mépris de la country, qu’on range souvent sous le vaste vocable «commercial», «populaire» ou «traditionnel», est infondé et participe de clichés bien ancrés chez certaines élites cultivées (lire par exemple Theodor Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, 1962). Et pour cause, les mêmes préjugés peuvent être également portés pour la plupart sur la musique classique : une musique occidentale, européenne, blanche, ethnocentrique, etc.

Dans le cas de la musique country, les idées préconçues sont non seulement infondées, mais également injustes. Puisant dans la musique traditionnelle européenne du 19e siècle, la country prend naissance dans les années 1920 tout le long de la chaîne des Appalaches, principalement dans la partie sud des États-Unis comme le Kentucky, l’Alabama et surtout le Tennessee dont la capitale, Nashville avec sa grande salle de concert, la Grand Ole Opry House, deviendra rapidement le haut lieu de la musique country. D’une certaine façon, cette musique a façonné l’âme américaine au même titre que le blues, le jazz et le gospel. 

La musique country est essentiellement américaine par ses origines, mais elle s’est aussi très bien développée au Canada, y compris au Québec et en Acadie, en Australie, au Royaume-Uni, voire en Belgique, en Nouvelle-Zélande, ainsi qu’en Irlande. Ce qui fait toute sa richesse, c’est qu’elle est un véritable réservoir de sous-genres, parfois même exotiques pour certains : hillbilly, folk, cajun, western swing, honky-tonk, bluegrass… 

Une musique porteuse de sentiments et d’émotions

Je la disais à la fois héritière et mère, mais la musique country n’entretient pas moins des relations d’influence assez étroites avec le rock’n roll, le blues, le soul, le jazz et même la musique pop. Preuve en est que de magnifiques mélodies — comme celle du grand et unique Roy Orbison, California Blues (1989), Not Alone Any More (1988), ou encore Nikita d’Elton John (1985), ainsi que In the hands of Angels de Leon Russel (2010) — sont fortement imprégnées du style country. 

Oui, contrairement au jugement porté par la haute culture, la musique country est tout le contraire d’une musique figée, refermée sur elle-même et qui évoluerait comme une sorte de rempart du conservatisme et de la pureté morale contre le changement. D’autre part, ce qui la rend encore plus importante, c’est n’est pas tant son aspect commercial — un phénomène qui hante et gangrène également de nos jours la musique classique — que le fait d’exprimer des sentiments et des émotions de la vie ordinaire. 

Or, cette dimension de la musique country, trop passée sous silence, est essentiellement philosophique, je veux dire socratique. Elle est depuis toujours un dialogue franc, sincère et direct des musiciens avec le public et les amateurs. Comment imaginer que ce ne fut pas le cas avec un Don Gibson, un Johnny Cash, Roy Orbison, Neil Young, Bob Dylan ou encore Bruce Springsteen?

Je persiste à penser en effet que, du point de vue social et politique, nous aurions tort de ne pas nous y intéresser. La question n’est pas de savoir si cette musique est orientée politiquement. Elle l’est sans doute un peu, et ce, depuis ses débuts. Cela dit, n’oublions pas que les nazis écoutaient du classique à deux pas des camps de concentration. 

Ce que les maîtres de la country ont très bien compris, me semble-t-il, sans doute mieux que d’autres — et que la jeune génération de chanteurs s’efforce encore aujourd’hui à promouvoir —, c’est que le simple fait de sous-estimer ce qu’un amateur de musique vit et ressent, dans sa vie quotidienne, mais sans pouvoir l’exprimer, souvent par crainte d’être ridiculisé ou de ne pas être suffisamment conformiste ou adapté à la mode du jour, reviendrait à donner du grain à moudre à tous ceux tentés par des choix politiques extrêmes et qui dénoncent le système des élites comme garant des intérêts de classe.

Je risque en effet la thèse suivante que les vrais spécialistes jugeront : la musique country et ses nombreux courants et dérivations offrent un temps pour se retrouver comme dans une grande famille, en toute simplicité, sans distinction de classes et d’origine sociale. J’irais même jusqu’à affirmer que sa véritable richesse, c’est qu’elle s’adresse aux gens ordinaires, mais pas plus bêtes que d’autres… Toutes choses égales par ailleurs, son développement actuel engendre certes d’énormes revenus chez la relève par comparaison aux anciens chanteurs qui ont souvent peiné pour vivre de leur métier. Mais cet aspect ne doit pas faire perdre de vue que la country est d’abord une institution, du moins aux États-Unis, et qu’elle n’est en aucun cas fondée, à l’origine, sur la standardisation, la marchandisation et l’uniformisation des goûts et des pratiques. 

Un été country très chaud au Franco

Le journal s’arrête pour une pause bien méritée. […]. En attendant, je vous souhaite d’agréables moments durant ces beaux jours de l’année, si possible avec de la belle musique country. Rappelez-vous ceci : la vie est courte, nous n’avons pas le temps malheureusement de tout faire. Alors, autant s’astreindre à l’essentiel et n’écouter que les meilleurs joyaux de la musique country (country folk, honky tong, country rock…) : Hank Williams, Don Gibson, Johnny Cash, Elvis Presley, Roy Orbison, Neil Young, The Traveling Wilburys et bien d’autres. Tout cela, entouré de celles et ceux qu’on aime par-dessus tout.

Mais, au fait, je ne vous ai pas dit vraiment pourquoi j’aime tant la musique country. Un peu parce qu’elle produit en moi les mêmes effets que le classique et surtout parce qu’elle me ramène à ma jeunesse. C’est qu’elle provoque en moi des sensations et des souvenirs, de beaux souvenirs, semblables à cette madeleine chez Proust : rapport entre soi et son environnement, questionnement sur le sens de la vie, les idéaux, volonté de freiner le temps, revenir en arrière, les délices d’une bonne bière, rester jeune… C’est tout cela que, depuis l’Europe, la musique country nord-américaine produit en moi.

Étienne Haché – Chroniqueur

Étienne Haché est philosophe et professeur de Lettres/Philosophie.

Complexe, variée, la relation à la mère symbolise beaucoup de choses. Elle reste toutefois une relation primordiale. C’est de ce paradoxe que j’aimerais vous parler dans cette chronique consacrée à la fête des mères qui approche à grands pas.

La mère, c’est la première relation qu’on établit dans notre vie. C’est donc une relation qui peut avoir des effets et des conséquences profondes sur notre développement émotionnel et notre bien-être psychologique.

D’autre part, la relation à la mère symbolise également un amour inconditionnel, la protection et la sécurité. En psychanalyse, notamment avec la théorie du caregiving formulée par John Bowlby en 1969, cela se traduit par l’attachement. En effet, la mère est souvent considérée comme une figure de réconfort et de soutien ; c’est une personne disponible pour nous aider à surmonter les difficultés de la vie. Qui peut en douter ? 

Par conséquent, la relation que nous entretenons avec notre mère peut également symboliser la confiance, ainsi que la stabilité. Cependant, dans certains cas, la relation à la mère peut être associée à des sentiments de frustration, de colère, de douleur et de tristesse. Au point d’ailleurs de vouloir réprimer ses propres pulsions d’autonomie et de compromettre le passage à la vie adulte. C’est du moins ce qu’une autre théorie, celle qu’Erich Fromm décrit dans The Escape from Freedom (1941), à savoir : la relation symbiotique.

Fondamentale et nécessaire, la relation à la mère peut devenir difficile et traumatisante, au point de causer des problèmes émotionnels et psychologiques pouvant persister tout au long de la vie, voire se manifester dans d’autres relations comme en amour et dans l’amitié. Inutile donc de se voiler la face ou de chercher à ignorer une réalité moins rose. Admettons plutôt que pour certaines personnes, jeunes ou moins jeunes, il peut y avoir des raisons pour lesquelles la fête des mères est un vrai problème existentiel. 

Et le père dans tout ceci ?

Cette complexité dont la relation à la mère semble porteuse n’est pas davantage épargnée au père. Après tout, pourquoi n’en serait-il pas de même pour le père avec ses enfants ? La psychanalyse freudienne est on ne peut plus explicite sur l’autorité paternelle, allant jusqu’à établir un parallèle entre la figure du père, l’éducation, la société, la civilisation et la religion. Toutes ces instances incarnent une forme de répression nécessaire des instincts et des pulsions (du «Ça») destinée à protéger l’individu (le moi) contre lui-même et face aux autres.

L’un des mérites de Freud, c’est d’avoir découvert, à travers la sexualité infantile et le complexe d’Œdipe, que l’être humain aspire à la pleine satisfaction de ses «pulsions» (libido) telle qu’il l’aurait connue dans un passé lointain. Mais cet état originel n’existerait plus, une répression ayant été instituée au nom du progrès de l’espèce et de la vie en commun. Pour Freud, toute civilisation repose au premier chef sur une «sublimation des instincts». 

C’est que tout désir libéré excèderait nos pouvoirs et nos capacités. Voilà ce qui permit à Freud de conclure au «mythe de la raison» à travers à un «inconscient», ce grand signifiant des «instances psychiques» capable, à défaut d’endiguer une fois pour toutes, de maîtriser ces deux tendances opposées de l’espèce humaine pouvant conduire à une «volonté débridée» et aveugle à tout état d’Anankè (la nécessité de la vie commune) que sont les «pulsions de vie» (Éros) et «l’instinct de mort» (Thanatos). 

Freud aimait dire que «le moi n’est pas maître dans sa propre maison» (Une difficulté de la psychanalyse, 1917), comme pour achever de décentrer de l’individu. «C’est une lourde tâche, disait-il, que d’avoir pour patient le genre humain tout entier». Entendons bien qu’un très large fragment de l’humanité serait selon lui dans la souffrance et le besoin. Tout le travail de la psychanalyse depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte consisterait donc, à en croire Freud, à essayer de rendre compatible nos désirs avec nos besoins. 

Cela admis, il faut reconnaître que la plus grande faiblesse de la psychanalyse freudienne — d’autres, plus optimistes, y voient au contraire toute sa richesse —, c’est qu’elle n’a jamais pu démontrer réellement en quoi consiste une adaptation conforme à la réalité. C’est comme si sa prétention d’unifier n’avait conduit, à l’instar d’autres théories empiriques inspirées du darwinisme, qu’à «une complète anarchie de la pensée». En témoignent, la période d’après-guerre et la vague d’émancipation des années 60 et 70. Butant contre le sujet traditionnel, conspuant la morale, l’ordre économique bourgeois et les tabous — citons l’International situationniste conduit par Guy Debors dans La société du spectacle (1967) et par Raoul Vaneigem dans son Traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967) —, des générations entières verront dans sa « technique d’exploration du passé » et sa thérapie — un «Moi rationnel» réglé sur un «Surmoi» pour freiner les délires du «Ça» en subordonnant le «principe de plaisir» au «principe réalité» — une vraie pédagogie de la libération. 

Alléguant, non sans raison, qu’il y a chez Freud des limites à l’aliénation par une rationalité institutionnalisée et qu’il revient à chacun de choisir et d’orienter sa vie dans un monde désenchanté, n’a-t-on pas eu trop d’oreille cependant pour une libération des instincts ?

«Maman, c’est parfois dure sans toi, mais je t’aime quand même»

Revenons à la mère puisque c’est elle le sujet du jour… J’avoue avoir longuement hésité à me laisser entraîner dans une telle chronique sur la place de la mère dans nos vies. Le lecteur conviendra sans doute comme moi qu’il y a quelque chose d’assez sordide à traiter d’un sujet pareil, alors qu’en mai nous célébrons la fête des mères : en apparence du moins, une fête d’amour, une fête marquée par une affection réciproque mère-enfant.

Mais puisque chacun de nous regarde la chose depuis sa fenêtre, cette chronique serait incomplète sans la traduction du témoignage et du ressenti d’autres personnes. Or, c’est à ce stade que cette chronique prend tout son sens, me semble-t-il.

Songeons une seconde aux personnes qui ont perdu leur mère, je suis de ceux-là, pour eux, en effet, la fête des mères peut être une journée difficile et douloureuse. Pour la simple raison que le 14 mai vient raviver la tristesse et la peine liée à la perte de l’être cher ; chose d’autant plus vraie si cela est récent. 

Par ailleurs, outre les personnes qui ont une relation plutôt difficile, voire inexistante avec leur mère, et pour qui le 14 mai se présente comme un rappel pénible de cette situation au point de se sentir isolé et ignoré, ou de ressentir une certaine culpabilité ou une colère, comment ne pas penser également aux personnes qui n’ont pas d’enfant ou qui ont en perdu un. Pour toutes ces personnes, la fête des mères peut aussi être une source de douleur et de tristesse profonde. Elles se sentent exclues de la fête, qui vient trop leur rappeler le manque ou la perte qu’elles ont vécue. 

Enfin, faut-il rappeler que la pression sociale autour de la fête des mères peut être difficile pour d’autres qui se sentent obligées de la célébrer en achetant un cadeau, même si cela ne correspond pas à leurs sentiments ou à leur situation ?

J’allais oublier les enfants dont l’adoption ne fut pas une vraie réussite, ainsi que toutes celles et tous ceux nés sous X… J’en oublie d’autres volontairement, et c’est sans doute mieux ainsi. À chacun de faire preuve d’imagination.

Pas de chronique sur la fête des pères, promis !

De manière générale, il est important de reconnaître que la fête des mères peut représenter une journée difficile pour certaines personnes. Respectons donc leur droit de ne pas y participer. Quant à la fête des pères, celle-ci peut être considérée comme l’envers exact de la fête des mères. Elle ne diffère que d’après le degré de complexité de notre relation au père. Sincèrement, une bonne fête des mères à toutes les mamans.

Étienne Haché – Chroniqueur

Étienne Haché est philosophe et professeur de Lettres/Philosophie.

Dans Technology and Empire (1969), le penseur canadien George Parkin Grant affirme que le progrès technique s’est mis au service d’une maîtrise utilitaire du monde destinée à un contrôle technocratique et à des appétits capitalistes gargantuesques. C’était une façon de répliquer — négativement — au «village global» décrit quelques années plus tôt, en 1967, par un autre intellectuel canadien, originaire d’Edmonton, Marshall McLuhan (The Medium is the Massage). 

Un demi-siècle après, qu’en est-il de l’uniformisation du monde? 

Unifié par le libéralisme et la technique, notre monde n’apparaît pas moins incertain, imprévisible. Aux tendances hégémoniques de certains pays, à la crise du contrat social, s’ajoutent les menaces sur la vie privée et sur notre condition sociale et politique.

Vivre heureux, vivre caché

Comment ne pas trouver scandaleux, faute d’une fiscalité internationale promise par l’OCDE courant 2020 — mais reportée sous la pression des États-Unis jusqu’en 2023 — afin de contrer l’évasion fiscale qui s’élèverait à plus de 650 milliards de dollars annuellement, que de grandes corporations détenant pratiquement un monopole, comme les géants américains des nouvelles technologies (GAFA), aient pu s’affranchir pendant de nombreuses années de payer leur juste part d’imposition? 

Comment ne pas devenir méfiant par ailleurs face à ces groupes qui possèdent les données de leurs clients — respectivement 2,5 milliards pour Facebook et 330 millions d’abonnés pour Twitter (du moins jusqu’à son rachat par Elon Musk) —, mais qu’ils parviennent difficilement à protéger? 

Les scandales liés à Cambridge Analytica, qui s’est servi des informations personnelles de 87 millions d’utilisateurs de Facebook pour cerner leurs intérêts et leurs opinions politiques, ainsi qu’à la ligue du LOL, qui a moqué et menacé des homosexuels, des féministes et des blogueurs via des comptes Twitter pseudonymes, font encore froid dans le dos. 

Les fausses nouvelles, la publicité politique et l’usage abusif de données personnelles sont désormais monnaie courante sur les réseaux sociaux. Bien qu’employé massivement, Internet n’est pas maîtrisé par la plupart de ses utilisateurs. Si les technologies de l’information font partie de notre quotidien en permettant de sillonner la planète, leur usage cache bien des dangers. 

D’est en ouest

Qu’en est-il maintenant que la 5G est accessible, la 6G étant déjà en projet depuis 2020? Certains prédisent toujours des problèmes de sécurité très élevés. Chose certaine, la bataille à laquelle se livrent les fournisseurs de cette nouvelle technologie mobile pour s’imposer sur le marché et se tailler la part du lion est motivée par des enjeux financiers colossaux.

Par-delà l’aspect sécuritaire et financier toutefois, il y a aussi un enjeu politique. Certains parlent même d’un risque de déstabilisation des démocraties.

D’où le haut degré de méfiance qu’inspire la compagnie Huawei, principal fournisseur mondial d’équipement de réseaux Internet et de technologies mobiles. Financée par des banques publiques chinoises, soutenue par l’armée et par son gouvernement, on lui reproche notamment de pratiquer de l’espionnage et des cyberopérarions.  

Or, même si Huawei et les BATX chinois peuvent présenter des dangers pour la stabilité des démocraties, l’Occident n’a pas eu à attendre leur désir de conquête pour prendre la mesure de la menace des nouvelles technologies. 

Le scandale informatique entourant l’élection présidentielle américaine de novembre 2016 est une belle illustration. D’après les services de renseignements américains (DNI et DHS), la Russie aurait commandité — via Cozy Bear (lié aux services russes de renseignements militaires : GRU) et Fancy Bear (rattaché aux services spéciaux russes : FSB) —, le piratage des ordinateurs du Parti démocrate à l’été 2015, ainsi que le vol de dossiers du Parti républicain en mars 2016. Cette infiltration dans les partis politiques américains a permis à Wikileaks de dévoiler, en octobre 2016, des informations classées confidentielles. Ce qui aurait, dit-on, affaibli la campagne de la candidate démocrate, Hillary Clinton.

Par ailleurs, grâce au lanceur d’alerte Edward Snowden, ancien employé de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la National Security Agency (NSA) réfugié en Russie, la planète entière a pu découvrir, en juin 2013 (Washington Post et The Guardian), des programmes américains de surveillance électronique (PRISM et XKEYSCORE) en concertation avec d’autres services de renseignements étrangers (le Five Eyes et l’Allemagne). Rien n’a été laissé au hasard par l’État technicien qui œuvrait en coulisses à notre insu. 

Au nom de la sécurité nationale et de celle des États alliés, tout utilisateur d’Internet pouvait être surveillé.

Le prétexte mis de l’avant : obtenir des informations utiles pour prévenir une menace potentiellement dangereuse. Difficile d’imaginer une atteinte plus grave aux droits fondamentaux. 

Hélas, ce ne sont là que quelques-uns des nombreux dérapages des services de renseignements nationaux. Faut-il également rappeler, en marge de ces affaires d’État, le scandale lié au logiciel espion de fabrication israélienne, Pegasus? Sa capacité de se greffer aux téléphones portables illustre parfaitement le risque qu’une puissance publique agisse en toute impunité. Preuve en est que même l’Espagne a eu recours à Pegasus contre le mouvement indépendantiste catalan dès 2015.

Nous ne sommes pas des robots

Il y a pourtant une autre inquiétude à l’horizon : celle liée à l’intelligence artificielle (IA) qui, selon certains, pourrait détrôner le cerveau humain d’ici 2030. On l’associe à la troisième révolution industrielle de Jeremy Rifkin, (La fin du travail, 1995). 

Tandis que la première révolution reposait sur le charbon et la machine à vapeur, que la seconde fut liée à la découverte du pétrole et de l’électricité, celle qu’on qualifie de révolution transhumaniste — avec pour paradigme l’homme augmenté — est l’envers du décor. Elle s’accompagne de robots à commandes numériques alimentés de puces anthropomorphiques et neuromorphiques imitant le cerveau humain, ainsi que d’ordinateurs et de logiciels ultrasophistiqués et beaucoup plus puissants grâce à l’informatique quantique; le tout coordonné en réseau et pouvant être localisé et dirigé à distance.

Ce rêve d’échapper à la condition humaine en substituant au cerveau humain des outils techniques fait partie des plus vieux songes de la littérature et de la science-fiction. Mais les possibilités qu’offrent les technologies intelligentes avec le numérique et la robotisation peuvent aussi mystifier. Sans rejeter d’un revers de main le potentiel de l’IA — en science (la génomique), en médecine (les nanotechnologies), ainsi que dans l’exécution de tâches complexes et pénibles pour l’homme —, on peut d’ores et déjà affirmer qu’il y aura des répercussions sur le travail. Comment les États aborderont-ils la question de la productivité? L’IA conduira-t-elle à des loisirs plus développés ou va-t-elle plutôt déboucher sur de l’oisiveté forcée?

Le phénomène incite déjà à sonder de nouvelles pistes. Tous les secteurs de la vie sont touchés. Mais seul le domaine de la recherche et du savoir pourrait émerger. Comparativement aux travailleurs moins qualifiés, ce domaine est composé d’industriels, de scientifiques, de techniciens et d’enseignants. Certes, le progrès a toujours un prix. Mais l’IA, le numérique et les nouvelles technologies pourraient séparer en deux la population mondiale : d’un côté une élite spécialisée, de l’autre une masse de travailleurs précarisés. Qui peut nier que dans une ou deux générations une portion de la population mondiale pourrait être composée de «travailleurs sans travail»?

Ce que suggère le débat sur l’IA, c’est que l’utilisation des connaissances scientifiques et techniques est une question qu’on ne peut guère abandonner aux scientifiques et aux politiques.

Par-delà l’épineuse question sociale du travail, il y a des raisons suffisantes pour s’objecter à ce qu’une élite restreinte de décideurs contrôle notre existence sans débat et sans discussion préalables.

Ces dangers vont du contrôle de notre ADN par une base de données à des logiciels utilisés par les tribunaux, jusqu’au pouvoir des algorithmes, sans oublier les entreprises High Tech qui possèdent d’énormes informations concernant notre vie privée et les revendent à prix d’or, ainsi que des programmes de reconnaissance faciale obtenus sur Internet sans notre consentement.

Comme le souligne Francis Fukuyama dans La fin de l’homme (2002), le temps est venu pour des pays réformateurs et fortement imprégnés des valeurs démocratiques de mettre en place des garde-fous afin de contrer une forme inédite de contrôle social. C’est à eux qu’incombe, au niveau local, la responsabilité de règles et d’institutions à vocation internationale pour s’assurer que le progrès technologique ne devienne pas un «faux étendard de liberté». À défaut de quoi, d’autres acteurs plus autoritaires et moins respectueux des droits et liberté se chargeront d’agir à leur place.

Le Five Eyes désigne l’alliance des services de renseignement de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis

Lors d’un entretien accordé à L’Express (France – 9 mars 2023) en guise de promotion de son dernier livre, Libéralisme, vents contraires (2023), le théoricien politique américain Francis Fukuyama affirmait : «Je ne vois […] pas de système alternatif crédible au libéralisme». Et le penseur de conclure : «Je reste […] d’un optimisme prudent».

Étienne Haché – Chroniqueur

Avec raison. Contrairement à bien des idées reçues, l’analyse que nous avait offerte Fukuyama en 1992 dans son légendaire ouvrage La fin de l’histoire et le dernier homme n’était pas uniquement celle d’une victoire des démocraties libérales sur toutes les autres structures politiques jugées désuètes et dépassées par le progrès. L’autre temps fort de l’ouvrage, mais si peu mentionné par les commentateurs, portait sur la question de savoir comment il sera possible, à l’avenir, pour les démocraties occidentales et leur fer de lance, le libéralisme, de s’articuler et de se définir sans renoncer aux valeurs de liberté et d’égalité.

D’ailleurs, cette question est devenue si importante que Fukuyama, à l’instar de John Rawls, Jürgen Habermas et Amartya Sen, y consacre des pans entiers dans ses écrits ultérieurs.

Système politique et économique voué à assurer l’ordre mondial par des accords et des traités multilatéraux, la démocratie libérale n’est pas encore parvenue à assurer de meilleures conditions de vie et une plus grande redistribution des richesses. S’il faut bien admettre d’énormes progrès liés à la mondialisation et à la globalisation des échanges, il y a un assez large consensus que certains aspects du libéralisme doivent être mieux maîtrisés. 

Ceci pour deux raisons : contrer les velléités impérialistes de certains États et répondre au ressentiment populaire à l’égard du pouvoir et des institutions.

Du loup au retour du protectionnisme

On a cru qu’en lui ouvrant les portes de l’OMC en 2001, la Chine adhérerait pleinement au libéralisme. Deux décennies plus tard, cette décision reste sujette à caution. Pour les États-Unis, l’entrée de la Chine dans le marché mondial s’est traduite par des millions de pertes d’emplois. D’où la tentation de maintenir des barrières tarifaires et de surtaxer certains produits étrangers au nom de critères déterminants pour les citoyens américains. 

L’élection de Donald Trump aura au moins permis de mesurer les conséquences politiques mondiales des «tensions commerciales» entre les États-Unis et la Chine, dont la part du PIB dans le PIB mondial se chiffre aux alentours de 18%; ce qui fait de l’empire du Milieu la deuxième puissance économique mondiale. Il suffit d’observer l’Allemagne qui, depuis le troisième trimestre de 2019, montre un ralentissement économique continuel. Puissance industrielle et force motrice de l’Europe, mais dépendante de la Chine et de pays émergents, l’Allemagne peine, à cause de ce différend commercial, à promouvoir ses exportations dans les secteurs de l’équipement automobile et de la chimie. 

On imagine bien, dans un contexte d’interdépendance et de globalisation des marchés, qu’un ralentissement des investissements et des exportations peut causer du chômage de masse. Si certains pays parviennent à endiguer le chômage en adoptant les mesures prodiguées par le FMI et d’autres instances de régulation comme l’OCDE, le marché de l’emploi reste tributaire de la conjoncture internationale. Or, à peine la COVID-19 passée, nous voilà maintenant dans un conflit armé aux frontières de l’Europe qui engage d’autres dépenses imprévues. Un conflit qui, en outre, ne laisse rien présager de rassurant pour les prochains mois, voire les prochaines années, sinon une récession.

Du reste, la difficulté pour certaines économies de continuer à développer leurs industries et maintenir un niveau de vie appréciable dans un contexte de libre-échange incertain reste un enjeu électoral important. Toute la question est de savoir si certains pays, incluant les États-Unis — dont le protectionnisme agressif n’est guère profitable pour le consommateur américain —, sauront transiger avec une nouvelle crise et quelle sera la réaction des opinions publiques concernées. 

Liée à des situations géopolitiques et à la libre circulation des capitaux, l’économie mondiale s’est aussi financiarisée par des investissements directs à l’étranger et des placements cotés en bourse. Au point même d’être victime de la spéculation et du profit, le commerce international étant désormais plus rapide que la progression du PIB d’un pays.

Exportation du modèle chinois

Le différend commercial sino-américain persiste toujours malgré la nouvelle administration Biden. Toutefois, c’est l’arbre qui cache la forêt. Une autre inquiétude plane sur la démocratie libérale avec la conquête chinoise du monde. La Chine développe, sous forme de financement à crédit, les nouvelles routes de la soie. 

Dans le cadre de ce projet (Une ceinture, une route), les Chinois ont signé des ententes commerciales avec plus de 150 pays pour un total d’environ 3000 projets couvrant 5000 prêts à taux d’intérêt élevés d’une valeur approximative de 70 milliards de dollars américains. Cela reflète bien les intentions de Pékin de devenir la première puissance mondiale d’ici 2049, année du centenaire de la Révolution. 

La Banque mondiale et le FMI estiment que cela pourrait tirer 7 à 8 millions de personnes de la pauvreté. Mais l’inquiétude persiste pour les droits et libertés et pour l’indépendance des pays concernés par ces investissements massifs. Selon des estimations, les avoirs chinois à l’étranger s’élèveraient à environ 6 000 milliards de dollars. 

Preuve de l’influence chinoise sur la géopolitique mondiale, le Sri Lanka. Afin d’obtenir des fonds pour rembourser sa dette auprès de la Chine, ce pays a fait le choix en 2016 de céder son port de Hambantota. Faut-il aussi rappeler que les îles Salomon ont été secouées fin 2021 par des émeutes meurtrières alimentées notamment par le ressentiment d’une partie de la population contre l’influence de la Chine?

L’Europe, les États-Unis, ainsi que le Canada, empêtrés dans un conflit diplomatique avec la Chine, ont donc intérêt à revoir leurs relations avec les pays émergents et pauvres en leur offrant des options pouvant préserver leur indépendance et diversifier leur choix.

Repenser le contrat social 

À la mainmise de la Chine sur le monde, incluant Taïwan, s’ajoute l’urgence de repenser le contrat social. Pour Yascha Mounk (Le peuple contre la démocratie, 2018), l’autre problème de la démocratie libérale est l’énorme pouvoir de contrôle des élites, qui ne sont plus crédibles aux yeux des citoyens. Si nous jouissons de droits et de libertés en vertu des règles démocratiques, paradoxalement les pouvoirs conférés aux experts et à la haute administration contribuent à vider le système représentatif.

Ce sentiment d’une confiscation du pouvoir, y compris en France, nourrit les populismes dont nous mesurons mal les tentations de restreindre nos libertés. Ainsi, selon Mounk, les «citoyens éprouvent moins d’attachement pour la démocratie et se montrent plus ouverts aux solutions autoritaires». Même la jeunesse semble désenchantée au point de verser dans les idées extrêmes.

Cette lecture peut être rapprochée de celle du philosophe allemand Jürgen Habermas concernant des conceptions désuètes de l’État-nation. Si une société ne peut s’affranchir de son histoire, elle doit pourtant s’attendre à ce que ses valeurs se transforment au contact de la diversité. Étendant sa réflexion Sur l’Europe (2006), Habermas n’a pas hésité à soutenir le projet transnational d’une union européenne. 

Selon Habermas, l’Europe est un modèle politique capable de freiner une mondialisation aveugle aux identités et la perte de pouvoir au profit des populismes. Certains considèrent toutefois qu’un tel projet est contraire à l’évolution d’un libéralisme sans frontières. D’autres, plus conservateurs et nationalistes c’est le cas de Victor Orban en Hongrie  — voient dans une plus grande intégration politique et économique des obstacles à l’autonomie et à l’indépendance des peuples. 

Il est clair que tout projet d’unification ou de fusion ne peut esquiver la question de l’identité nationale, que, pourtant, le pluralisme défendu par Habermas admet explicitement. Le vivre-ensemble consiste, selon lui, dans une fusion des principes universels avec des manifestations identitaires qui ont leur propre conception du bien et du juste; conceptions toutes différentes entre elles et même légitimes. 

Affaire à suivre

Vaste marché commun, carrefour des nations, l’Europe a beau être considérée comme une référence pour la démocratie libérale, des problèmes persistent comme partout ailleurs et sont susceptibles de conduire à l’anarchie à défaut d’une évolution positive du projet européen.

La menace russe aux frontières européennes est l’exemple le plus récent qui rappelle à tous le prix considérable, mais nécessaire, pour défendre la démocratie libérale.

Glossaire – *Fer de lance : Élément le plus dynamique ou le plus actif

ID – Illustration Étienne Haché

Étienne Haché est philosophe et enseignant de Culture générale au lycée La Providence en France.

La symbolique de la violence à l’égard des enseignants

Sujet sensible qu’on n’ose à peine imaginer, la violence à l’égard des enseignants existe bel et bien. Les formes de violences et d’agressions varient et semblent se multiplier : insultes, crachats, voire jusqu’à des coups entraînant des blessures parfois graves, certaines pouvant conduire à la dépression et à des arrêts de travail prolongés, sans oublier les intimidations et les menaces en ligne et sur les réseaux sociaux. 

Mais le plus terrifiant cependant, c’est de constater que des enseignants finissent par perdre la vie dans le cadre de leur fonction. Ce fut encore le cas récemment en France. Le 22 février dernier, alors qu’elle faisait cours, Agnès Lassalle, une enseignante de 52 ans, professeure d’espagnol au lycée Saint-Thomas-d’Aquin de Saint-Jean-de-Luz, a été poignardée à mort par l’un de ses élèves. 

Ce drame est venu rappeler aux consciences la tragédie du 16 octobre 2020, jour où Samuel Patty, professeur d’histoire-géographie âgé de 47 ans, à Conflans-Sainte-Honorine, non loin de Paris, a été sauvagement décapité en pleine rue aux abords du collège du Bois-d’Aulne où il exerçait. Dans les semaines qui précédèrent sa mort, le professeur Patty avait pourtant prévenu qu’il craignait pour sa vie. 

Me faut-il ajouter à ce triste constat qu’en France, avant l’affaire Patty, soit en 2014, une autre enseignante âgée de 34 ans, en grande section de maternelle à Albi, Fabienne Terral, avait été poignardée par une maman d’élève qui sera finalement jugée inapte à subir un procès?  

Loin d’être un phénomène isolé

Hélas, il n’y a pas qu’en France où les enseignants sont victimes de violences et d’homicide. La société américaine est en vigilance permanente. Selon le National Center for Education Statistics, en date de l’année 2018-2019, soit juste avant le confinement lié à la COVID-19, 10% du personnel enseignant dans le secteur public affirme avoir été violenté physiquement par des élèves. 

La tragédie la plus récente en date remonte au 24 mai 2022, lorsqu’un jeune homme de dix-huit ans pénétra avec une arme à feu dans l’enceinte d’une école primaire d’Uvalde au Texas et tua dix-neuf jeunes enfants innocents, ainsi que deux enseignantes. La liste est longue dans un pays où le contrôle des armes à feu laisse souvent perplexe un observateur étranger. Si longue qu’une majorité d’Américains de tous bords se disent de plus en plus favorables à la présence de vigiles armés aux abords des écoles. Un peu comme si, pour eux, le tout sécuritaire était nécessairement la réponse à une violence illégitime. 

Rien n’est donc simple lorsqu’il s’agit de violence à l’école et en particulier à l’égard des enseignants. Il n’existe pas de solutions parfaites. Le recours à des moyens plus coercitifs est non seulement susceptible d’engendrer un sentiment accru d’insécurité, mais aussi une plus grande violence.

Si la situation au Canada peut sembler différente de ce qui se passe ailleurs, les chiffres et les statistiques rappellent que nous avons également notre lot de difficultés. C’est notamment le cas au Québec. Des sources indiquent que le nombre d’employés des écoles ayant reçu des indemnisations de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) consécutives à de la violence a bondi de 54% en 2021 par rapport à 2019. Si ce pourcentage inclut également des employés en éducation spécialisée, ailleurs, en Estrie, un sondage mené par la firme Aramis du 7 au 23 décembre 2022 révèle qu’environ 137 événements violents surviennent chaque jour dans les écoles de cette région du Québec. 

De la normalité au fatalisme

Si j’ai pris soin de rappeler certains drames récents en France et aux États-Unis tout particulièrement, c’est que peu importe les motifs — différend avec un enseignant, voix mystérieuse appelant un élève au meurtre, obscurantisme ou fanatisme religieux, troubles mentaux, adolescence perturbée —, après l’émotion et la stupeur relayées par les médias et les journaux, le monde continue de tourner comme si de rien n’était… sans doute jusqu’à ce qu’une nouvelle tragédie se produise. 

Nous nous habituons en quelque sorte à une culture de la violence dans les lieux de transmission de la culture et du savoir. Non sans la crainte, certes, d’un risque de réplique mimétique, comme il y a souvent dans ce genre de situation : tétanisés que nous sommes par la peur et par l’angoisse qu’un être cher ou un collègue de travail soit la prochaine victime de ce genre de violence. C’est dire aussi à quel point la question de la violence gangrène le monde de l’éducation. 

Sans vouloir justifier cette sorte de normalité ou de fatalité de la violence, il faut néanmoins reconnaître et dire avec franchise qu’il n’y a pas de frontière étanche entre l’école et la société. Bien au contraire, l’école est comme la société. C’est pour cette raison qu’elle hérite de situations et de problèmes complexes avec leur lot de violence. À vrai dire, l’école comme «sanctuaire absolu» n’a jamais réellement existé. 

À partir du moment où l’école est le lieu d’expression de la vie, dès lors que des élèves ne réussissent pas toujours, que d’autres ne s’entendent pas avec leurs enseignants, que certains enfants sont bons partout, sauf dans une matière en particulier, ou encore que certains adolescents rencontrent des difficultés d’intégration et d’adaptation à un groupe ou dans un espace social, le premier pas à franchir comme société et comme pédagogue, c’est sans doute d’admettre que l’école peut vite devenir un lieu de tensions et non le paradis sur terre. Bien évidemment, c’est une triste réalité, mais qui ne doit pas faire oublier que la majorité des enseignants aiment leur métier. Non seulement les enseignants aiment ce qu’ils font, mais ils cherchent constamment des solutions afin que la relation pédagogique puisse se dérouler dans le respect de l’apprenant, avec écoute et dans un dialogue franc et sincère.

Un phénomène très ancien

On dit souvent que l’enseignement est le plus beau métier. C’est fort possible, même si ce n’est guère facile tous les jours. Enseignant de philosophie, il m’est arrivé quelquefois de questionner la symbolique de la violence à l’égard de ma profession. Comment expliquer qu’en éducation, dont l’idéal est le développement de l’individu, sa sortie des ténèbres jusqu’à son accession à la majorité, c’est-à-dire comme citoyen libre et autonome, conformément au vœu de Kant, la violence puisse s’immiscer à tel point qu’elle rend impensable tout développement spirituel, cognitif et matériel? 

À cette recherche de la symbolique derrière la violence, des penseurs comme Ivan Illich (Une société sans école, 1971) et Pierre Bourdieu (La reproduction, 1970) ont déjà répondu que c’est l’école elle-même qui exerce une répression active et constante sur les élèves en reproduisant les inégalités sociales à travers la pédagogie. Sous couvert de légitimité, cette forme de domination exercée sur des êtres en devenir serait ainsi perçue comme normale par la société et les intérêts de classe. 

Ainsi, lorsque nous prétendons, ce qui est aussi mon cas, que la violence dans l’éducation, principalement contre des enseignants, ne date pas d’hier — l’histoire de la pensée éducative depuis les Grecs jusqu’aux Lumières regorge effectivement de situations et d’exemples de violence contre les enseignants —, nous omettons souvent de mentionner que les systèmes de valeurs mis en place par notre tradition de pensée n’ont pas toujours contribué à l’expression de soi, à la différence et à l’authenticité. Or, depuis la fin du 19e siècle, l’obéissance et l’autorité ont progressivement laissé place à des formes d’individualités dont nous prenons encore la mesure aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire.

Je ne sais pas si cette découverte fera de moi un partisan de la déconstruction. J’ai toujours été et reste un ardent défenseur de la culture générale afin de pouvoir développer une conscience historique. Je sais cependant que des pédagogues tels que Jean-Jacques Rousseau, premier théoricien des âges de la vie, ainsi qu’Émile Durkheim, Maria Montessori et surtout John Dewey, continuateur* de la pensée de Rousseau, ont contribué à transformer la vision de l’enseignant, en faisant de lui un guide et un éducateur plutôt qu’un simple transmetteur de savoir. Cela dit, malgré tout le génie de ces penseurs, je n’ai pas la certitude qu’ils détiennent la réponse à notre problème. La tragédie qui se vit aujourd’hui à l’école est d’abord le reflet d’une crise de société. L’éducation étant au centre de la vie sociale, les enseignants font partie de ceux qui sont les plus exposés à la violence. 

 

Glossaire – Continuateur : Personne qui poursuit ce qu’une autre a débuté 

La critique, j’en fais même ma devise comme chroniqueur au journal Le Franco. S’exercer à l’esprit critique, c’est appliquer son jugement à la recherche de la vérité. C’est marquer sa différence, voire son désaccord et son opposition féroce à tout ce qui contribue d’une façon ou d’une autre à humilier l’être humain et à porter atteinte à sa dignité.

S’exercer à l’esprit critique, c’est appliquer son jugement à la recherche de la vérité.

Dans le même temps, c’est reconnaître une limite à notre capacité d’appréhender le monde et de maîtriser le cours des événements et, par conséquent, admettre le besoin des lumières d’autrui pour s’orienter.

D’origine à vrai dire très ancienne, puisqu’on trouve ses racines aussi loin que dans l’héroïsme grec, chez les sophistes et dans le combat des premiers chrétiens pour leur humanité, ce droit à la différence, à la singularité, que Rousseau désigne comme une marque d’authenticité (l’amour de soi par opposition à l’amour propre), ne peut donc se concevoir sans la ressemblance.

C’est de cela dont je voudrais parler dans cette chronique que je dédie chaleureusement à toutes celles et à tous ceux, d’ici ou d’ailleurs, qui célèbrent le Mois de l’histoire des Noirs.

L’héritage de l’humanisme

L’idée qu’il est possible de préserver et de valoriser la valeur et la dignité de chaque être humain tout en reconnaissant des similitudes et des points communs constitue la devise de l’humanisme moderne depuis la fin du Moyen Âge et l’entrée dans la Renaissance. Outre Roger Bacon, Érasme, Pic de la Mirandole notamment, on trouve chez Montaigne (Essais, 1580) et chez Descartes (Discours de la méthode, 1637) une observation de bon sens assez simple : rien ne sert de vouloir imiter autrui puisque nous sommes tous différents, c’est-à-dire déjà semblables. Le fait d’avoir en commun la raison et la capacité de penser par soi-même rend suffisamment négligeable des traits secondaires tels que les modes de vie, l’origine culturelle, la manière d’appliquer son jugement.

Le fait d’avoir en commun la raison et la capacité de penser par soi-même rend suffisamment négligeable des traits secondaires tels que les modes de vie, l’origine culturelle, la manière d’appliquer son jugement.

Véritable ouverture sur le monde, cette pensée humaniste de la différence et de la ressemblance se propagera au siècle des Lumières. Le plus bel exemple de cette période est incontestablement Charles de Montesquieu. Ce dernier eût beau jeu, dans un registre satirique comme sa 30e Lettre persane (1721), de traquer l’ethnocentrisme des sociétés européennes, allant même jusqu’à considérer que la superstition (parisienne), qui voit dans la civilisation une révélation divine de supériorité par rapport aux autres peuples, n’est en réalité qu’une forme d’altérité ou de relativisme culturel.

L’héritage humaniste dont se réclameront également des intellectuels comme Voltaire, Diderot et surtout Condorcet, tous opposés à l’esclavage, va imprégner très fortement les Révolutions américaine et française. Il sera même la source de l’idéal contenu dans de nombreuses déclarations universelles des droits de l’homme, y compris celle entérinée à Paris le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies.

La grande remise en cause

Quelques années plus tard, lors d’un discours mémorable prononcé dans le cadre d’une conférence organisée par l’UNESCO, ce sera au tour de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (Race et histoire, 1952) de plaider en faveur du relativisme culturel et d’affirmer que le sentiment d’inégalité entre les cultures résulte d’une «illusion d’optique» consistant à juger certaines sociétés sur la base des valeurs ethnocentriques occidentales. Fallait-il y voir une remise en cause de l’humanisme?

Toujours est-il que dix-neuf ans plus tard, en 1971, alors qu’il est à nouveau invité par l’UNESCO pour l’inauguration de l’Année internationale de la lutte contre le racisme, Lévi-Strauss prononce cette fois une conférence intitulée «Race et culture» (reprise dans Le regard éloigné, 1983). À l’encontre de l’homogénéité culturelle et de la convergence des sociétés par l’idée de progrès, l’anthropologue plaide cette fois pour le droit des cultures à la différence.

Par-delà les polémiques et l’avalanche de critiques déclenchée par ces deux interventions de 1952 et de 1971, l’idée défendue par Lévi-Strauss est que la diversité culturelle devrait être préservée à tout prix. Si le progrès paraît impossible sans le développement des échanges et le croisement des cultures, en revanche la préservation d’un patrimoine culturel est impraticable dans une globalisation où les échanges économiques et le développement technique effacent les singularités.

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Comme on peut s’en rendre compte avec le cas Lévi-Strauss, le relativisme culturel est une «boîte de Pandore que l’on peut ouvrir rationnellement», mais que «seuls les préjugés ethnocentriques permettent parfois de refermer». Le recours à la fiction devient alors «le seul moyen pour un penseur de sortir de cette impasse et d’assigner au moins symboliquement des limites à la dynamique relativiste» qu’il a lui-même amorcée.

Il n’en demeure pas moins vrai que l’humanisme a été remis en question par plusieurs événements majeurs du 20e siècle qui ont eu un impact décisif sur les sociétés et les cultures. Parmi ceux-ci, notons les deux Guerres mondiales qui ont laissé l’Occident sans les ressources intellectuelles et politiques pour se défendre pendant un demi-siècle. Songeons également à l’Holocauste et au stalinisme qui ont réduit des millions d’individus à l’inhumanité et à la barbarie. Et que dire de notre crise environnementale qui remet en question l’espoir d’un progrès humain et matériel? Sans compter ce que les sociologues ont appelé le postmodernisme qui, à deux pas du nihilisme, a voulu remettre en question les idéaux d’universalité et rationalité.

Tous ces événements – et bien d’autres dont nous sommes à jamais les témoins historiques: le génocide au Rwanda, l’exploitation du continent africain, la pauvreté de masse, les menaces pesant sur l’ordre mondial, la globalisation économique, technique et financière – ont largement montré les limites ainsi que les défauts de la pensée rationnelle dont se réclame l’humanisme.

Pour sortir de la confusion

Malgré tous ces avatars, l’humanisme continue de jouer un rôle important dans la réflexion sur les enjeux éthiques et sociaux contemporains en insistant sur la valeur et la dignité de l’être humain. J’ajouterais d’autre part que, loin de se réduire à la dimension techniciste, économique et instrumentale – laquelle, par ailleurs, ne mérite pas d’être critiquée aussi unilatéralement -, l’humanisme démocratique inclut une part d’autonomie, de liberté et d’indépendance que nous cherchons tous à préserver.

La tendance au rejet de l’humanisme à laquelle nous assistons aujourd’hui vient d’une confusion dommageable entre autonomie (subjectivité) et individualisme (individualité). Concevoir l’humanisme sous le seul angle de l’individualisme fait courir le risque, comme dans les analyses heideggériennes (Martin Heidegger) et néo-tocquevilliennes (Alexis de Tocqueville), de réduire tout le trajet des Modernes au culte de l’indépendance, de la liberté sans règle, voire à l’égoïsme, et ce, avec les pires risques que cela comporte; et, ce faisant, d’invoquer, au nom de prétendus sentiments humanistes, un retour au collectivisme et au droit naturel, sacré et inviolable; à ce que le sociologue Louis Dumont appelle l’idéologie holiste des sociétés traditionnelles (Essai sur l’individualisme, 1983).

Non seulement une telle analyse de la modernité remet en cause les droits de l’individu si chèrement conquis au prix de luttes et de conflits, mais elle oblitère une question cruciale : celle de l’autonomie et de la dépendance à la loi qui fonde l’idéal humaniste depuis la Renaissance et les Lumières et par rapport à laquelle, selon certains, l’individualisme se serait progressivement inscrit en concurrence, notamment avec un penseur comme Wilhelm Leibniz (La monadologie, 1721).

Telles sont en tout cas les deux figures de la modernité qui s’opposent: l’une – l’individualisme – qui refuse toute règle ou soumission à un ordre au nom du principe d’indépendance, l’autre – l’autonomie – qui, intégrant en elle le respect de la loi (contrat: Locke et Rousseau), admet le principe d’une limitation du moi dans la mesure où l’humain reste le fondement ultime du contrat. Deux figures distinctes de la modernité qui, amalgamées, ne peuvent que conduire, comme c’est le cas aujourd’hui, à une lecture unilatérale et globalement péjorative des valeurs humanistes qui ont fondé notre modernité occidentale.

Nous voilà avec une crise d’inflation et d’instabilité politique. Le moment idéal pour repenser la globalisation qui s’accélère, fragilise les États et bouscule les hiérarchies.

À cet effet, il faut comprendre comment s’est construite la mondialisation de l’économie — mue par le profit et l’exploitation du travail — et non la mondialisation humaniste qui, depuis Kant et Condorcet, est inévitable et doit être considérée comme un progrès historique.

1945…

L’après-guerre marque les «Trente Glorieuses». Cette période de croissance, de plein emploi et de pouvoir d’achat prendra fin en 1971. Les États-Unis accusent alors un déficit commercial et la banque centrale abuse de la création monétaire, provoquant une inflation et une dévaluation de la monnaie nationale. L’inquiétude gagne alors les États et provoque une fuite devant le dollar.

Face à cette situation, le président R. Nixon annonce la fin de la convertibilité du dollar en or, l’imposition d’une taxe sur les importations et le blocage des prix et des salaires. Il demande également à ses partenaires de revaloriser leur monnaie en contrepartie de concessions commerciales. Mais les pays laissent leur devise flotter pour ralentir le dollar. Les accords de Bretton Woods signés en 1944 pour établir un ordre monétaire grâce au FMI et relancer l’économie avec la BIRD sont fissurés et verront le choc pétrolier de 1973 y mettre fin en 1976 (les accords de la Jamaïque).

Fin de l’abondance…

À partir de cette date, l’architecture mondiale va radicalement changer. La fin des accords de Bretton Woods annule les parités fixes et la valeur des monnaies flotte en fonction du marché. L’instabilité monétaire sonne le glas du plein emploi. Une forte dévaluation du dollar de plus de 7% s’ajoute également à l’incertitude économique.

Jusqu’en 1973, le keynésianisme posait que l’État joue un rôle dans la relance budgétaire pour contrer l’inflation et le chômage. Celui-ci est dû à un manque de demande qui nécessite une baisse des impôts, des taxes, des taux d’intérêt, une augmentation des dépenses, ainsi qu’une baisse des taux de change des monnaies. Or, pour lutter contre l’inflation, il faut réduire la demande en augmentant les impôts et les taux d’intérêt, en diminuant les dépenses et en augmentant les taux de change. Visiblement, Keynes n’avait pas prévu un modèle économique dans lequel ces deux problématiques, chômage et inflation, subsisteraient.

Pour la première fois, l’inflation n’est pas due à une demande excessive, mais à l’augmentation des coûts liés aux chocs pétroliers. Les politiques économiques s’orientent alors vers une baisse des dépenses publiques et des privatisations. Pour combattre l’inflation, il faut limiter les coûts du travail, améliorer la productivité et l’innovation, augmenter la compétitivité. Ces mesures conduisent au retrait des États et à l’autorégulation du marché. Les deux premiers pays à s’engager dans cette voie sont les États-Unis sous Ronald Reagan, qui déclara que «l’État n’est pas la solution, c’est le problème», et le Royaume-Uni avec Margaret Thatcher. La lutte contre l’inflation devint ainsi la priorité. En 1980, l’inflation était de 10% au Canada.

Les pouvoirs des instances de régulation

En complément des États, de nouvelles institutions ont été ajoutées à l’organigramme mondial pour réguler l’économie. Songeons au FMI chargé de soutenir les États, avec pour contreparties le contrôle du déficit, la baisse des dépenses et la concurrence. La crise financière de 2008 a montré que le FMI peut avoir un effet sur la gestion d’un pays, la Grèce par exemple. Les efforts demandés furent difficiles, mais la Grèce fut sauvée de la faillite. L’OMC joue également un rôle dans le commerce mondial, mais l’institution décline au profit d’accords de libre-échange. Des acteurs privés et non gouvernementaux exercent aussi une influence sur la gouvernance économique. Voyant la mondialisation comme un vaste marché, certains sont favorables à une dérégulation, d’autres veulent corriger les effets délétères de la mondialisation et du capitalisme.

Trente ans après la Fin de l’histoire et le dernier homme (1992), le théoricien politique américain, Francis Fukuyama, constate que si l’accélération de la mondialisation suite à la chute du mur de Berlin en 1989 et à l’effondrement de l’URSS en 1991 signe la victoire du libéralisme, en revanche le cosmopolitisme imaginé par Kant au 18e siècle reste inachevé. Les politiques ultralibérales des années 1980, marquées par le retrait des États, ont entraîné une croissance grâce à l’ouverture des marchés. La transformation économique mondiale s’accélère en 2001 avec l’entrée de la Chine dans l’OMC. Des pays en développement (Inde, Brésil, Afrique du Sud) deviennent des puissances économiques.

À chaque fois le FMI est intervenu pour secourir des États endettés.

L’instabilité économique découlant de ces politiques a cependant engendré par la suite des crises profondes : krach boursier en 1987, crise mexicaine en 1994, crise asiatique en 1997 qui s’étend en Russie et en Amérique latine, bulle Internet en 2000, crise des subprimes en 2008. À chaque fois le FMI est intervenu pour secourir des États endettés.

Mais ces politiques d’ajustement structurel ont affaibli certains pays et creusé les inégalités. Les pays plus puissants gardent une logique interventionniste via le G7 ou le G20 qui représente plus de 90% du PIB mondial. Cette gouvernance a permis une vision plus globale avec des problématiques différenciées. Alors qu’à l’origine seule l’économie était abordée, des sujets comme l’environnement et le réchauffement climatique sont maintenant traités par le G20.

Là où naissent les inégalités

Toutefois, l’élargissement à 20 membres ne facilite pas une convergence des politiques sur le réchauffement climatique, un sujet que les États-Unis et la Chine, les deux gros pollueurs de la planète, ne souhaitent pas aborder. La croissance doit être défendue quelles qu’en soient les conséquences. Afin d’éviter une crise comme celle de 2008, le G20 a proposé un contrôle accru des acteurs financiers et a lancé une politique anti-paradis fiscaux. Les États-Unis et le Royaume-Uni qui se sentaient pénalisés s’y sont toutefois opposés.

Une gouvernance mondiale comme le G20, gérée par les plus puissants, avec des divergences aussi importantes, reste utopique. Pour être efficiente, elle devrait intégrer d’autres acteurs comme les ONG et des associations au rayonnement mondial afin de modifier le prisme des visions économiques actuelles.

Une gouvernance mondiale comme le G20, gérée par les plus puissants, avec des divergences aussi importantes, reste utopique.

Notre modèle économique global, basé sur la compétitivité et la concurrence acharnée entre États, ne peut qu’empêcher des valeurs saines pour la mondialisation comme la diminution des inégalités et de la pauvreté, le respect du droit et la promotion de la démocratie. Mais comment pourrait-il en être autrement sachant que les États sont à la fois juge et partie, avec des intérêts divergents?

La période d’inflation et d’instabilité que nous connaissons peut-elle créer un électrochoc pour une mondialisation incluant tous les acteurs légitimes et pas seulement économiques?

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Me tromperais-je en disant que c’est devenu un peu étrange aujourd’hui d’aimer son pays? Nationalisme, cosmopolitisme, mondialisation, voire le patriotisme aveugle, tous tendent, chacun à leur façon, de nous faire perdre de vue l’essentiel : l’amour du pays.

L’amour pour sa patrie, Jean-Jacques Rousseau l’a exprimé avec beaucoup de sincérité, de vigueur et de sensibilité romantique dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772). Selon lui, c’est l’amour du pays natal qui rend les hommes vertueux : «Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère l’amour de sa patrie, c’est-à-dire des lois et de la liberté. Cet amour fait toute son existence».

J’aurais beau pour ma part continuer de voyager, trouver dans les terres d’Europe un second chez moi, je ressens et comprends mieux maintenant ce lien invisible qui unissait les cœurs de grands écrivains comme Chateaubriand et Lamartine à leur pays natal, ainsi que le désir d’y retourner après leur mort.

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Aimer son pays… En France, j’entends souvent certaines personnalités déclarer qu’elles sont patriotes, qu’elles aiment leur pays, voire jalousement pour certains, comme une partie d’elle-même. Ironie du sort, je suis, pour ma part, à plusieurs milliers de kilomètres de mon cher et bien-aimé pays, le Canada. Aimer son pays prend alors pour moi une tout autre dimension. J’aime la France, il n’y a aucun doute, mais je n’ai jamais cessé d’aimer mon pays de naissance pour ce qu’il m’a donné et parce qu’il me permet toujours d’espérer. Espérer quoi? C’est mon pays qui me donne à vivre et qui nourrit pour une bonne part mon imagination et ma pensée.

Aimer son pays, une aventure spirituelle

Je l’aimerai toujours ce pays. Seulement, en retour de sa si grande générosité, je me vois souvent dans l’impuissance de faire quoique ce soit en retour pour son développement et son évolution. Oui, mon pays, celui qui m’offre tant, se transforme et évolue sans moi… Qui sait, je navigue peut-être ici entre rêve, lâcheté et égoïsme.

Mais je sais aussi depuis longtemps déjà qu’il ne faut pas jouer les moralistes et ignorer les circonstances des uns et des autres. N’oublions jamais qu’il est bien plus facile de critiquer les expatriés sous prétexte que le peuple travaille et lutte vaillamment pour que le pays grandisse et s’épanouisse. Mais la survivance, l’attachement au bien commun et la solidarité qu’implique le patriotisme renvoient également à une aventure de l’esprit et de la conscience; un combat à la fois pour sa propre existence, celle d’autrui, les nôtres, et pour celle de son pays : à vrai dire, les trois ne font plus qu’un, car unis par des valeurs existentielles communes.

Nous sommes humains et nous devons penser avec notre humanité au lieu de nourrir les différences et les haines.

D’autre part, Montesquieu n’a-t-il pas raison, lui qui affirme : «Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille, et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime»? La sentence me paraît plus que jamais d’actualité. Si cruciale et vitale soit-elle, la défense d’une identité nationale ne doit jamais faire oublier que nous sommes des êtres humains avant d’être de telle ou telle orientation politique ou de telle appartenance culturelle et religieuse qui, elle, n’est que le fruit du hasard.

Nous sommes humains et nous devons penser avec notre humanité au lieu de nourrir les différences et les haines. S’il faut savoir être utile à sa nation, comme nous l’a si bien transmis le philosophe canadien de langue anglaise George Parkin Grant (Lament for a Nation, 1965), l’expérience historique montre pourtant que certains savent pleinement s’occuper à la détruire de l’intérieur. Sous diverses injonctions alimentées et nourries par des idées politiques, farfelues pour certaines, terrifiantes pour d’autres, puis désormais par les réseaux sociaux, par les fausses nouvelles et, que sais-je encore, l’amour pour son pays peut vite prendre une tournure tout à fait inattendue…

Le danger d’enfermement ou les œillères…

En juin 1978, lors de la cérémonie de remise des diplômes aux étudiants de Harvard, l’écrivain et dissident russe, Alexandre Soljenitsyne n’hésita pas un seul instant : «si l’on me demande si je veux proposer à mon pays, à titre de modèle, l’Occident tel qu’il est aujourd’hui, je devrai répondre avec franchise : non, je ne puis recommander votre société comme idéal pour la transformation de la nôtre» (Le déclin du courage). Je sais ici toute la difficulté de la référence à Soljenitsyne, alors même que la Russie, sous l’emprise d’une dictature et d’un nationalisme haineux et sanglant, menace la survie de l’Ukraine et même celle des autres nations européennes.

Je n’ai pas cité Soljenitsyne pour une condamnation post mortem, mais bel et bien pour relever la contradiction qui nous guette à un moment ou à un autre. Je constate qu’aimer son pays, faire monde commun, ce n’est pas tout à fait aimer une fraction de la population (les amis) à l’exclusion des autres, à cause de leur orientation sexuelle par exemple ni seulement les femmes et les hommes de telle ou telle culture ou confession, encore moins un parti politique. Chose d’autant plus vraie pour le Canada qui se définit de plus en plus comme une mosaïque culturelle.

Ainsi donc, aimer son pays, c’est d’abord aimer un tout global et uni. Cela n’est possible qu’en s’élevant au-dessus des contradictions et des divergences.

Ainsi donc, aimer son pays, c’est d’abord aimer un tout global et uni. Cela n’est possible qu’en s’élevant au-dessus des contradictions et des divergences. Le moyen d’y parvenir repose notamment sur l’éducation : la conscience historique, la culture de l’hospitalité, la tolérance, l’ouverture aux autres, la pensée critique, argumentative, dialogique, l’exercice du jugement; bref, tout ce qui permet de se construire comme citoyen au plein sens du terme afin de coopérer au sein d’un monde commun de références partagées; un monde toujours plus ancien que nous.

La critique par Soljenitsyne de l’Occident – et tout particulièrement de l’Amérique – à laquelle j’ai prêté attention sera relayée en quelque sorte par le philosophe américain Allan Bloom en 1987 dans L’âme désarmée. Dans cet ouvrage assez dur et sévère, Bloom déplore justement le déclin de la transmission à la jeunesse des grands principes historiques, spirituels et culturels qui ont fondé les États-Unis d’Amérique au profit d’une culture libérale de masse. C’est comme s’il disait que pour permettre à un citoyen d’aimer son pays, sa patrie natale, il faut lui permettre d’aimer son peuple. Certes, aimer son propre peuple peut sembler suspect comme le suggérait Hannah Arendt lors d’un échange épistolaire avec Gershom Scholem sur la judaïté. Il n’en demeure pas moins qu’à cette fin, un détour est nécessaire par les grandes œuvres de culture et par l’histoire.

La ruse de la raison…

Ce cheminement ne peut être que positif. D’une part, afin de ne jamais s’aveugler, d’autre part pour renouveler au besoin l’amour de sa patrie. Les avantages qu’on en retire sont d’autant plus importants lorsque le peuple se déchire pour des causes qui ne vont peut-être rien lui apporter.

La culture générale nous fait comprendre plus facilement que l’amour du pays passe par l’unité, par un esprit raisonnable, par une volonté de survie, mais surtout par un destin commun.

La culture générale nous fait comprendre plus facilement que l’amour du pays passe par l’unité, par un esprit raisonnable, par une volonté de survie, mais surtout par un destin commun. Cette volonté ne se caractérise pas toujours par des mots, mais par des actes qui les transforment, des actes parfois simples qui montrent que nous sommes faits pour vivre ensemble dans la même patrie peu importe nos différences.

Dans son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784), le philosophe Emmanuel Kant formule que l’«insociable sociabilité» peut conduire bien plus qu’à l’amour de la patrie, à savoir : à une société des nations réglée constitutionnellement par le droit et la justice. Ce moment est comme la synthèse de l’amitié politique des Anciens (société fermée) et de la théorie moderne du contrat (société ouverte).

Lors de précédentes chroniques, j’ai posé les jalons de ce que «penser» veut dire. Toute proportion gardée, je crois que l’artiste, qu’il soit peintre, écrivain, musicien, sculpteur, comprend mieux le monde que le mathématicien. Il a même un temps d’avance sur l’ensemble de la communauté humaine. Puis-je m’expliquer?

Qu’appelle-t-on penser? À vrai dire, tout le monde pense. Mais penser doit bien avoir un sens, sinon c’est un terme vide. Penser, c’est se fondre dans une réalité.

Inversement, nous transformons le réel d’après la signification que nous lui donnons par le langage de la pensée, que Jean-Jacques Rousseau ramène aux passions (Essai sur l’origine des langues, Chapitre 2, 1781).

Le monde va mal, dit-on, la réalité est parfois épaisse, parfois poreuse, voire dure, méandreuse, mais nous pensons de moins en moins selon cette adéquation — à ne pas confondre avec le nominalisme — de l’esprit et du réel.

Le court-circuit du raisonnement

Aussi étrange que cela puisse paraître, penser, c’est imaginer, et cela n’a rien à voir avec le raisonnement. En tout cas, l’artiste, lui, ne raisonne pas tout à fait. Chez lui, l’imagination vient court-circuiter le raisonnement. Comment? En quoi l’imagination est-elle plus efficace pour articuler la pensée et la réalité que le strict raisonnement du mathématicien?

D’abord, faut-il rappeler que toutes les grandes découvertes partent d’une intuition, le raisonnement confirmatoire n’étant que second dans le processus intellectuel conduisant à la vérité? Mais il y a mieux pour démontrer le pouvoir de l’imagination. Contrairement au mathématicien, l’artiste ne vise pas à isoler les éléments du réel au profit d’un axiome admis sans démonstration. Le réel ne peut se comprendre que par la prise en compte d’une série de facteurs (relations humaines, monde des objets, nature, causalité, hasard, sentiments).

Or, cet effort de compréhension prend du temps : le pourquoi l’emporte alors souvent sur le comment. Pour l’artiste, penser, c’est penser globalement pour ne pas oblitérer la question du sens. La précision des mathématiques nous fait souvent oublier la complexité et la beauté du monde.

Pour tout dire, tandis que la pensée mathématique est une invention de simplification et de réduction du réel à des lois, la pensée artistique est une opération beaucoup plus complexe qui repose sur l’expérience des sens. En témoigne Descartes et son projet d’une mathesis universalis : tentant de refouler l’imagination, il n’y parvient pas finalement. Preuve en est qu’il redonne à la croyance en Dieu, sentiment humain qu’il avait détrôné au nom du cogito («je suis, j’existe»), une place centrale et s’en remet même à la force des «souvenirs cachés»; qui, pourvu qu’ils ne nuisent à personne et contribuent à propager le bien, méritent de guider l’existence humaine.

L’analogie avec le temps comme expérience vécue

D’une certaine façon, on nous dit que les matheux raisonnent. Entendons par là qu’ils ne font que traduire en langage symbolique ou formel ce qui appartient au langage ordinaire et à l’expérience humaine. S’il faut admettre que l’artiste raisonne, ce n’est qu’une fois l’intuition passée. De ce point de vue, il n’est même pas exagéré du tout d’affirmer que l’artiste raisonne davantage que le mathématicien.

Je posais la question «Que signifie penser?». Nous pourrions aussi nous demander «Que signifie raisonner?». À quoi l’on pourrait répondre : l’impossibilité de parvenir à la maîtrise de la complexité du monde et des phénomènes qui le composent. C’est ce qu’explique Henri Bergson en interrogeant la question du temps (La pensée et le mouvement, 1934).

Quand l’intelligence humaine tente de maîtriser le temps, elle le détruit en en faisant une ponctualité privée d’être. Du point de vue cognitif, la ponctualité n’est pas une détermination temporelle mais spatiale; tout comme chez Kant pour qui le temps est simplement posé comme condition a priori de toute connaissance. Ce temps est davantage une succession des instants à l’image d’une aiguille d’une montre ou des points sur une ligne. Comprendre ainsi le temps, c’est donc le déconstruire, le fragmenter, le mesurer. C’est le temps des chronomètres, le temps des horloges, bref, le temps de la science.

Par opposition à ce temps spatialisé, homogène et mesurable, Bergson propose «notre vécu interne du temps», soit la durée : le temps que nous ressentons. La durée n’est pas la ponctualité abstraite du temps; elle est éprouvée dans un passé, un présent et un futur immédiat, tous confondus. La durée n’est pas ponctuelle comme dans les sciences, mais continue du fait que notre conscience du présent se rapporte toujours à un passé et se tourne déjà vers un avenir. La durée non mesurable, hétérogène et continue est donc le vrai visage du temps avant que la raison ne le décompose en instants distincts et mesurables.

L’artiste, une vraie exception

À travers ses œuvres, l’artiste est le reflet de ce temps vécu et éprouvé que décrit Bergson. D’une certaine façon, l’irrationalité du temps chez de l’artiste est une marque de son génie. Ce dernier ne se contente pas de fragmenter le réel, comme nous le faisons naturellement à travers le langage et les mathématiques pour mieux le simplifier et le codifier. Grâce à son pouvoir d’imagination qui est sans limite, le génie artistique transforme la réalité au gré des circonstances. C’est pourquoi nous devons considérer l’artiste comme un être unique, imprévisible; le seul à pouvoir sauver le monde de la déchéance, des déterminismes et de la finitude.

L’exceptionnalité de l’artiste est multiple. On le dit souvent, avec une certaine arrogance, inutile («les artistes ont des idées mais peu de moyens»). C’est oublier le caractère polysémique de l’inutilité. Comme dirait Hannah Arendt, jamais l’artiste comme créateur d’objets de pensée sans valeur ni mesure n’a été aussi utile dans un monde où tout s’achète, se consomme et se consume.

D’autre part, certains ne comprennent pas pourquoi il faudrait financer les arts. L’extraterritorialité culturelle de la science est une réalité, mais elle ne peut ni ne doit faire oublier au savant et au technicien que le niveau inférieur de l’activité artistique est son niveau technique (savoir-faire), tandis que son niveau supérieur est esthétique (médecine de l’âme).

Enfin, quel autre savoir-faire peut prétendre se passer des enseignements académiques, par où se décrète souvent l’arrêt de mort des artistes? Quel autre savoir peut prétendre échapper au domaine de la spécialisation à part celui de l’artiste? Qui, sauf l’artiste, peut prétendre vivre et expérimenter en âme et conscience sa liberté?

La mort de l’art, vraiment ?

Dans un classique (Esthétique, 1, 1827), le philosophe Hegel avait proclamé la mort de l’art comme représentation absolue de l’Idée du Beau et incarnation du divin. Mais, tout comme Kant avant lui, Hegel était conscient du danger que faisait peser sur l’art la puissance de l’individualisme matérialiste, le relativisme et la technique

Par mort de l’art, Hegel ne visait pas tant à promouvoir une « science de l’art » qu’à faire prendre conscience de la richesse de l’art comme production par excellence du beau et partie intégrante du patrimoine universel du génie humain. En contemplant une œuvre d’art, nous ne satisfaisons pas un besoin pratique, mais spirituel : c’est ce qui fait la supériorité des œuvres artistiques sur les autres objets du monde.

Inspiré par l’unité nietzschéenne de l’art et de la vie comme remède et alternative à la pensée rationnelle, Heidegger dit : êtres-pour-la-mort, nous sommes dépendants de l’artiste durant notre séjour sur terre afin de trouver du sens à nos vies. Si nous ne pouvons plus nous passer de la technoscience, comment imaginer une existence sans art?

Merci aux artistes, peu importe vos moyens financiers, les tiraillements, vos angoisses et vos inquiétudes. Merci pour votre dynamisme, votre imagination, votre génie et pour votre amour de la liberté