le Vendredi 14 novembre 2025
le Jeudi 13 novembre 2025 15:00 Chronique «Économique»

Quand les nouveaux arrivants ne cherchent pas seulement un emploi, mais créent les nôtres.

Le Rendez-vous des Affaires est un évènement de la francophonie qui permet aux PME francophones de se faire voir. Photo : Archive Le Franco - Courtoisie
Le Rendez-vous des Affaires est un évènement de la francophonie qui permet aux PME francophones de se faire voir. Photo : Archive Le Franco - Courtoisie

Du 2 au 8 novembre a eu lieu la Semaine nationale de l’immigration francophone, celle où l’on célèbre l’accueil de ces personnes qui appellent désormais le Canada leur maison. Mais l’accueil, ce n’est pas un acte de charité, c’est sans doute l’investissement le plus stratégique que nous puissions faire. On se demande si les nouveaux arrivants se trouveront un emploi… mais si on posait plutôt la question : «Combien d’emplois vont-ils créer?»

Quand les nouveaux arrivants ne cherchent pas seulement un emploi, mais créent les nôtres.
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Joris Desmares-Decaux est un professionnel en développement économique. Fort de plus de 10 ans d’expérience dans l’accompagnement des PME et la gestion de programmes économiques en Alberta, il se passionne pour l’entrepreneuriat et la  dynamisation des écosystèmes économiques francophones.

Signature Joris Desmares-Decaux

Dans un contexte minoritaire comme celui de la francophonie albertaine, cette nuance change tout. Parce que notre avenir économique (mais aussi culturel) ne dépendra pas d’un grand projet public venu d’ailleurs, mais de la densité d’un tissu local de petites et moyennes entreprises. Et ce tissu est tissé de plus de plus par ceux et celles qui nous rejoignent.

Le «superpouvoir» de la petite entreprise

Oublions un instant les grands projets spectaculaires. L’avenir se joue dans les gestes discrets, comme dans le restaurant francophone du coin, chez le comptable bilingue, à la garderie où les enfants jouent en français. Ce sont ces petites entreprises qui donnent chair à la communauté. Elles nourrissent la langue, retiennent les familles et bâtissent, lentement mais sûrement, un écosystème économique et social solide.

Pourquoi? Parce que la petite et moyenne entreprise (PME) possède un super-pouvoir économique : celui de faire circuler la richesse localement.

La Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) a quantifié ce phénomène dans une étude en 2023. Pour un dollar dépensé dans une petite entreprise locale, soixante-six sous restent et circulent dans l’économie locale. Pour un dollar dépensé chez un détaillant multinational, seuls onze sous restent.

L’entrepreneur local paie un fournisseur du quartier, engage un graphiste francophone, commandite l’équipe de soccer francophone locale, etc. Cet argent tourne, est réinvesti et crée un cycle vertueux. Et, surtout, permet d’ancrer la francophonie dans le quotidien.

Pour un dollar dépensé dans une petite entreprise locale, soixante-six sous restent et circulent dans l’économie locale.

— Joris Desmares-Decaux

L’ADN entrepreneurial des immigrants

Si les PME sont le moteur de l’économie, qui est au volant? Le cliché de l’immigrant «preneur d’emploi» est factuellement faux. Une étude de Garnett Picot et Yuri Ostrovsky (2021) révèle que les immigrants ont un taux de propriété d’entreprise privée plus élevé que les personnes nées au Canada (incluant les deuxième et troisième générations). Ce ne sont pas seulement des participants à l’économie, ils en sont aussi des architectes qui créent des emplois. 

Selon Duhamel, Anjorin Houssou et St-Jean (2022), l’immigrant-entrepreneur affiche des aspirations plus élevées à l’innovation de procédés, à l’exportation et à la croissance d’emplois, confirmant que le statut d’immigrant influe favorablement sur l’entrepreneuriat de haute performance. L’étude de la Banque de développement du Canada (2023) appuie ceci en montrant que les entreprises détenues par des immigrants ont plus tendance à innover et à exporter. 

Et ce n’est pas qu’une question de courage individuel, mais une sorte de logique structurelle. Pourquoi? Parce que les entrepreneurs immigrants ne se contentent pas de transporter leurs valises, ils transportent des ponts économiques. En effet, les entrepreneurs venus d’ailleurs arrivent souvent avec des réseaux mondiaux, une capacité d’adaptation et une vision qui dépasse les frontières. L’entrepreneur sénégalais qui lance une entreprise à Calgary relie l’Alberta à l’Afrique de l’Ouest. La consultante venue de France et basée à Edmonton amène ses méthodes et ses réseaux européens. 

Mais c’est ici que l’impact de l’entrepreneur immigrant devient le plus profond. Ces nouveaux bâtisseurs ne créent pas seulement de la richesse économique par leur travail et leur réseau, ils transmettent aussi leur langue et leur culture.

Les entrepreneurs immigrants ne se contentent pas de transporter leurs valises, ils transportent des ponts économiques.

— Joris Desmares-Decaux

L’entreprise comme vecteur de promotion

En Alberta, nos 261 435 locuteurs francophones (Recensement 2021) ont besoin d’espaces pour exister. Ouvrir une garderie, un cabinet juridique ou un restaurant, ce n’est pas seulement créer de l’emploi, mais aussi un espace de vie en français. 

Aujourd’hui, plus de 21 000 personnes utilisent le français au travail en Alberta, selon Statistique Canada. Et beaucoup le font parce que ces petites entreprises existent. Et souvent, ces entreprises deviennent elles-mêmes des mécènes culturels. Par choix ou par cœur, elles soutiennent des événements, des associations ou des artistes (référence à l’étude de la FCEI précédemment citée). C’est un genre de petite fabrique vivante où chaque dollar gagné se transforme en contribution à la vie sociale et culturelle locale.

Un investissement sur nous-mêmes

Soyons lucides. L’avenir de notre vitalité économique et culturelle en Alberta ne sera pas décidé par de grands projets subventionnés. Les entreprises francophones sont des «gardiennes» de la langue et de la culture, des agents qui attirent et retiennent les familles francophones, des multiplicateurs économiques puissants. 

L’avenir de notre vitalité économique et culturelle en Alberta ne sera pas décidé par de grands projets subventionnés.

— Joris Desmares-Decaux

L’entrepreneur immigrant ne se contente pas de «rejoindre» la francophonie, mais il l’élargit. Le restaurant marocain, la boulangerie française ou le cabinet de conseil ivoirien nous rappellent que le français, ici, se parle avec mille accents et prouvent qu’être francophone en Alberta, c’est aussi être connecté au monde. 

Ces PME sont de plus en plus propulsées par l’énergie, les réseaux et la résilience de nos nouveaux bâtisseurs. Alors, accueillir un entrepreneur immigrant, c’est non seulement lui offrir un lieu, mais nous offrir un avenir.