le Mardi 18 février 2025
le Mardi 21 janvier 2025 22:32 Francophonie

«La grande entrevue» : Françoise Sigur-Cloutier

Madame Sigur-Cloutier est vice-présidente du CANAF. Elle pose ici avec Aminata Gnokana et Karim Mennas. Photo : Courtoisie
Madame Sigur-Cloutier est vice-présidente du CANAF. Elle pose ici avec Aminata Gnokana et Karim Mennas. Photo : Courtoisie
Notre première invitée à «La grande entrevue» est Françoise Sigur-Cloutier, véritable doyenne de la francophonie minoritaire en Alberta et en Saskatchewan. Installée au Canada depuis 1967, elle s’illustre par son vaste engagement communautaire.
«La grande entrevue» : Françoise Sigur-Cloutier
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En cette nouvelle année, la rédaction du journal inaugure sa série «La grande entrevue», un rendez-vous inédit consacré à la francophonie. Chaque mois, la rédaction ira à la rencontre d’une personnalité inspirante qui dévoilera les grandes lignes de son parcours et partagera son regard éclairé sur des enjeux d’actualité qui touchent de près ou de loin notre communauté albertaine. Ces entretiens approfondis mettront en lumière ses réflexions, ses expériences et ses anecdotes.

Actuellement vice-présidente du Centre d’accueil pour nouveaux arrivants francophones (CANAF) à Calgary, Françoise Sigur-Cloutier siège également sur les conseils d’administration de La Fondation franco-albertaine et de la Fondation canadienne pour le dialogue des cultures, poursuivant sa mission de valorisation et de soutien à la francophonie.

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Françoise Sigur-Cloutier, figure emblématique de la francophonie albertaine et saskatchewanaise, à l’entrée du parc Rouleauville à Calgary. Photo : Courtoisie

Le Franco : Bonjour madame Sigur-Cloutier. Au cours de votre carrière, vous avez souvent plaidé pour une meilleure reconnaissance de la francophonie hors Québec. Il y a eu beaucoup de progrès en ce sens. Dans quels domaines reste-t-il encore du travail à accomplir, selon vous?

Françoise Sigur-Cloutier : C’est une énorme question! (rires)

Le travail qui reste à faire, pour moi, est définitivement du côté du gouvernement fédéral. J’ai des exemples. D’abord, quand on pense à tout le chemin de croix qu’on a dû faire pour modifier la Loi sur les langues officielles… Ça a pris huit ans! On a été sans arrêt sur leur cas pour finalement réussir à obtenir quelques bonifications significatives, certes, mais sans que ce soit mirobolant non plus. Je ne comprends pas pourquoi le gouvernement fédéral a tant lutté contre ces bonifications.

Ensuite, il y a la cause Caron-Boulet qui s’est rendue à la Cour suprême en 2015, où un verdict a été rendu selon lequel l’Alberta et la Saskatchewan n’ont pas l’obligation de légiférer dans les deux langues officielles. On a été déçus de cette décision. Je suis allée parler candidement à l’avocat de la Couronne après que le jugement a été rendu pour lui dire que c’était quand même incroyable que le fédéral soit contre nous. Il m’a répondu que ça coûterait beaucoup trop cher de traduire [les lois et les règles de la cour].

À la fois à la Cour suprême et à la fois dans les démarches pour moderniser une loi, on voit deux cas précis et concrets où le gouvernement fédéral a été un obstacle pour la francophonie. On s’attend à ce que les provinces anglophones ne soient pas en faveur du français, mais que le fédéral ne soit même pas un allié, alors là, c’est extrêmement décevant et décourageant. Ça nous fait reculer. 

Le Franco : Vous avez quitté l’Alberta pendant près de trente ans, de 1990 à 2019, pour vous investir dans la francophonie de la Saskatchewan. Quelles différences avez-vous observées entre les communautés francophones des deux provinces et comment avez-vous trouvé le milieu communautaire francophone de Calgary à votre retour?

Françoise Sigur-Cloutier : Il y a un monde entre nos deux communautés! C’est d’abord dû au nombre… Il y a plus d’habitants à Calgary que dans toute la Saskatchewan! Plus on est nombreux, plus c’est difficile d’entretenir des relations avec une variété de gens. On a tendance à se regrouper dans des silos familiers. 

Je suis revenue en Alberta juste avant la COVID-19, ça n’a pas facilité les choses pour ouvrir le dialogue. Mais je me suis immédiatement impliquée. J’ai analysé les choses au niveau institutionnel, notamment en m’impliquant auprès de l’ACFA (Association canadienne-française de l’Alberta). Mes constats? Comment dirais-je bien ça? Je n’ai pas trouvé qu’il y avait d’énormes progrès au niveau de l’ACFA provinciale et de ses antennes régionales. 

Reste que la communauté de Calgary est celle que je côtoie le plus souvent. Personnellement, je trouve qu’elle est balkanisée. Ces gens-là ne se parlent pas. Chacun fait ses trucs, en protégeant ses acquis, en essayant souvent de grignoter du terrain sur les autres. C’est un peu malsain. Moi, je souhaiterais plus de collégialité, de travail collectif, de vision d’ensemble. Pour le moment, je ne vois pas ça. 

Est-ce qu’il y avait plus de collaboration en Saskatchewan? Je pense que oui. La communauté est beaucoup plus petite. Il y a un seul conseil scolaire. Et on ne se laisse pas impressionner par les distances. Trois heures de route, on y va et on ne se questionne pas. Les gens souhaitent aller à la rencontre des uns et des autres. 

En Alberta, on reste dans notre ville, dans notre quartier, autour de notre petit groupe. Malheureusement, je ne pense pas qu’on puisse parler de communauté au singulier, même à Calgary. Il y a des communautés. On n’a pas beaucoup d’occasions de se rencontrer au niveau provincial, de se parler et de se chicaner… Les gens sont bourrés de bonnes intentions, mais je me demande si on a la bonne formule. Est-ce que la bonne formule existe même?

Très attachée à sa famille, Françoise Sigur-Cloutier pose ici avec son conjoint Michel Cloutier et ses deux filles, Isabelle et Claire. Photo : Courtoisie

Le Franco : Pensez-vous qu’il est essentiel de définir un dossier commun pour rassembler et renforcer l’unité des différentes communautés francophones en Alberta?

Françoise Sigur-Cloutier :  Il y a la santé qui pourrait avoir un effet similaire au dossier de l’éducation, qui avait beaucoup uni la francophonie albertaine… Mais il faut aussi se donner le moyen de nos ambitions. Comment peut-on trouver des moyens pour moins dépendre du financement de l’appareil fédéral? Le fédéral n’est pas l’ami des francophones. Avec un projet commun et du dialogue, on peut se donner les moyens pour arriver à nos ambitions! 

Le Franco : Vous siégez aux conseils d’administration du CANAF et de la Fondation canadienne pour le dialogue des cultures. Selon vous, quel rôle l’immigration et les nouveaux arrivants jouent-ils dans l’évolution et la vitalité de la francophonie albertaine?

Françoise Sigur-Cloutier : Un grand rôle. Les nouveaux arrivants ont beaucoup à apporter. Ils ont une richesse à nous apporter au niveau culturel, intellectuel, etc. Mais il faut leur faire de la place! Ça ne veut pas dire leur laisser toute la place, mais encore une fois, il faut faire un effort pour entrer en dialogue avec eux. Le point de vue de l’autre est important. J’ai l’impression que, de nos jours, on catégorise et on pointe beaucoup du doigt…

Si on prend le dossier de la [crise] du logement. Plusieurs disent qu’on manque de logements parce qu’il y a trop de nouveaux arrivants. Mais est-ce vraiment ça le problème? Je ne pense pas. S’il y avait un peu moins de Airbnb, peut-être qu’il y aurait un peu plus d’appartements pour tout le monde, à des prix raisonnables. 

Vouloir blâmer nos enjeux sociaux sur l’immigration uniquement, c’est un raccourci intellectuel beaucoup trop facile.

Le Franco : Vous parlez d’inclusion et de dialogue. Selon vous, la francophonie en Alberta s’engage-t-elle suffisamment dans le dialogue pour avancer vers une véritable réconciliation avec les peuples autochtones?

Françoise Sigur-Cloutier : Si on veut s’ouvrir à des pensées différentes et faire un chemin vers les autres, commençons par écouter et faire de la place aux Autochtones. La réconciliation est essentielle si on veut habiter sur le territoire des Premières Nations. Ce n’est pas facile d’entrer en dialogue avec des gens qu’on a mis dans des réserves et dans des pensionnats. Il y a des chemins à faire individuellement et collectivement. 

Un des premiers cours que j’ai pris à l’Université de Calgary m’a appris l’existence des pensionnats autochtones. Ça m’a révolté d’un point de vue humain. J’ai écrit un papier sur le sujet. En Saskatchewan, j’ai eu la chance de travailler avec plusieurs femmes autochtones. On a fait des tables de dialogues avec les Métis. Plusieurs communautés rurales avaient été très proches des Métis, mais il y avait encore cette sorte de friction… La relation est en mauvais état et demande du travail. Le travail ne se fera pas seul.  

Je vais aller plus loin. Le pape est venu en Alberta et au Canada pour envoyer un message fort sur la réconciliation. Je me questionne sur la manière dont on fait réellement ce chemin, nous aussi, dans nos paroisses francophones. C’est le chemin de la charité chrétienne. Je ne crois pas que la réconciliation soit entamée de ce côté.

Le Franco : Vous avez occupé des postes de leadership dans des moments charnières pour la francophonie canadienne. Quelle a été la plus grande victoire de votre parcours?

Françoise Sigur-Cloutier : Probablement d’avoir transformé l’Institut français qui était sur le campus de l’Université de Régina en véritable faculté qui peut donner des diplômes en Saskatchewan. J’ai travaillé là-dessus comme une déchaînée pour m’assurer de mobiliser la communauté, les institutions et la classe politique. Il a fallu aussi trouver des moyens pour encourager le financement. 

Toute la question du postsecondaire est très importante. Le fait d’offrir plus d’options aux jeunes qui finissent leurs parcours dans des écoles secondaires francophones ou d’immersion en Saskatchewan est crucial, pour qu’ils n’aient pas à partir à Ottawa, à Montréal ou ailleurs. 

Parallèlement, j’ai beaucoup travaillé au niveau politique pour que le Collège Mathieu (à Gravelbourg) puisse offrir un tas d’options postsecondaires pour les formations professionnelles et les techniques en français.

Le Franco : J’imagine que ce travail était nourri par votre désir de créer une relève pour la francophonie…?

Françoise Sigur-Cloutier : C’est ce qu’on veut. S’assurer qu’il y aura des gens qui seront là pour continuer à parler français à tous les niveaux. On veut que toute la communauté francophone puisse trouver sa place à la fois dans les métiers, le leadership et les institutions. Le fait d’avoir des options de diplomation en français, ça met la base.

Le Franco : Est-ce qu’il n’y a pas de plus en plus de difficulté à intéresser les jeunes à la culture et à la langue française, notamment dans notre contexte actuel d’américanisation?

Françoise Sigur-Cloutier : Toujours. Quand j’ai inscrit mes enfants dans des écoles bilingues en Alberta, ils me disaient qu’ils n’auraient pas besoin de parler français plus tard. Ils disaient qu’on pourrait facilement vivre seulement en anglais. C’était avant les médias sociaux, mais ils savaient déjà ce qui se tramait. Je leur disais que ce n’est pas parce qu’il y avait une grosse tendance de parler anglais qu’on allait se laisser faire. 

Mais je crois aussi beaucoup au fait qu’on n’a pas besoin d’être passé sous le rouleau compresseur pour trouver des façons de faire vivre les choses qui nous tiennent à cœur. Pour moi, le français était non négociable. Mon arrière-petit-fils parle très bien le français et je suis contente de ça. J’ai travaillé et on a tous travaillé comme communauté pour en arriver là.

Mais est-ce qu’on lutte contre une pression qui est énorme? Oui! Et quand on pense à la culture en français, là, c’est plus difficile en contexte minoritaire. Au niveau de la musique et de la chanson, l’influence de l’anglais est énorme. La pression des pairs est énorme chez les jeunes aussi. Je ne peux pas dire que j’ai réussi à ce niveau-là. Mes enfants ne consomment pas de musique en français, ils ne lisent pas les classiques français. On ne peut pas tout réussir. 

Le Franco : Vous avez été engagée dans le féminisme et dans la lutte pour l’égalité des sexes tout au long de votre carrière. Vous avez d’ailleurs créé le Réseau des femmes de Calgary. Comment réagissez-vous face à la montée de courants, comme le masculinisme qui gagne de la traction dans la population, particulièrement chez les jeunes?

F.S.-C. : Il y a beaucoup de traction chez les jeunes, oui. J’ai suivi la présidence aux États-Unis comme tout le monde et ce qui me fascine, c’est que, si on avait compté seulement le vote des femmes, c’est Kamala Harris qui aurait été élue dans tous les états clés. 

Cela dit, on voit une tendance chez les jeunes hommes de s’afficher de plus en plus avec des valeurs très conservatrices alors que les jeunes femmes sont de plus en plus progressistes. Tout l’Occident subit la même tendance. On le voit dans le résultat des élections en Amérique du Sud, en Europe et maintenant aux États-Unis. C’est une tendance lourde, dangereuse et malheureuse. Je ne sais pas où on s’en va avec ça. Il faut rester optimiste, ouvrir le dialogue et garder une certaine bienveillance. On n’a pas forcément raison et eux n’ont pas forcément tort.

Glossaire – Mirobolant : Trop extraordinaire pour être vrai