IJL-RÉSEAU.PRESSE-LE FRANCO
«Tout comme le terrain imprévisible des Rocheuses, nous faisons souvent face à des obstacles inattendus dans notre quête de pleine reconnaissance de nos droits linguistiques», a mis en perspective Me Caroline Magnan, professeure adjointe et directrice du programme pancanadien de common law en français à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa.
Cette dernière animait un panel de discussion réunissant la juge à la Cour d’appel de l’Ontario, Julie Thorburn, Me Mark Power et Me Morgan McClelland, procureure de la Couronne en Alberta, en matinée du 31 mai, devant un public composé d’avocats, de juristes et d’étudiants en droit.
La clause nonobstant (disposition de dérogation), qui permet de déroger à certains droits et libertés garantis par la Charte canadienne, et l’article 23 concernant les droits à l’instruction dans la langue de la minorité ont notamment été abordés lors des discussions.
Mais c’est surtout la décision récente de la Cour suprême de réaffirmer le droit à un procès dans la langue officielle de son choix qui a captivé l’attention. En effet, au début du mois de mai, le plus haut tribunal au pays a ordonné la tenue d’un nouveau procès en français pour un homme accusé d’agression sexuelle en Colombie-Britannique. Ce dernier, condamné en 2019 à une peine de 90 jours, affirmait ne pas avoir été informé de son droit d’être jugé en français.
«[Franck Yvan Tayo Tompouba] n’a jamais été avisé de ses droits linguistiques. En vertu de l’article 530 du Code criminel […], il incombe aux participants du système de justice de veiller à l’application du paragraphe 530, mais le fardeau ultime tombe au juge de première instance devant qui l’accusé comparaît, ce qui n’a pas été fait ici», a résumé Me McClelland.
Une décision qui réitère certains principes
La cause a d’abord été portée devant la Cour d’appel qui a jugé que, malgré ce «manquement», la preuve ne permettait pas de déterminer si l’accusé aurait effectivement opté pour un procès en français s’il en avait eu l’occasion.
La décision de la Cour suprême est cependant sans équivoque : ce n’est pas à l’accusé de démontrer la violation de son droit fondamental. Le juge de première instance aurait dû veiller à ce que l’accusé en soit dûment informé. Un manquement à cette obligation d’information constitue une erreur de droit passible d’une intervention de la Cour d’appel, a conclu le juge en chef Wagner.
En bref, «on présume que ce droit est si important, d’une valeur si capitale, que s’il était violé, il faudrait tenir un nouveau procès pour remédier à l’injustice. Le fait que le [premier] procès ait tout de même été équitable, que l’accusé ait présenté une défense, que ce n’est pas une justification assez grande pour ce genre de violation», a mentionné l’avocate.
D’après elle, cette décision illustre à quel point le plus haut tribunal au pays accorde une importance «primordiale» aux droits linguistiques. «Ce n’est pas nouveau, la Cour suprême s’était prononcée sur le caractère fondamental de l’article 530 en 1999 dans l’arrêt Beaulac», a-t-elle rappelé.
Dans une affaire similaire, le Franco-Colombien Jean Victor Beaulac avait obtenu un nouveau procès après avoir été déclaré coupable de meurtre prémédité puisque son droit à être jugé dans la langue officielle de son choix avait été violé. «Le juge en chef [Wagner] a cité Beaulac 22 fois dans les 53 paragraphes de sa décision. C’est un peu comme s’il disait : “Est-ce qu’on n’avait pas été assez clair?”», a ajouté Morgan McClelland avec une pointe d’humour.
Encore des obstacles à surmonter
Si l’application de l’article 530 semble poser autant de difficultés sur le terrain, c’est en partie parce que les provinces anglophones tardent à adopter des mesures accommodantes pour s’y conformer. Avant décembre 2022, le code de conduite de la Law Society of Alberta, organe de régulation provincial, autorisait notamment les avocats à utiliser des interprètes pour garantir les droits linguistiques de leurs clients.
«Quand l’accusé veut témoigner, on ne veut pas prendre le risque que ses mots soient déformés avec un interprète ou que l’intention de ses paroles soit changée. Les langues sont tellement nuancées», a analysé la procureure. Les juristes albertains ont désormais l’obligation d’informer leurs clients sur leur droit de procéder dans la langue officielle de leur choix.
D’autres avancées sont en cours en Alberta bien que ce ne soit toujours pas un réflexe pour les juges de première instance de demander aux accusés s’ils ont été avisés de leurs droits linguistiques. «Cette fin de semaine, un juge a demandé à un accusé avec un nom irlandais, comme le mien, s’il avait été avisé de son droit. C’est l’exception, pas la norme.»
En contraste, a mentionné l’avocate, les Territoires du Nord-Ouest se démarquent comme une référence en la matière. Dans cette région, les juges prennent toujours soin d’informer «systématiquement» les accusés de leur droit de procéder dans la langue officielle de leur choix, une pratique qui «devrait» inspirer d’autres juridictions.
«Ça doit devenir un réflexe des juges de première instance partout au pays, au moment de fixer la date d’un procès. En ce moment, de ce que j’observe, on communique rarement les droits linguistiques», a souligné Morgan McClelland.
Les technologies à la rescousse
Pour améliorer l’accès à des procès dans les deux langues officielles, le recours à la technologie et aux diverses méthodes de visioconférence pourrait également être envisagé, a suggéré la juge Julie Thorburn lors du panel de discussion. Une idée qui a semblé faire son chemin parmi l’assistance. «Je me demande aussi, d’un autre côté, si ça pourrait nuire à la qualité de la justice et créer encore plus d’asymétries», a-t-elle cependant nuancé.
Me Shannon Gunn Emery, une avocate de la défense en Alberta, a pris la parole pour répondre aux interrogations de la juge Thorburn. Bien qu’elle envisage, elle aussi, certains défis, elle est néanmoins convaincue que la technologie peut être exploitée de manière positive pour améliorer l’accès à la justice dans des régions du Canada où le français est moins répandu.
«On peut avoir des inquiétudes sur le manque d’humanité quand les choses sont virtuelles, [mais] j’ai participé à un procès de douze semaines qui s’est déroulé complètement en ligne et en français avec deux accusés qui habitent au Québec et ça s’est très bien déroulé», a-t-elle fait valoir.
Une autre juriste présente lors de l’événement a souligné l’efficacité de la visioconférence dans les affaires d’agression sexuelle, notamment lorsque des enfants doivent témoigner en dehors de la salle d’audience.
«Si l’on peut constater que c’est une bonne façon pour les enfants de témoigner dans des procès aussi importants, je pense que cela peut être envisagé dans d’autres types de dossiers», a-t-elle affirmé.
Au-delà des outils technologiques mis en place pour améliorer l’accès à la justice dans les deux langues officielles, la question la plus pressante demeure de garantir une équité à travers les provinces, afin que tous les accusés soient informés de leurs droits linguistiques, a rappelé Me McClelland.
Cette symétrie doit être l’objectif envisagé. «Je ne pense pas quand on est rendus là avec la technologie parce qu’on est toujours pris avec cet enjeu de base qui est le manque de connaissance de ses droits», a-t-elle conclu.
Les opinions exprimées par les juristes cités dans cet article sont les leurs et ne reflètent pas nécessairement celles de leurs employeurs.
Glossaire – Sans équivoque : Sans ambiguïté