Dre Julie L. Hildebrand exerce en médecine familiale à Edmonton. Bilingue, elle est très heureuse de pouvoir répondre aux besoins de la francophonie plurielle de la capitale provinciale. Sensible à la crise des opioïdes (opiacés), elle partage ses connaissances avec nous. Spécialiste du diabète, des dépendances et de l’utilisation du cannabis thérapeutique, elle privilégie la prévention et l’éducation.
Chronique – Dre Julie L. Hildebrand
Contrairement à bien d’autres crises, la crise des opioïdes ne réfère pas à un manque, mais plutôt à une surabondance. Malheureusement, c’est le résultat d’un excès d’ordonnances médicales émises par des médecins bien intentionnés pour traiter la douleur d’étiologie diverse chez leurs patients.
De nos jours, moins de 10% des surdoses mortelles sont associées aux utilisateurs d’héroïne. En fait, la majorité de ces décès évitables sont maintenant dus à une utilisation inadéquate de narcotiques, prescrits ou vendus sur le marché noir.
Pour la plupart d’entre nous, prendre un médicament est un concept assez simple à comprendre. C’est de le prendre tel qu’il a été prescrit par le médecin, c’est-à-dire tel nombre de comprimés, pris à tel intervalle, par voie orale habituellement.
Alors pourquoi les patients se mettent-ils à en consommer davantage, plus souvent, de réduire les comprimés en poudre afin de les renifler ou de se les injecter!
À cela, il existe une explication physiologique assez simple. Le cerveau humain a été programmé de cette façon, si je puis m’exprimer ainsi. Les récepteurs opioïdes logés dans différentes aires du cerveau, que l’on cherche à stimuler pharmacologiquement pour bloquer le message de douleur, ont aussi le potentiel de déclencher des phénomènes euphoriques, de bien-être et de gratification.
On a même découvert des tablettes d’argile datant d’aussi loin que 5 000 ans av. J.-C. évoquant les bienfaits associés à l’utilisation de l’opium pour «traiter la douleur ou apporter la joie». C’était donc, bien avant notre ère, des phénomènes liés. Ainsi, l’identité génétique des individus en serait marquée, c’est-à-dire que certains d’entre nous sont plus enclins à développer une dépendance aux opiacés dès les premiers contacts avec une telle substance, et ce, peu importe leur statut socioéconomique.
C’est pourquoi la dépendance aux opioïdes (opiacés) s’avère une entité pathologique psychiatrique en soi, une maladie chronique au même titre que l’alcoolisme. Combien serait-il utile aux praticiens de la santé de pouvoir dépister les patients pour qui le risque de dépendance serait élevé? Hélas! Aucun test n’a été mis au point à ce jour!
Douleur chronique, un mal silencieux
La douleur chronique demeure un fléau au sein de notre société moderne. Sans constituer une maladie en tant que telle, elle est perçue comme un symptôme extrêmement désagréable ayant de multiples effets négatifs sur la qualité de vie des individus qui en souffrent. La vérité est que parmi toute la panoplie pharmacologique dont la communauté médicale dispose, aucun remède n’est efficace à lui seul ou même en combinaison pour combattre cette condition.
La douleur a plusieurs facettes, elle est multifactorielle et, qui plus est, sa perception est influencée par différentes composantes (éducation, culture, religion, vécu du patient, etc.) sur lesquelles nous avons peu d’emprise. Selon son origine, la douleur peut être traitée avec un nombre, somme toute assez restreint, de médicaments qui comportent aussi leurs lots d’effets secondaires et qui ne sont pas toujours bénéfiques.
Au tournant des années 1990, les médecins en mal de moyens ont accueilli avec beaucoup d’enthousiasme les tout nouveau-nés du pipeline de Purdue Pharma, soit le fentanyl, le Percocet, le MS Contin et le Dilaudid. Des médicaments (opioïdes synthétiques) révolutionnaires qui promettaient de traiter la douleur sans pour autant entraîner de la dépendance.
Enfin, les médecins allaient pouvoir offrir un traitement efficace à leurs patients et se mirent de facto à les prescrire à haut volume, encouragés par les programmes de promotion incisifs de la part de ladite société pharmaceutique.
À lire aussi :
Mais quel ne fut pas leur désarroi de constater, quelques années à peine plus tard, que leurs patients développaient une forte dépendance suivant l’administration de ces opioïdes synthétiques! Purdue Pharma avait présenté des données biaisées aux autorités réglementaires américaines (FDA), minimisant tout potentiel de dépendance pouvant être causé par ses produits. Bien que plusieurs poursuites judiciaires ont par la suite déferlé sur le dos de Purdue Pharma ainsi qu’une condamnation pour la modique somme de 600 millions de dollars américains, le mal s’était infiltré.
Paradoxalement, ces médicaments sont toujours disponibles sur le marché, car ils sont tout indiqués dans les cas de douleurs aiguës ou induites par le cancer et parce que les patients à qui on les avait déjà prescrits n’en démordent pas. Les conséquences sont désastreuses.
Des chiffres qui n’annoncent rien de bon
Il y a trois ans, alors que j’assistais à un congrès portant sur la toxicomanie à la Harvard Medical School, j’apprenais que chaque 7 minutes, un Américain mourait d’une surdose non intentionnelle aux opioïdes.
Depuis une vingtaine d’années, il est estimé que 500 000 Américains ont succombé à une surdose aux opioïdes. Au Canada, 21 174 cas de surdose ont été rapportés entre 2016 et 2020, soit une moyenne de 20 par jour, et 26 671 cas d’hospitalisation. Les hommes âgés de 20 à 49 ans seraient le groupe le plus touché par les décès accidentels. Et comme le malheur n’arrive jamais seul, depuis le début de la pandémie de COVID-19, soit d’avril 2020 à mars 2021, les cas d’intoxication ont augmenté de 88% en comparaison avec la période prépandémique.
Les provinces les plus touchées sont l’Ontario, la Colombie-Britannique et l’Alberta. Plus près de chez nous, en Alberta, des données récentes suggèrent que les cas d’hospitalisation ainsi que les visites aux urgences pour cause de surdose aux opioïdes ont connu une recrudescence de 26%, ce qui nous situe bien au-dessus de la moyenne nationale. Bien que ces statistiques semblent affolantes, elles ne tiennent pas compte des coûts pour le système de santé, des coûts indirects liés à la perte de productivité et des coûts sociétaux associés à la hausse de la criminalité.
Que faire face à cette hécatombe? Éduquer, éduquer, éduquer… le public (la patientèle) ainsi que la communauté médicale sur les méfaits engendrés par les opioïdes. Reconnaître que la douleur fait partie de notre quotidien et que des méthodes non pharmacologiques sont aussi valables. Admettre que la médecine n’a pas toutes les réponses. Accepter que le corps n’est pas parfait et qu’il vieillit, parfois prématurément.
La majorité des décès en Colombie-Britannique, Alberta et Ontario et une augmentations observées ailleurs
Alors que les taux continuent de demeurer élevés dans l’Ouest canadien, des augmentations ont été observées ailleurs, notamment en Ontario et au Yukon. Plusieurs juridictions ont observé des nombres et des taux records de décès en lien avec les impacts élargis de la pandémie de COVID-19.
Entre janvier et juin 2021, 90% de tous les décès liés à une intoxication aux opioïdes sont survenus en Colombie-Britannique, en Alberta ou en Ontario.
*Source : Agence de la santé publique du Canada