Le gouvernement de Danielle Smith peut dorénavant réviser et réécrire des lois fédérales jugées nuisibles ou contraignantes et même ordonner aux différentes entités provinciales (comme les municipalités, les régions sanitaires et les autorités scolaires) de ne pas appliquer des législations qui empiéteraient sur ses compétences.
Selon Frédéric Boily, doyen adjoint et professeur au Campus Saint-Jean, cette loi permet à Danielle Smith de faire affront à Ottawa et d’asseoir plus fermement sa vision autonomiste. «Elle a fait passer cette loi et c’est pas seulement pour que ce soit ornemental», rappelle-t-il.
La première ministre albertaine avait remporté la course à la chefferie de son parti en octobre dernier en promettant à ses électeurs la promulgation de la Loi sur la souveraineté de l’Alberta dans un Canada uni. En ce sens, elle a livré la marchandise. Reste à voir si des «résultats pourront être livrés à ceux qui les attendent», explique le professeur en science politique.
De vives réactions d’un bout à l’autre du pays
Hormis l’électorat de Danielle Smith, cette loi s’est attiré les foudres de plusieurs groupes dans la province et dans le reste du pays. «La Loi a été ridiculisée à l’extérieur de l’Alberta. Des textes très lourds ont été écrits par des juristes qui disent que la Loi ne respecte pas l’esprit de la Constitution», analyse Frédéric Boily.
En Alberta, la Loi a vivement été critiquée par le milieu des affaires de Calgary et par les chefs des Premières Nations de l’Alberta représentant les traités nos 6, 7 et 8. L’amendement proposé par le Parti conservateur uni (PCU) a pour ainsi dire eu l’effet de calmer le jeu.
Précisons qu’à l’origine, le Conseil des ministres aurait pu réécrire des lois à huis clos et ainsi contourner l’Assemblée législative de la province, du jamais vu dans l’histoire canadienne.
Sauf que si la crainte persiste, indique le professeur en science politique, c’est aussi parce que Danielle Smith est demeurée vague quant aux domaines d’intervention de cette loi. Une incertitude qui persistera pendant un moment, précise-t-il, jusqu’à ce que la Loi soit appliquée pour une première fois par le gouvernement albertain.
«Tant que la Loi ne sera pas mise en action, on ne pourra pas savoir dans quels domaines elle sera appliquée et comment elle sera interprétée», avance-t-il. «Et ça peut prendre plus de six mois avant qu’elle [ne] soit appliquée. Ça peut aller après l’élection», renchérit-il.
L’opposition est inquiète
C’est justement le refus du PCU de clarifier ses intentions quant à l’application de la Loi sur la souveraineté qui attise la frustration du Nouveau Parti démocratique de l’Alberta (NPD). «C’est tellement vague, on leur pose des questions et il n’y a pas de réponses», s’indigne Marie Renaud.
La députée néo-démocrate de la circonscription de Saint-Albert estime qu’une portion du caucus conservateur uni n’a même pas lu la Loi. D’autres n’en comprennent pas les dispositions, dit-elle. «On n’est pas certains de ce qui va arriver et je pense que même le gouvernement ne le sait pas», ajoute-t-elle sur un ton grave.
À l’heure d’écrire ces lignes, le PCU n’avait pas répondu à la demande d’entrevue envoyée quelques jours plus tôt par la rédaction du journal.
Un dangereux climat d’incertitude
Ce nuage d’incertitudes qui pèse actuellement n’augure rien de bon pour la francophonie qui, déjà depuis octobre, ne dispose plus d’un secrétaire parlementaire pour défendre ses intérêts et mettre en œuvre la Politique en matière de francophonie. Une décision qui «ne fait aucun sens», rappelle Marie Renaud.
En outre, les dossiers de la francophonie sont maintenant gérés par Jason Luan, un ministre qui ne parle pas français. Danielle Smith pourrait-elle aller encore plus loin et utiliser la Loi sur la souveraineté pour s’en prendre à la nouvelle mouture de la Loi sur les langues officielles qui sera déposée dans quelques mois par le gouvernement fédéral?
«Je suis inquiète. Je pense que la Loi sur la souveraineté est dangereuse pour l’Alberta, pour l’économie et pour la communauté francophone. Ça donne beaucoup trop [de pouvoir] au gouvernement et comme on dit en anglais, tout se fera “behind closed doors”», note Marie Renaud.
La députée du NPD a d’ailleurs pris le temps de contacter l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) pour discuter de leurs inquiétudes face à la Loi. «Ils vont voir ce qui va arriver, les avocats vont voir ce qui va arriver», appuie-t-elle.
Prudence pour l’ACFA et les libéraux fédéraux
L’ACFA a décliné la demande d’entrevue du journal, car elle affirmait être encore à l’étape d’analyse quant aux implications potentielles de la Loi. «Selon notre compréhension actuelle, la Loi sur la souveraineté de l’Alberta ne s’applique pas à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés», a répondu le président Pierre Asselin dans une déclaration envoyée par courriel.
Il semble pertinent de préciser que l’article 23 de la Charte concerne les droits à l’éducation dans la langue de la minorité, un dossier qui demeure toujours d’actualité pour les Franco-Albertains.
«Initialement, c’était une inquiétude de l’ACFA; nous sommes donc soulagés. Nous continuons notre analyse, avec nos conseillers juridiques, afin de voir si cette loi pourrait avoir d’autres impacts pour la francophonie albertaine», a-t-il ajouté.
Cette approche toute en prudence est aussi celle adoptée par Justin Trudeau, le premier ministre du Canada. Ce dernier a mentionné dans une allocution, le 8 décembre dernier, ne pas vouloir se «disputer» avec Danielle Smith. Il souhaite «continuer à travailler de manière aussi constructive que possible» avec la province albertaine.
Selon Frédéric Boily, le gouvernement fédéral voudra se faire le plus «discret possible» pour ne pas «donner prise» à la première ministre. «On va peut-être se restreindre pour éviter qu’il y ait des irritants juste avant l’élection, ce qui permettrait à Danielle Smith de s’en emparer et d’alimenter sa campagne», analyse-t-il.
Colmater les brèches avant l’élection
D’ailleurs, à moins de six mois de la prochaine élection provinciale qui aura lieu le 29 mai 2023, le Parti conservateur uni aura du travail à faire pour regagner le cœur des électeurs des grandes villes, considère le professeur de science politique.
Le projet de loi 2 du ministre Matt Jones pour lutter contre l’inflation et atténuer le coût de la vie pourrait bien être utilisé à cet effet. «Le gouvernement sera peut-être capable de rallier une partie de l’électorat, notamment du côté de Calgary, avec le projet de loi 2», estime Frédéric Boily.
«Cela pourrait avoir un effet adoucissant sur la fracture que l’on connaît entre les régions et les grandes villes de l’Alberta», conclut-il.