le Vendredi 13 décembre 2024
le Lundi 13 novembre 2023 18:14 Société

Informer et s’informer en Alberta : un jeu qui se joue à deux

Les médias canadiens sont en crise. La confiance du public s’érode, les financements pérennes font défaut, les abonnements s’effondrent et les audiences aussi. Photomontage :Andoni Aldasoro Rojas avec images de : Kelly Sikkema, Mark Golding - Unsplash.com, Wikimedia Commons.
Les médias canadiens sont en crise. La confiance du public s’érode, les financements pérennes font défaut, les abonnements s’effondrent et les audiences aussi. Photomontage :Andoni Aldasoro Rojas avec images de : Kelly Sikkema, Mark Golding - Unsplash.com, Wikimedia Commons.
(Francopresse) - En Alberta, la communauté francophone entretient de bons rapports avec les médias de langue française. Mais la pandémie de COVID-19, qui a privé les journalistes de terrain, est venue éroder cette relation de confiance. Le fort taux de roulement des reporters alimente également la défiance envers la presse.
Informer et s’informer en Alberta : un jeu qui se joue à deux
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Mireille Péloquin est directrice générale de la Fédération des parents francophones de l’Alberta. Photo : Courtoisie

«Nous entretenons de très bonnes relations avec les médias de langue française, dont les médias communautaires», témoigne Julianna Damer, la nouveller directrice générale de Francophonie jeunesse de l’Alberta (FJA).

«C’est l’intérêt de tout le monde de les supporter. S’ils disparaissent, on parlera moins de nous», ajoute-t-elle.

Mireille Péloquin, directrice générale de la Fédération des parents francophones de l’Alberta (FPFA), affirme également «travailler main dans la main» avec les médias, que ce soit le journal Le Franco, Radio-Canada ou les radios communautaires.

«Si j’ai une histoire ou si j’entends parler d’un contact intéressant, je pense toujours à les appeler […] et je ne refuse jamais une entrevue», souligne-t-elle.

«On a toujours le réflexe de leur partager nos activités et nos projets, car nos membres les utilisent pour s’informer», abonde David Caron, directeur général de la Fédération des ainés franco-albertains (FAFA).

Isabelle Laurin est directrice générale de l’Association canadienne-française de l’Alberta. Photo : Michel Smith

La communauté répond présente

Tous les organismes franco-albertains contactés tiennent le même discours : ils soutiennent la presse de langue française, au premier chef les médias communautaires, qu’ils jugent essentiels à la vie, voire à la survie de la communauté.

Les mots «partenaires», «collaboration», «ententes» ou encore «échanges de visibilité» reviennent dans la bouche de leurs représentants à de nombreuses reprises. Ils se disent «toujours en conversation» avec les journalistes et assurent se rendre «rapidement disponibles».

«On tente de répondre à un maximum d’entrevues annuellement», confirme Isabelle Laurin. La directrice générale de l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) assure traiter de la même façon, «sans aucune hiérarchie», toutes les demandes qu’elle reçoit des médias, peu importe leur provenance.

Même son de cloche au sein des salles de rédaction. «On a un bon bassin d’intervenants avec des chefs de file qui sont toujours prêts à nous parler, corrobore Ève Marie Forcier, cheffe de l’information de Radio-Canada Alberta. J’ai l’impression qu’on a dépassé le syndrome de l’imposteur des francophones en milieu minoritaire qui n’osent pas trop s’exprimer.»

Dans le comté de Lac La Biche, au nord de l’Alberta, la radio communautaire Boréal FM est également bien implantée.

«Nous avons des retours très positifs. Il reste néanmoins un gros travail à faire pour que les gens viennent nous voir et nous donnent des sujets, observe Alyson Roussel, la directrice générale. Nous sommes dans un désert d’information locale, les gens ne sont pas habitués à transmettre des informations.»

Mission pédagogique du journaliste

De tels témoignages ne surprennent pas Marc-François Bernier, professeur titulaire de journalisme au Département de communication de l’Université d’Ottawa.

«En milieu francophone minoritaire, les journalistes, surtout ceux des médias communautaires, n’ont pas trop de difficultés à communiquer avec la communauté», considère le chercheur.

L’enjeu, selon lui, c’est plutôt de faire comprendre à certaines personnes que les médias ne leur appartiennent pas, «qu’ils ne sont pas seulement là pour faire la promotion de leurs intérêts».

«Il y a une mission pédagogique constante du reporter sur le terrain», insiste Marc-François Bernier.

Mais après deux années de pandémie durant lesquelles les journalistes se sont retrouvés confinés dans leur bureau, les liens avec les Franco-Albertains se sont distendus.

Paul Denis, directeur général de Réseau Santé Alberta, regrette le manque d’attention portée aux activités communautaires. «Ils devraient jeter un œil attentif et quotidien à ce qui se passe au sein de notre francophonie, traiter les éléments en profondeur», souligne le chef de file.

Mireille Péloquin de la FPFA appelle les journalistes à faire davantage de tournées en région. Elle parle d’un travail de «coconstruction» avec la communauté, à même d’augmenter le cadre d’écoute.

Étienne Alary est directeur par intérim du journal Le Franco. Photo : Courtoisie

«Retourner à la rencontre des histoires»

Privés de terrain, les journalistes «ont perdu le contact humain et entretiennent des relations plus compliquées», reconnait Étienne Alary, directeur par intérim du journal Le Franco, en Alberta, depuis mars 2023.

Celui qui est aussi directeur général du Conseil de développement économique de l’Alberta (CDEA) note une «certaine difficulté» des journalistes à obtenir des entrevues.

Ève Marie Forcier constate également l’écart à combler entre les salles de nouvelles et les citoyens : «On a des discussions sur le sujet avec notre public, on a l’élan de se rapprocher pour retisser des liens privilégiés, retrouver de la proximité.»

La cheffe de l’information de Radio-Canada Alberta relève néanmoins que l’effritement de la confiance du public envers la sphère médiatique est moins prégnant au niveau local.

Quel que soit le média, ils misent tous sur un retour des reporters sur le terrain. «On se fait un devoir de se déplacer, pas seulement à des conférences de presse, mais aussi à des évènements rassembleurs de la francophonie», insiste Étienne Alary. 

«On doit retourner à la rencontre des histoires. Les gens ont besoin de s’entendre, de voir les coulisses de leur vie», renchérit Ève Marie Forcier. 

Un mouvement que salue Marc-François Bernier. Le chercheur de l’Université d’Ottawa appelle la presse à ne pas négliger les nouvelles dynamiques à l’œuvre en milieu minoritaire. 

«Avec l’immigration, la francophonie change de visage, les médias doivent s’adapter et leurs informations refléter cette diversité», explique-t-il. 

Alyson Roussel est directrice générale de la radio communautaire Boréal FM dans le Nord de l’Alberta. Photo : Courtoisie

«Traitement épisodique» de l’actualité

Aller au-devant de toutes les communautés et refléter leur pluralité reste une gageüre dans une province où les francophones sont dispersés sur un territoire plus vaste que la France.

Le défi est d’autant plus grand pour un journal comme Le Franco qui dispose d’une seule journaliste à temps plein, d’un rédacteur en chef et de quelques pigistes.

Son directeur par intérim, Étienne Alary, aimerait étoffer la salle de rédaction. Mais, il n’a toujours pas trouvé la perle rare.

Car la presse en situation minoritaire souffre d’un autre mal : le fort taux de roulement du personnel.

Cette difficulté à fidéliser les précieux salariés est susceptible de nuire à la qualité de la couverture médiatique, estime Marc-François Bernier. 

«Ça favorise le traitement épisodique et non thématique de l’actualité, car les professionnels de passage ne mettent pas la nouvelle en contexte. Ça peut contribuer à discréditer les médias et alimenter de la méfiance à leur égard», analyse le spécialiste.

Lorsqu’ils accordent des entretiens, les chefs de file franco-albertains sont ainsi régulièrement confrontés à un déficit de compréhension des enjeux locaux.

«On a parfois la crainte que le journaliste se méprenne sur nos propos. Alors on suit de manière très serrée toutes nos entrevues pour être surs que nos messages soient bien compris», rapporte Isabelle Laurin de l’ACFA. 

Former aux réalités franco-albertaines 

Cette appréhension n’empêche pas les dirigeants communautaires de parler aux journalistes. «Je ne vais pas arrêter de donner des entrevues parce que j’ai peur. C’est un problème ancien, il faut apprendre à vivre avec et prendre le temps avec les nouveaux», tranche Paul Denis. 

À l’image du responsable de Réseau Santé Alberta, tous les représentants tentent de sensibiliser les plus jeunes recrues aux réalités franco-albertaines.

«Ces dernières années, les journalistes ne viennent plus seulement du Québec, mais aussi de la francophonie internationale. Alors je fais souvent de l’éducation, je réexplique ce qu’est la Loi sur les langues officielles», détaille Isabelle Laurin, qui déplore l’absence de programmes d’études en journalisme en français dans l’Ouest canadien. 

Du côté de Radio-Canada, Ève Marie Forcier soutient que son équipe fait «beaucoup d’accompagnements» pour les débutants, qui ne sont pas envoyés «n’importe où» dès leur arrivée.

À cet égard, la société d’État et les organismes communautaires se sont associés pour monter un programme de formation sur les enjeux et l’histoire des Franco-Albertains à destination des journalistes.

«Miser sur la rétention d’employés qui s’intéressent et redonnent à la communauté, c’est la priorité, appuie Alyson Roussel de Boréal FM. Les gens mettent toujours du temps à se familiariser avec de nouvelles voix.»

Dans les bureaux du journal Le Franco, Étienne Alary garde espoir. Le directeur par intérim est persuadé que le «regard neuf» des journalistes de l’extérieur de la province est bénéfique pour la francophonie albertaine. 

«La meilleure façon de nous aider, c’est de nous consommer»

Les médias canadiens sont en crise. La confiance du public s’érode, les financements pérennes font défaut, les abonnements s’effondrent et les audiences aussi. 

En Alberta, Le Franco compte seulement 550 abonnés sur une population franco-albertaine d’environ 88 000 personnes. 

«Si l’on croit à la presse, il faut passer de la parole aux actes et s’abonner», martèle Étienne Alary, directeur par intérim du journal. 

«La meilleure façon de nous aider c’est de nous consommer sur nos diverses plateformes, de nous lire, de nous écouter», poursuit Ève Marie Forcier, cheffe de l’information de Radio-Canada Alberta. 

En face, les représentants de la francophonie albertaine se disent prêts à offrir un bol d’air financier aux médias communautaires. 

«Nos organismes et institutions doivent s’approprier les médias communautaires, investir dedans», affirme Isabelle, directrice générale de l’ACFA. Autrement dit, acheter de la publicité et des publireportages.

«Le soutien économique de la communauté ne doit pas être lié à des retours d’ascenseur. Un organisme malmené par un média ne doit pas couper la publicité en réaction», prévient Marc-François Bernier. 

Le professeur de journalisme à l’Université d’Ottawa rappelle également l’importance des bailleurs de fonds publics et des engagements du gouvernement fédéral en matière de publicité.

Pour accroitre ses sources de revenus, Alyson Roussel, directrice générale de Boréal FM, évoque, elle, des collectes de fonds originales, du type bingo ou spectacle musical.

Glossaire – Prégnant : Qui s’impose à l’esprit d’une manière très forte