le Jeudi 10 octobre 2024
le Mardi 3 mai 2022 13:00 Edmonton

Quand la dette surplombe la morale

Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « Esprit critique ».
Quand la dette surplombe la morale
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Le terme de dette est un concept polymorphe. Dans son acception la plus large, il signifie une obligation financière et marchande, publique ou privée, que l’on peut quantifier, comptabiliser et même prévoir. Mais la dette est d’abord un concept moral synonyme de responsabilité et de devoir, peu importe que ce soit à l’égard d’autrui, d’un proche, de sa communauté, de nouveaux arrivants ou même vis-à-vis de la nature.

Dans un cas comme dans l’autre, dette financière ou dette morale, les deux ont toujours joué un rôle fondamental dans nos sociétés. À ceci près toutefois que l’obligation financière semble de plus en plus l’emporter de nos jours sur l’obligation morale, laquelle reste pourtant impossible à déterminer ou à quantifier avec précision dans la mesure où elle doit composer avec l’imprévisibilité et la fragilité des affaires humaines.

Du reste, tout comme dans le cas de la dette financière, il n’est pas toujours possible de pouvoir tenir une promesse ou une obligation morale malgré toutes les meilleures volontés. C’est à ce stade qu’intervient bien évidemment la vertu de justice (commutative ou corrective) dont parle Aristote, et ce, du fait de conflits éventuels, de désaccords possibles, voire de manquements graves. Gageons tout de même que le fait d’admettre l’impossibilité de remettre sa dette modifie à coup sûr notre vision de la société et, surtout, le sens de la dette elle-même, qu’elle soit individuelle ou collective.

Mais en dehors de cette exception dont je viens de parler, une question se pose. Pourquoi en sommes-nous arrivés à tordre à ce point le mot «dette» et lui donner le sens — irréductible — que nous lui connaissons aujourd’hui, à savoir le reflet d’une société essentiellement fondée sur un rapport marchand?

La dette, un phénomène très ancien

Dans Dette, 5000 ans d’histoire (2011), l’anthropologue américain David Graeber a très bien expliqué comment le pouvoir de la dette structure de fond en comble les relations sociales et l’inconscient collectif.

Toutefois, la particularité de la dette financière ou marchande, c’est qu’elle est exprimée en monnaie, donc exigible par des mécanismes qui peuvent être impersonnels et même transférables puisque l’identité du créancier n’a pas réellement d’importance. Ce type de dette quantifiable est une construction profondément inégalitaire entre le débiteur et le créancier. Graeber en veut pour preuve notamment que si les deux parties étaient égales et se respectaient, ils ne verraient alors aucun obstacle à renégocier la dette par suite d’un imprévu.

Mais ce n’est pas de cette façon que les choses se déroulent dans la réalité. Vulnérable et perçu comme tel par le créancier, le débiteur est le seul responsable de sa dette. Celle-ci est et reste une chose sacrée qui en toute circonstance doit être remboursée. Ainsi parlent les prêteurs et les banquiers… Du coup, ce qui apparaît juste et rationnel au départ se trouve en fait à devenir profondément injuste, inégalitaire et irrationnel.

Le moment dialectique contre la dette financière

Cette thèse n’est pas sans rappeler l’attaque de Platon dans le Livre 2 de La République. Contrairement au réalisme politique d’Aristote concernant la fonction de la monnaie comme valeur commune dans les échanges (Éthique à Nicomaque, Livre 5, Chapitre 8), Platon voit plutôt en elle un facteur de désunion. Bien avant Jean-Jacques Rousseau et Karl Marx, tous deux critiquant le droit de propriété, les échanges et la valeur travail à partir des thèses utilitaristes de John Locke, David Hume et Adam Smith, Platon est le premier à proposer une critique des sociétés axées uniquement sur le profit et l’enrichissement personnel.

Le danger d’une société comme la nôtre fondée sur les échanges et le commerce vient du fait que les individus seront toujours portés à profiter du système; non pour acquérir les biens nécessaires à la vie, mais pour accumuler de l’argent. De moyen, la monnaie devient une fin en soi, selon Platon, ce qui a pour effet de pervertir tout le système de production et d’échange des richesses et de corrompre par le fait même le lien social.

En rabattant la notion de dette sur sa seule acception financière et monétaire, le capitalisme moderne favorise et justifie l’éradication de toutes les autres formes de promesses et de dettes non monétaires qui constituaient jadis les socles de la vie commune dans les sociétés traditionnelles et anciennes.

Il faut lire à ce sujet les recherches anthropologiques de Marcel Mauss et de Claude Lévi-Strauss. Une société n’est pas réductible à une simple communauté dans laquelle prévaut une dette économique et financière. Elle se constitue aussi par l’organisation des liens de parenté (le mariage et la famille par exemple), par l’instauration d’un langage commun à tous ses membres, par un système complexe d’échanges symboliques (promesses, dons et contre-dons); bref, par d’autres moyens et mécanismes qui établissent des rapports, toujours hiérarchiques, certes, mais essentiellement humains et sociaux.

Devoir absolu contre utilitarisme du bonheur

Quant à savoir si, lorsqu’aux prises avec une dette financière et incapable de pouvoir la rembourser, il ne faudrait pas tout simplement refuser de la payer, le philosophe des Lumières allemandes, Immanuel Kant, est clair et formel. Tout comme pour l’interdiction de tuer ou de mentir — qu’un certain Benjamin Constant, dans un débat avec lui en 1797, critique comme étant tout simplement absurde —, Kant stipule que le refus de payer sa dette reviendrait, pour n’importe quel homme, à ne plus pouvoir emprunter. Voudrait-on universaliser une action allant à l’encontre de la communauté universelle des hommes? Bien évidemment non. D’où la maxime qu’il adresse à toute personne libre, raisonnable et dotée de bonne volonté : «Agis de telle sorte que tu puisses aussi vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle» (Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785).

Ainsi donc, Kant oppose l’impératif dit catégorique fondé sur une éthique du devoir, absolu et sans condition — bien distinct toutefois du simple devoir par conformité qui est vécu comme une contrainte — à l’impératif dit hypothétique ou conséquentialiste basé sur un calcul des coûts, profits et conséquences. Persuadé que les sentiments, les intérêts personnels et les idiosyncrasies sont toujours susceptibles de l’emporter sur la volonté générale — comme dans les théories du contrat chez Locke par exemple et surtout chez Rousseau —, Kant estimait crucial de greffer à une communauté politique régie par un contrat le devoir en tant que loi morale universelle. Du coup, l’impératif catégorique s’apparentait sur le plan humain au pouvoir de raisonnement et de conviction dans les sciences.

Appel au jugement de sens commun

Mais, curieusement, Kant était cependant bien conscient des limites d’application d’une telle morale dans le monde moderne marqué par la fin de la métaphysique et de la foi. Si bien que, à côté du devoir strict ou parfait, c’est à nous que revient finalement la responsabilité de juger et d’apprécier (devoirs larges ou imparfaits) : c’est la raison — exception faite de ceux qui sont totalement incapables de l’exercer — qui juge, d’un point de vue universel, ce qui est bon à faire et ce qui ne l’est pas.

Le regretté militant David Graeber l’avait aussi très bien compris. S’agissant de la dette financière, son livre montre que celle-ci s’apparente souvent à un mécanisme institutionnel arbitraire permettant de rendre acceptables des comportements violents et tout à fait contraires à la morale en vigueur.

À l’endettement comme aux stratagèmes les plus vicieux et immoraux mis en place pour assurer la domination des plus forts sur les individus les plus démunis et les États les plus fragiles, la raison doit résister. La justice de Socrate doit primer sur la loi du plus fort de Thrasymaque (Platon, La République, Livre 1).