Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « polémique et philosophique ».
D’après le dernier recensement de Statistique Canada, sur les 80 000 francophones environ que compte la province de l’Alberta, près de 6 000 se disent Acadiens. Un chiffre non négligeable. Mais d’où sont-ils originaires ? Sans doute d’un peu partout dans les Maritimes. Un bon nombre est certainement issu du Nouveau-Brunswick, principalement du nord de la province ainsi que de la péninsule acadienne.
Mais en définitive, peu importe d’où ils viennent, ces Acadiens d’origine expatriés en Alberta forment une vraie communauté de pensée que les chiffres, la variable économique, le chômage et les difficultés financières ne sauraient traduire clairement une fois pour toutes.
L’imaginaire collectif à l’épreuve des faits
Certes, depuis les cinquante dernières années, la situation économique difficile en Atlantique a souvent forcé les Acadiens à voyager pour trouver du travail ou encore pour poursuivre des études supérieures. D’abord, un peu partout dans les Provinces maritimes, voire jusqu’en Ontario et surtout au Québec, notamment pour celles et ceux aspirant à des réalisations scientifiques, artistiques et littéraires. Bien évidemment, vivre au Québec, c’est aussi pouvoir continuer à parler sa langue maternelle, le français, dans l’espace public. Chose d’autant plus vraie que les Acadiens, notamment ceux de la péninsule acadienne, ne sont pas toujours bilingues.
Aussi loin que l’on puisse remonter dans les années 1970 et 1980, qui sont des périodes importantes de développement économique dans l’Ouest canadien, notamment avec le pétrole, les mines et les nombreux chantiers de construction visant à répondre à la densification urbaine, beaucoup d’Acadiens iront s’installer jusqu’en Alberta. Ce phénomène d’exode, temporaire ou définitif, s’est poursuivi en 1990 et s’est même intensifié depuis en dépit des différents ralentissements économiques survenus dans les Prairies à partir de 2008.
Il existe sûrement des études historiques, ethnologiques et sociologiques pour confirmer et, si nécessaire, nuancer ce portrait. Elles permettraient en tout cas de mieux comparer l’itinéraire des Acadiens des diverses régions des maritimes à travers l’ensemble du Canada et en particulier dans l’Ouest du pays. On découvrirait sans doute que les motivations ne sont pas les mêmes pour les Acadiens de la Nouvelle-Écosse et ceux de l’Île-du-Prince-Édouard par comparaison avec les populations acadiennes du Nouveau-Brunswick.
Ces études permettraient aussi d’obtenir un tableau comparatif beaucoup plus précis des vagues migratoires acadiennes vers l’Ouest canadien en provenance des différentes régions du Nouveau-Brunswick (nord, sud-est, péninsule acadienne). Pas de doute qu’elles permettraient ainsi de mieux cerner et d’expliquer les motivations socioéconomiques sous-jacentes à l’exode rural dans les différentes communautés acadiennes de la province.
À lire aussi : La descendance expatriée des Acadiens déportés
Loin des yeux, mais jamais trop loin du cœur
Mais faut-il redire que les chiffres et encore moins les recherches sur le sujet, froidement déposés dans les archives, si intéressants soient-ils pour expliquer la sociologie et l’exode acadien vers l’Ouest, ne changeraient pas grand-chose à une réalité souvent oubliée ou méconnue de ce peuple fondateur du Canada ? Même loin de leur terre natale, les Acadiens, d’où qu’ils viennent, ont tous en commun un profond attachement à leurs origines (famille, musique, culture, langue). Loin des yeux, certes, mais jamais trop loin du cœur.
Curieusement, l’Acadie n’est pas une entité politique et administrative autonome. En effet, être acadien, c’est d’abord un sentiment, un état d’esprit ; c’est un idéal que l’on cultive de génération en génération mais qui reste impossible politiquement. Sur ce point, l’élite acadienne du Nouveau-Brunswick, empêtrée dans une tourmente politique depuis que ses intérêts sont menacés à Fredericton, ne saurait donner de quelque façon à ces femmes et à ces hommes expatriés des leçons en matière d’amour, de partage, de fraternité et d’attachement à la partie, l’Acadie.
D’ailleurs, comment pourrait-on continuer de prendre l’élite acadienne au sérieux ? À quelques exceptions près, celle-ci donne tant l’impression qu’elle se fiche éperdument de sa population. Elle n’a d’yeux que pour tout ce qui lui permet de se maintenir au pouvoir, préserver ses intérêts partisans et corporatistes. La voilà maintenant à nous parler d’immigration, de diversité culturelle, d’ouverture et de tolérance ; bref, de beaux discours, légitimes et qui permettent de recevoir des sommes d’argent pour une manifestation à saveur politique partisane, mais qui sont tellement à mille lieues des réalités quotidiennes auxquelles sont confrontées les communautés acadiennes…
Les forces vives de la culture acadienne
À vrai dire, dans ses beaux habits, l’élite intellectuelle et politique acadienne, toujours pleine d’orgueil et de certitude, se contrefiche de ce dont elle parle puisqu’elle n’en a pas la conviction. Elle n’est en réalité guidée que par le pouvoir et la mondanité.
Je sais ce que cette diatribe a de non conventionnel. Elle peut même paraître injuste en ces temps difficiles pour la francophonie canadienne. Comment peut-on en effet, en tant qu’Acadien soi-même, tourner le dos à tout ce qui a permis à son peuple de transcender le stade de la survivance et d’accéder à la reconnaissance constitutionnelle ? Malheureusement, là n’est pas la question. Il ne s’agit pas d’idéologie politique, bien au contraire. Il s’agit de l’avenir du peuple acadien.
D’aucuns savent que les forces vives d’une culture, en l’occurrence la culture acadienne, peu importe où qu’elles se trouvent à un point précis de l’histoire, sont peut-être beaucoup plus discrètes mais toujours plus sincères qu’une élite arrogante et aux abois.
Quant à celles et à ceux qui ont quitté l’Acadie au profit de l’Alberta pour une raison quelconque, qui travaillent dur pour un avenir meilleur, ils n’ont, d’aucune façon, jamais fait table rase de leur histoire et de leurs racines. Ils portent en eux, avec beaucoup de fierté, de conviction et de responsabilité, cet idéal de l’Acadie. Le tout traduit dans l’action, un peu comme le verbe qui s’est fait chair (Jean 1). Jamais vous ne les entendrez ou les verrez reporter leurs malheurs sur le dos des autres. C’est qu’ils sont plutôt courageux, dotés d’un cœur intelligent et toujours prêts face à l’adversité.
Gageons que ces traits étaient aussi ceux des déportés de 1755. Une raison de plus, en ce mois d’août 2021, pour rendre un vibrant hommage à tous nos expatriés acadiens et en particulier à ceux vivants en Alberta.