Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « Esprit critique ».
Davantage qu’un gène, l’accent est culturel. Antérieur à la cognition, toutefois, il provient immanquablement du fond des émotions. En effet, ce que nous ressentons et pensons se reflète pour une bonne part à travers notre accent. Particularité de la tonalité, du timbre et de la voix (prosodie), l’accent agit aussi comme un surmoi auquel l’on ne déroge pas, sous peine de se trahir soi-même ou d’être démasqué.
S’il sait s’adapter, s’il tend à s’atténuer avec le temps, au contact des expériences et de l’altérité, l’accent ne s’éteint pourtant jamais réellement. Il a pour ainsi dire toutes les caractéristiques de l’entre-soi, du national, voire du nationalisme, mais sans leurs défauts. Et pour cause.
Il ne s’agit pas uniquement dans son cas de vocabulaire et de mots, de dires, d’idées et de principes érigés en vertu. Bien que tout cela ait une incidence sur sa mesure et sa portée, faut-il redire, néanmoins, que l’accent de celle ou de celui qui parle est d’abord une expression révélatrice d’un enracinement dans un lieu, d’une expérience vécue, sensible, sentimentale, sincèrement éprouvée?
Un universel dépourvu de règles
Or, paradoxalement, c’est aussi pourquoi l’accent a toutes les apparences d’un universel puisqu’il est commun, partagé, c’est-à-dire humain. Un universel aussi lourd à porter et à transmettre qu’un héritage, certes, mais sans doute moins intransigeant, nullement figé, certainement plus flexible que la grammaire et la syntaxe. Bref, cet accent qui, dit-on, nous déterminerait en quelque sorte est en réalité la grande exception à la règle. C’est un universel sans concept : c’est-à-dire doté d’un pouvoir symbolique. Il est à l’image d’un manteau convertible : simple, souple, polyvalent, adapté à tous les contextes — passé, présent, futur —, mais non moins protecteur et surtout naturel.
Universel, qui es-tu réellement? Universellement grandiose, je ne suis pourtant qu’un accent parmi tant d’autres dans la diversité des langues. Un accent francophone de quelque part au Nouveau-Brunswick, le long du littoral côtier de la Péninsule acadienne. Un accent forgé au contact de la mer, des vagues et du vent fouettant de l’Atlantique. Un accent, celui hérité des pêcheurs arrivant au quai avec leur cargaison de poisson et des bûcherons affairés courageusement dans la forêt depuis l’aube.
Mais si mon accent est tout cela — un accent acadien, distinct du chiac toutefois — ne serait-il pas également, pour avoir baigné parmi elles, imprégné des francophonies québécoise, ontarienne, non moins qu’albertaine? J’allais oublier — mais oublie-t-on vraiment? — qu’il y a aussi quelque chose de l’accent que je porte à l’Île-du-Prince-Édouard et en Nouvelle-Écosse, là-bas, à Port-la-Joye et à Prée-Ronde, lieux d’établissement de mes ancêtres, les Haché-Gallant et les Thibodeau, ainsi qu’en France, dans le Poitou, l’Anjou et la Vendée. Et, comme si tout cela ne suffisait pas, voilà que mon accent cohabite depuis plus de vingt-cinq ans avec la Touraine, ma terre d’adoption.
Une seconde nature
Peut-être est-ce en définitive cette région de France, la Touraine, dont on dit souvent qu’il n’y a pas d’accent, qui me fait retourner à moi-même, à mon accent, celui que je porte depuis l’enfance. En tout cas, ce n’est pas que la Touraine le rejetterait nécessairement, bien au contraire, mais simplement qu’il y a un moment, dans une vie, où l’accent refait surface avec vigueur et traduit parfaitement notre être sans le trahir; cet être qui, submergé par le souvenir, presque hanté par la mémoire (mnémosyne), se meut soudainement comme dans un jeu de balancier, allant du futur au passé, et vice-versa, en passant par le présent.
C’est ainsi que resurgissent spontanément, malgré soi, en dépit de la distance par rapport à la terre natale, les mots-clés de la langue et surtout d’un parler dont la saveur semblait à coup sûr disparue ou tombée pour ainsi dire en désuétude. Là se trouvent tout le pouvoir et toute la splendeur de l’accent, en l’occurrence cet accent acadien que je porte en moi. À la fois unique et universel. Nous sommes en réalité ce que notre accent a fait de nous, à savoir : une seconde nature, celle qui se trouve désormais dans nos enfants ; une nature sans doute moins dominante, puisque métamorphosée par la transition des générations et l’exil, mais toujours là, à la fois culturellement et affectivement.
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Comment, pourquoi, sous quelle forme cet accent en vient-il à se manifester bien des années plus tard, et ce, malgré l’éloignement? En définitive, tout ou presque me rappelle l’accent acadien : que ce soit le parler des anciens du Poitou ou la simplicité de leur regard, le parfum des saisons, le souvenir du Clain (la rivière traversant le centre-ville à Poitiers), ma bibliothèque chargée de livres dans lesquels se trouve toujours une lettre de ma mère écrite à la main, les érables devant la maison, une chanson comme Grand-Pré (Ode à l’Acadie)…, derrière tout cela résident des visages, des voix, un accent ; mon accent, celui de mon pays, de mes proches. Comment pourrais-je oublier dès lors que j’ai les miens en souvenirs comme une tache d’encre qui me ramène constamment à leur accent, l’accent que je porte en moi.
Une œuvre d’art
L’accent acadien, celui que je porte, comme tout autre accent d’ailleurs, c’est pratiquement comme une œuvre d’art. Ce n’est pas seulement qu’une prononciation, une tonalité, un timbre, une voix, avec ses traits distinctifs et sans doute aussi avec ses altérations grammaticales et phonétiques. C’est également l’équivalent d’une œuvre tangible, d’une création. C’est aussi ce qui permet d’assurer la permanence d’un monde, d’une communauté, d’un peuple, le peuple acadien. C’est pourquoi, à l’image des grandes créations et représentations artistiques qui transcendent le simple fait d’exister, l’accent doit être préservé, entretenu, protégé et promu au patrimoine mondial de l’humanité.
Au même titre que l’art, l’accent est ce par quoi nous nous identifions aux autres et contribuons à façonner le monde. Pour reprendre une pensée bien connue, celle du philosophe allemand G.-W. Friedrich Hegel dans ses écrits esthétiques, et l’adapter à mon propos, je dirais sans hésitation que l’accent est le moyen du langage par lequel la conscience devient conscience de soi, c’est-à-dire la façon par laquelle l’esprit humain s’approprie le monde et l’humanise.