le Vendredi 26 avril 2024
le Mardi 25 avril 2023 9:53 Chronique

Une société de plus en plus fliquée

Une société de plus en plus fliquée
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Étienne Haché – Chroniqueur

Étienne Haché est philosophe et professeur de Lettres/Philosophie.

Dans Technology and Empire (1969), le penseur canadien George Parkin Grant affirme que le progrès technique s’est mis au service d’une maîtrise utilitaire du monde destinée à un contrôle technocratique et à des appétits capitalistes gargantuesques. C’était une façon de répliquer — négativement — au «village global» décrit quelques années plus tôt, en 1967, par un autre intellectuel canadien, originaire d’Edmonton, Marshall McLuhan (The Medium is the Massage). 

Un demi-siècle après, qu’en est-il de l’uniformisation du monde? 

Unifié par le libéralisme et la technique, notre monde n’apparaît pas moins incertain, imprévisible. Aux tendances hégémoniques de certains pays, à la crise du contrat social, s’ajoutent les menaces sur la vie privée et sur notre condition sociale et politique.

Vivre heureux, vivre caché

Comment ne pas trouver scandaleux, faute d’une fiscalité internationale promise par l’OCDE courant 2020 — mais reportée sous la pression des États-Unis jusqu’en 2023 — afin de contrer l’évasion fiscale qui s’élèverait à plus de 650 milliards de dollars annuellement, que de grandes corporations détenant pratiquement un monopole, comme les géants américains des nouvelles technologies (GAFA), aient pu s’affranchir pendant de nombreuses années de payer leur juste part d’imposition? 

Comment ne pas devenir méfiant par ailleurs face à ces groupes qui possèdent les données de leurs clients — respectivement 2,5 milliards pour Facebook et 330 millions d’abonnés pour Twitter (du moins jusqu’à son rachat par Elon Musk) —, mais qu’ils parviennent difficilement à protéger? 

Les scandales liés à Cambridge Analytica, qui s’est servi des informations personnelles de 87 millions d’utilisateurs de Facebook pour cerner leurs intérêts et leurs opinions politiques, ainsi qu’à la ligue du LOL, qui a moqué et menacé des homosexuels, des féministes et des blogueurs via des comptes Twitter pseudonymes, font encore froid dans le dos. 

Les fausses nouvelles, la publicité politique et l’usage abusif de données personnelles sont désormais monnaie courante sur les réseaux sociaux. Bien qu’employé massivement, Internet n’est pas maîtrisé par la plupart de ses utilisateurs. Si les technologies de l’information font partie de notre quotidien en permettant de sillonner la planète, leur usage cache bien des dangers. 

D’est en ouest

Qu’en est-il maintenant que la 5G est accessible, la 6G étant déjà en projet depuis 2020? Certains prédisent toujours des problèmes de sécurité très élevés. Chose certaine, la bataille à laquelle se livrent les fournisseurs de cette nouvelle technologie mobile pour s’imposer sur le marché et se tailler la part du lion est motivée par des enjeux financiers colossaux.

Par-delà l’aspect sécuritaire et financier toutefois, il y a aussi un enjeu politique. Certains parlent même d’un risque de déstabilisation des démocraties.

D’où le haut degré de méfiance qu’inspire la compagnie Huawei, principal fournisseur mondial d’équipement de réseaux Internet et de technologies mobiles. Financée par des banques publiques chinoises, soutenue par l’armée et par son gouvernement, on lui reproche notamment de pratiquer de l’espionnage et des cyberopérarions.  

Or, même si Huawei et les BATX chinois peuvent présenter des dangers pour la stabilité des démocraties, l’Occident n’a pas eu à attendre leur désir de conquête pour prendre la mesure de la menace des nouvelles technologies. 

Le scandale informatique entourant l’élection présidentielle américaine de novembre 2016 est une belle illustration. D’après les services de renseignements américains (DNI et DHS), la Russie aurait commandité — via Cozy Bear (lié aux services russes de renseignements militaires : GRU) et Fancy Bear (rattaché aux services spéciaux russes : FSB) —, le piratage des ordinateurs du Parti démocrate à l’été 2015, ainsi que le vol de dossiers du Parti républicain en mars 2016. Cette infiltration dans les partis politiques américains a permis à Wikileaks de dévoiler, en octobre 2016, des informations classées confidentielles. Ce qui aurait, dit-on, affaibli la campagne de la candidate démocrate, Hillary Clinton.

Par ailleurs, grâce au lanceur d’alerte Edward Snowden, ancien employé de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la National Security Agency (NSA) réfugié en Russie, la planète entière a pu découvrir, en juin 2013 (Washington Post et The Guardian), des programmes américains de surveillance électronique (PRISM et XKEYSCORE) en concertation avec d’autres services de renseignements étrangers (le Five Eyes et l’Allemagne). Rien n’a été laissé au hasard par l’État technicien qui œuvrait en coulisses à notre insu. 

Au nom de la sécurité nationale et de celle des États alliés, tout utilisateur d’Internet pouvait être surveillé.

Le prétexte mis de l’avant : obtenir des informations utiles pour prévenir une menace potentiellement dangereuse. Difficile d’imaginer une atteinte plus grave aux droits fondamentaux. 

Hélas, ce ne sont là que quelques-uns des nombreux dérapages des services de renseignements nationaux. Faut-il également rappeler, en marge de ces affaires d’État, le scandale lié au logiciel espion de fabrication israélienne, Pegasus? Sa capacité de se greffer aux téléphones portables illustre parfaitement le risque qu’une puissance publique agisse en toute impunité. Preuve en est que même l’Espagne a eu recours à Pegasus contre le mouvement indépendantiste catalan dès 2015.

Nous ne sommes pas des robots

Il y a pourtant une autre inquiétude à l’horizon : celle liée à l’intelligence artificielle (IA) qui, selon certains, pourrait détrôner le cerveau humain d’ici 2030. On l’associe à la troisième révolution industrielle de Jeremy Rifkin, (La fin du travail, 1995). 

Tandis que la première révolution reposait sur le charbon et la machine à vapeur, que la seconde fut liée à la découverte du pétrole et de l’électricité, celle qu’on qualifie de révolution transhumaniste — avec pour paradigme l’homme augmenté — est l’envers du décor. Elle s’accompagne de robots à commandes numériques alimentés de puces anthropomorphiques et neuromorphiques imitant le cerveau humain, ainsi que d’ordinateurs et de logiciels ultrasophistiqués et beaucoup plus puissants grâce à l’informatique quantique; le tout coordonné en réseau et pouvant être localisé et dirigé à distance.

Ce rêve d’échapper à la condition humaine en substituant au cerveau humain des outils techniques fait partie des plus vieux songes de la littérature et de la science-fiction. Mais les possibilités qu’offrent les technologies intelligentes avec le numérique et la robotisation peuvent aussi mystifier. Sans rejeter d’un revers de main le potentiel de l’IA — en science (la génomique), en médecine (les nanotechnologies), ainsi que dans l’exécution de tâches complexes et pénibles pour l’homme —, on peut d’ores et déjà affirmer qu’il y aura des répercussions sur le travail. Comment les États aborderont-ils la question de la productivité? L’IA conduira-t-elle à des loisirs plus développés ou va-t-elle plutôt déboucher sur de l’oisiveté forcée?

Le phénomène incite déjà à sonder de nouvelles pistes. Tous les secteurs de la vie sont touchés. Mais seul le domaine de la recherche et du savoir pourrait émerger. Comparativement aux travailleurs moins qualifiés, ce domaine est composé d’industriels, de scientifiques, de techniciens et d’enseignants. Certes, le progrès a toujours un prix. Mais l’IA, le numérique et les nouvelles technologies pourraient séparer en deux la population mondiale : d’un côté une élite spécialisée, de l’autre une masse de travailleurs précarisés. Qui peut nier que dans une ou deux générations une portion de la population mondiale pourrait être composée de «travailleurs sans travail»?

Ce que suggère le débat sur l’IA, c’est que l’utilisation des connaissances scientifiques et techniques est une question qu’on ne peut guère abandonner aux scientifiques et aux politiques.

Par-delà l’épineuse question sociale du travail, il y a des raisons suffisantes pour s’objecter à ce qu’une élite restreinte de décideurs contrôle notre existence sans débat et sans discussion préalables.

Ces dangers vont du contrôle de notre ADN par une base de données à des logiciels utilisés par les tribunaux, jusqu’au pouvoir des algorithmes, sans oublier les entreprises High Tech qui possèdent d’énormes informations concernant notre vie privée et les revendent à prix d’or, ainsi que des programmes de reconnaissance faciale obtenus sur Internet sans notre consentement.

Comme le souligne Francis Fukuyama dans La fin de l’homme (2002), le temps est venu pour des pays réformateurs et fortement imprégnés des valeurs démocratiques de mettre en place des garde-fous afin de contrer une forme inédite de contrôle social. C’est à eux qu’incombe, au niveau local, la responsabilité de règles et d’institutions à vocation internationale pour s’assurer que le progrès technologique ne devienne pas un «faux étendard de liberté». À défaut de quoi, d’autres acteurs plus autoritaires et moins respectueux des droits et liberté se chargeront d’agir à leur place.

Le Five Eyes désigne l’alliance des services de renseignement de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis