le Jeudi 25 avril 2024

Dans le premier épisode de sa tragédie (Œdipe Roi, vers 300-325), Sophocle fait dialoguer Tirésias, un devin aveugle, et Œdipe, roi maudit dont le pouvoir et la félicité sont contestés pour parricide et inceste. «Qu’il est terrible de connaître quand la connaissance est sans profit», dit Tirésias. Et Œdipe de répondre : «Tu n’es ni loyal ni bon envers la ville qui t’a nourri, si tu la prives de tes présages». On connaît la suite… Tenant absolument à la vérité, Œdipe devint l’ombre de lui-même et se creva les yeux.

De la vanité

La morale de cette tragédie est encore valable pour tous les dirigeants de ce monde. La chance peut basculer à tout moment. Personne ne peut maîtriser le destin. Il n’y a rien de gravé dans le marbre. Sophocle nous invite à l’humilité et à la sagesse. Mais souvent la vanité se veut plus forte comme le rappelle le Livre de l’Ecclésiaste (1, 2 : «Vanité des vanités, et tout est vanité»); bien qu’ignorante de notre éphémère condition.

La chance peut basculer à tout moment. Personne ne peut maîtriser le destin.

Feu de paille, vapeur vaporeuse, bulle de savon, la seule chose dont on peut être sûr, mais pour combien de temps encore, c’est que le peuple est souvent plus sage que ses dirigeants. Deux mille ans après, Aristote a toujours raison : à défaut d’une science politique, la multitude (l’opinion) est souvent bien meilleure juge des affaires humaines (Politique, Livre 3). Les élections de mi-mandat aux États-Unis l’ont montré.

Tous les commentateurs s’accordaient, sondages à l’appui, sur une défaite cinglante des Démocrates. C’était oublier les doses massives d’aides sociales aux plus démunis, les soutiens financiers de l’État fédéral à l’économie et le ridicule de la Cour Suprême concernant la question de l’avortement (Roe c. Wade). Le peuple a tranché : Biden, c’est cent fois mieux que ce richissime Crésus priant Apollon pour qu’il lui donne une seconde vie. L’art de recourir aux extrêmes pour tuer dans l’œuf les extrêmes, vieille recette démocrate.

Mindy ou l’avenir à reculons

Une forme bossue, les épaules et le cou recourbés, des coudes à angle droit, des mains en forme de griffes, ainsi qu’une deuxième paupière pour se prémunir contre la lumière agressive des technologies, de même qu’un cerveau plus petit, donc moins de matière grise et une plus petite taille en général. Telles sont les projections de l’opérateur de téléphonie international Toll Free Forwarding qui a tenté d’imaginer ce que sera l’être humain dans mille ans environ.

Suicide métaphysique ou simple hypothèse farfelue? Osera-t-on, après tout cela, rire de nous en 3000 comme Bacon, Descartes et Vico qui se sont tant moqués de la science des Anciens? Le fait d’avoir choisi Mindy, une femme, pour prototype de l’humain du futur, interroge. Pourquoi Mindy? L’avenir s’écrirait-il au féminin? Si oui, quel avenir! À reculons.

Admettons que cette transidentité ou mutation projetée à travers les nouvelles technologies et les algorithmes sous-tende non seulement l’objectif d’orienter nos comportements quotidiens, nos choix, nos décisions, mais également notre sexualité, le procédé serait alors franchement insidieux.

Soutien et solidarité face à l’oppression

Nous réclamions des femmes politiques. Elles sont iraniennes et elles résistent au pouvoir des Mollahs. Qui a encore parlé de la «servitude volontaire»? Le temps des fêtes approche à grands pas : cette année, je nous imagine tous devant la télé, assistant à la chute de certains empereurs illégitimes, comme lors du 25 décembre 1989 où les insurgés roumains ont mis fin au règne de la dictature de Nicolae Ceausescu. L’inflation et le prix de l’essence demandent des sacrifices et de la retenue. Toutefois, tenons-nous prêts non seulement pour la disette, mais pour l’allégresse. Ce qui serait une excellente manière de témoigner notre solidarité avec celles et ceux qui souffrent, qui n’ont que très peu et qui ne voient rien de fantastique dans Noël et le Nouvel An.

Récemment, je lisais : «20 raisons pour lesquelles le capitalisme est mauvais pour l’humanité». Le plus remarquable est la définition qu’en donne Le Robert : «régime économique et social dans lequel les capitaux, source de revenus, les moyens de production et d’échange n’appartiennent pas à ceux qui les mettent en œuvre par leur propre travail». Tout comme le caméléon, le capitalisme compose la couleur qui lui permet de se camoufler : il détruit l’environnement, mais crée du travail; il exploite une main-d’œuvre jeune et fragile, mais défend les droits humains; il fragilise certaines économies nationales au profit de la globalisation, profite aux plus riches, mais augmente le niveau de vie et l’éducation des femmes et des enfants…

Curieux paradoxe. Pas étonnant que même certaines dictatures réalisent que ce système peut leur être profitable afin de maintenir leur domination et prétendre à l’hégémonie. Marx n’avait pas tort : le capitalisme paraît avoir inventé les armes qui pourraient servir un jour à des forces antagonistes (Manifeste du Parti communiste, 1848).

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Farce, platitude, pessimisme

J’avais dit que nous sortirions de la pandémie par une sorte de rébellion contre notre dépendance à l’égard des nouvelles technologies et d’Internet. Dans quelle mesure, sous quelle forme, tout cela restait à définir et à analyser. Chose assez troublante, la prophétie se réalise, mais nullement comme je l’avais anticipée. Nous avons assisté à plus de 131 000 licenciements dans l’industrie de la tech en 2022. Cette fois, ce sont les patrons qui se sont vengés contre leurs employés et leurs cadres. Cela ne laisse-t-il pas dubitatif?

Dans un ouvrage qui est toujours plaisant et stimulant, Technology and Empire (1969), le philosophe canadien de langue anglaise, George Parkin Grant, dit : «Nous avons les bénéfices de la société technologique, mais nous oublions facilement à quel point elle nous a tant dépossédées, car nous ne pensons que techniquement» («A Platitude»). Voilà où nous en sommes en cette fin d’année 2022.

Outre que j’observe déjà des ressemblances avec Mindy chez certains — songeons à notre jeunesse dont la situation nous attriste et nous laisse parfois sans voix : leurrée par la technique et les emplois de survie, recroquevillée sur elle-même, inquiétée par l’avenir, agrippée au téléphone portable, esquissant à peine un sourire —, je demande ce qu’il est permis d’espérer en 2023. Je dois confesser ne pas être particulièrement optimiste. Alain disait que le «pessimisme est d’humeur, tandis que l’optimisme est un signe de bonne volonté».

Je demande ce qu’il est permis d’espérer en 2023.

Avis de recherche pour retrouver Andy

L’idéologie dominante proclame le droit à la différence et à l’authenticité au nom du progrès humain. Mais nous est-il réellement possible de faire des choix? Ce droit nous trahit en nous couvrant tous d’une épaisse chape de plomb : l’uniformité. L’échappatoire est donc mince qui n’autorise pas les jugements de valeur et la pensée critique.

Andy, lui, a pu s’engouffrer dans une brèche et s’enfuir dans la nuit, loin de la quotidienneté et du brouillard. À l’approche du temps des fêtes, un avis de recherche est donc lancé, mais sans trop d’illusions, pour retrouver Andy, antithèse et complément de Mindy arraisonnée par la technique dirigeante. Andy sait encore qu’une société est jugée selon sa manière de traiter les plus faibles et les plus démunis; Andy recherche l’amitié avant l’intérêt personnel; Andy possède toujours des sentiments et des émotions : c’est un cœur intelligent.

Si Andy est tant recherché, c’est que notre espoir n’est pas non plus dans la fuite. C’est de sa lumière et de son amour que nous avons tant besoin. En vérité, «chacun de nous est comme une tessère d’hospitalité, (…) nous avons été coupés comme des soles et (…) d’un nous sommes devenus deux; (…) chacun recherche depuis sa moitié » (Platon, Le Banquet, 191d).

Un resto? Pourquoi pas. Après tout, ça fait longtemps que nous y sommes allés. Reste l’endroit. Sincèrement, a-t-on envie de se faire bassiner le jour de la Toussaint par un personnel qui vous présentera la gastronomie du restaurant avec pédanterie et formules surfaites du genre «foie gras de canard confit au Noilly Prat en sa robe de jambon Serrano»? Pas de chance, ce restaurant d’Amboise, réputé pour sa gastronomie, l’est aussi pour sa polyvalence, son art de lire dans nos pensées et d’user de talents pour obtenir ce qu’il veut. De la simplicité, voilà ce que, moi, je veux!

Entre pudeur et renonciation

De la simplicité et de la discrétion, il en faut en ce 1er novembre, car la suite s’annonce moins drôle : direction le cimetière. Dans ce lieu habituellement calme et paisible, on trouve de tout en cette veille de la fête des Morts. Je ne parle pas de nos défunts qui reposent en paix dans les cimetières de Tours et de Parçay-Meslay, ni de l’état des sépultures, mais des visiteurs. Cette année, j’ai noté le même phénomène : certains défunts auraient peut-être souhaité que leur douce moitié vienne leur rendre visite dans une tenue assez suggestive.

Qui a entendu parler de la «grande renonciation masculine»? C’est un psychologue anglais, John Carl Flügel (1884-1955), qui a donné naissance à ce concept dans The Psychology of Clothes publié en 1930. L’auteur fait remonter ce phénomène historique vers la fin du 18e siècle européen. Les vêtements masculins cessent alors de recourir à des formes brillantes, raffinées, désormais laissées aux vêtements féminins, pour faire place au costume au début du 19e siècle. Serait-ce la naissance du machisme moderne et d’une certaine répugnance de la féminité?

Je me demande toutefois si nous n’assisterions pas, en ce début du 21e siècle, à la grande renonciation féminine. Sensibilité, tendresse, douceur, beauté, romantisme laissent place progressivement à une vulgarité sans précédent : expression de son corps sur les réseaux sociaux, propos langagiers abstraits, mélange des genres et des goûts… L’antidote, ce n’est pas la discipline. Seulement, l’histoire et les guerres enseignent qu’il faut des femmes courageuses et déterminées pour assumer la marche du monde et défendre les droits des femmes. Alors, à part dans la ville de Waterloo, où sont les femmes politiques?

De petits carriéristes à la manœuvre…

Parlant d’expressions langagières douteuses, Alexandre Cédric Doucet, le président de la SAANB, trouve «dégueulasse» la décision du premier ministre Blaine Higgs d’avoir nommé Kris Austin, nouveau ministre et ancien membre de l’ultradroite, au Comité des langues officielles du Nouveau-Brunswick. Ce jeune avocat de formation s’arroge le droit de parler au nom des Acadiens. En 2020, si ma mémoire m’est fidèle, c’est fut une chroniqueuse de L’Acadie Nouvelle qui qualifia Higgs de «dictateur». À l’époque, il ne fallait pas compter sur un woke bien avisé pour s’offusquer d’un tel propos. J’avais personnellement protesté contre une telle diffamation, car j’estime inadmissible d’attirer de cette façon les regards sur soi en occultant une forme de médiocrité.

Les intérêts de classe ne sont pas une exclusivité anglophone. La discorde linguistique tient au fait que, par le passé, sous les mandats de Frank McKenna notamment, l’élite acadienne a trop longtemps pris pour argent comptant qu’elle disposait d’un poids politique incontournable. Avec chance, dans les décennies qui suivirent, l’Université de Moncton développa son laboratoire des élites et produisit même des premiers ministres et des députés. Pendant ce temps, les deux communautés linguistiques vivaient dans la solitude et se sentaient abandonnées par les centres décisionnels. D’où la revanche de la majorité anglophone.

On dit que Blaine Higgs n’est pas Richard Hatfield (Roger Ouellette, L’Acadie Nouvelle). Higgs est le représentant d’une mouvance populaire déçue par le système des élites à Fredericton; un montage qui remonte même bien avant 1987, sous la gouverne de Hatfield avec son favoritisme. Les élites acadiennes ont décidément la mémoire courte. Faut-il rappeler à quel point ce fut difficile pour Louis Robichaud d’exercer le pouvoir sans l’appui de la famille Irving? Robichaud savait pourtant de Machiavel que le peuple peut être plus sage que les princes. Qui, parmi les notables acadiens d’aujourd’hui, est capable de prendre le pouvoir et le conserver pendant dix ans comme P’tit Louis?

Plutôt qu’un vocabulaire toxique, l’élite acadienne pourrait contribuer au combat contre le populisme. Le discours de Pierre Poilievre gagne du terrain chez les jeunes. Poilievre, c’est une autre paire de manches que Higgs : un faiseur de fausses nouvelles, décidé à ébranler certaines structures de l’État, voire un conspirationniste qui mise sur la division pour se hisser au pouvoir. Le fait de jouer avec la peur n’est pas digne d’un candidat qui aspire au poste de premier ministre du Canada. Son cas reflète une crise politique suffisamment grave pour se demander comment redonner goût au leadership (acadien).

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Il faut un travail de pensée colossal, s’adresser à celles et à ceux qui, peinant à écrire, travaillent durs, se consolent avec une bière et de la country et considèrent que la chasse à l’orignal demeure le moment idéal pour sortir son fusil : la bête achevée, reste à la dépecer et s’assoir sur elle pour une séance photo destinée à Facebook. Sincèrement, afin de se considérer comme une exception dans la francophonie canadienne, ayons au moins le courage et la décence d’avouer que nous avons perdu l’esprit du combat honnête et juste qui animait tant nos ancêtres.

Au pays de l’antiracisme

Tiens donc, voilà de nouveau l’antiracisme français à l’œuvre. Cette fois, c’est à l’Assemblée nationale française que de nombreux députés se sont dressés vent debout contre une déclaration pour le moins douteuse  («qu’il(s) retourne(nt) en Afrique») d’un député d’extrême droite, Grégoire de Fournas, pendant que le député Nupes, Carlos Martens Bilongo, posait une question au gouvernement au sujet des bateaux de migrants dans la Méditerranée. Le député du Rassemblement national a eu beau se justifier, il a non seulement été censuré deux jours plus tard, mais aussi exclu des travaux de l’Assemblée, et ce, pour une durée de quinze jours.

Osons : l’antiracisme aurait-il perdu la carte? Quelle différence y a-t-il avec les déclarations du ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui, évoquant la nécessité de réviser la loi asile et immigration, ajoute qu’il faut «être gentil avec les gentils et méchant avec les méchants»? Chassez le naturel, il revient au galop. Cette façon de procéder n’a plus sa place dans une démocratie.

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L’antiracisme serait-il devenu le pendant du conformisme (républicain), lequel norme qu’il n’y a qu’un seul français («Impossible n’est pas français!» avait dit Napoléon)? Dans les deux cas, il y a dureté par vanité : «De même que la justice est souvent le manteau de la faiblesse, de même les hommes bien pensants, mais faibles, ont recours à la dissimulation et prennent visiblement une attitude injuste et dure — pour donner l’impression de la force». Ces propos de Nietzsche (Humain, trop humain, tome 1, 2e partie, «Opinion et sentences mêlées», ¶64) sont à méditer.

Disons «stop» aux directives de conscience

N’est-ce pas paradoxal qu’on veuille décoloniser les esprits — Dieu sait qu’on les compte en quantité celles et ceux qui s’emploient à le faire : des recherches subventionnées par l’État aux journaux, en passant par les réseaux sociaux —, alors que nous n’avons jamais été dans une aussi grande confusion? J’espère seulement ne pas ajouter à l’étourderie ambiante en disant que les propositions donnent à mourir de rire. Elles sont parfois si ridicules que l’épaisseur du moi du moi devient le seul refuge. Qui a dit que «le ridicule ne tue pas»?

Vous retrouverez la 2e partie de cette chronique dans notre numéro de Noël du 8 décembre 2022.

Pour ce numéro consacré à l’urbanisme, j’ai pensé vous parler de Martin Heidegger (1889-1976). Disciple d’Edmund Husserl, amant et professeur de Hannah Arendt, directeur de thèse de Hans Jonas, maître à penser de Hans G. Gadamer et d’Emmanuel Levinas, collègue et ami de Karl Jaspers, Heidegger est sans aucun doute la plus grande figure intellectuelle contemporaine. Bien que ses écrits soient entachés par le soupçon du nazisme, il donne à penser notre rapport avec l’habitation et la cité.

Le 5 août 1951, lors d’un colloque sur «L’homme et l’espace» devant des ingénieurs et des architectes, Heidegger prononça une conférence intitulée «Bâtir, habiter, penser». En pleine crise du logement dans l’Allemagne d’après-guerre, il posait la question suivante : «Qu’est-ce que l’habitation?» Pour lui, derrière le mot «habitation» se cache non pas le problème de la construction et des matériaux nécessaires, ainsi que les coûts, ni le lieu où l’on voudrait habiter, encore moins la question du confort ou celle du droit au logement, mais plutôt, au sens existentiel, l’être de l’habiter, à savoir l’espace public, les équipements et les infrastructures pour s’épanouir, les lieux d’échange, de création et de convivialité; bref, tout ce qui permet à notre être de se réaliser humainement et spirituellement.

La question de l’être

Heidegger a introduit dans la philosophie occidentale le fait d’«être au monde», ce qu’il appelle le Da-sein (l’être-là). Il faut remonter à un ouvrage monumental et légendaire, Sein und Zeit (Être et temps) écrit en 1927, pour comprendre le Dasein. Dans cet ouvrage, qui correspond à la période du premier Heidegger, le penseur attire en effet l’attention sur un souci existentiel majeur : l’être. À ce souci, explique-t-il, la philosophie a toujours répondu en s’intéressant aux choses telles qu’elles sont (les étants) — soit à travers l’étantité (les propriétés communes) des étants, soit en posant l’existence d’une essence suprême (Dieu) — et non à leur manifestation ou à leur substance (pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?, demandait Leibniz).

Pour comprendre l’être, Heidegger propose pour sa part de s’intéresser à un étant en particulier, l’homme. L’ontologie fondamentale inspirée par Pascal stipule que la particularité de tout homme consiste à se préoccuper de son être dans l’imminence de la mort. Malgré cela, le constat est en partie un échec puisque l’ouvrage se résume à une réflexion sur l’existence de l’homme (le Dasein qui s’interroge sur son être) et non sur l’être en général.

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Or, c’est à ce stade qu’on peut situer la pensée du deuxième Heidegger que reflète le texte de la conférence susmentionnée de 1951. Puisque l’étant en particulier, à savoir le Dasein, fait obstacle au dévoilement de l’être en tant qu’être, est-il possible de parvenir à la vérité de l’être par un autre moyen? Réponse de Heidegger : oui, et ce, grâce au pouvoir de signification du langage. D’où l’intérêt de Heidegger pour l’étymologie, en l’occurrence le sens des mots bâtir, habiter et penser. Le langage serait une sorte de métaphysique latente dans la mesure où les mots échappent à l’usage que nous en faisons. Le danger d’«oubli de l’être» étant omniprésent, il faut donc être attentif aux mots que nous employons, comme c’est le cas en poésie et en littérature. Mais le langage n’est-il pas qu’un outil proprement humain?

Habiter, c’est mener une existence authentique

Lors de sa conférence, Heidegger dit qu’il y a dans le mot habiter une nouvelle façon d’être au monde : l’«être habitant» est même l’idée centrale du texte de 1951. Ainsi, le fait d’habiter le monde et dans la cité est bien plus que se loger. Loger n’est en réalité rien d’autre qu’un système technico-bureaucratique de mise en boîte pour ainsi dire, de quelque façon que ce soit. Sans l’ombre d’un doute, nous sommes forcément à l’étroit dans ce genre de logement, n’est-ce pas? Habiter suppose en revanche la possibilité de se retrouver dans un lieu et de s’incarner en lui. Ainsi, pour Heidegger, le verbe habiter possèderait davantage de qualités que le verbe loger.

Habiter n’est pas qu’un simple processus technique ou une merveilleuse idée d’ingénieurs et d’architectes adaptée aux comportements et aux modes de consommation; habiter, c’est la volonté de mener une existence authentique, loin de la «quotidienneté» et de la «banalité» (le domaine du «On»). Du reste, dans sa conférence, le penseur souligne ceci : «dans la crise présente du logement, il est déjà rassurant et réjouissant d’en occuper un». Dans une Allemagne détruite par les bombardements alliés, le logement était devenu une chance davantage qu’un droit. Toutefois, habiter ne suppose pas seulement de pouvoir se loger, mais le moyen de bâtir.

Habiter n’est pas qu’un simple processus technique ou une merveilleuse idée d’ingénieurs et d’architectes adaptée aux comportements et aux modes de consommation; habiter, c’est la volonté de mener une existence authentique, loin de la «quotidienneté» et de la «banalité»

«Nous ne parvenons […] à l’habitation, dit Heidegger, que par le “bâtir”». Nous touchons ici à la relation de moyens et de finalité. C’est que dans le fait de bâtir, il y a déjà de l’habiter, comme le charpentier qui est à l’œuvre dans une construction ou l’architecte qui y met son esprit, son attention et ses inspirations. Le fait d’être soi-même bâtisseur prolongerait donc notre personnalité. Certes, il existe des constructions qui ne sont pas nécessairement des lieux pour vivre. Mais grâce à la réflexion (intentionnalité) de l’architecte, nous espérons nous sentir bien dans un centre commercial, dans un bureau d’affaires, dans un hôpital ou dans un centre de loisirs. Nous souhaitons nous épanouir dans nos lieux de travail et nos espaces publics; nous voulons que notre bureau reflète notre personnalité.

La perte du sens de l’habitat

Ceci me conduit au dernier terme du titre de la conférence de 1951. «“Bâtir” et penser […] sont toujours pour l’habitation inévitables et incontournables», nous dit Heidegger. Le philosophe montre à quel point le penser est intrinsèquement lié aux deux premiers termes. Concevoir son logement, c’est en quelque sorte déjà l’habiter. De même, imaginer que nous habitons un logement en particulier, c’est déjà penser à la manière dont il sera agencé pour mieux vivre. J’interprète ici Heidegger : penser notre manière d’habiter le monde est inéluctable. Penser est ainsi le terme médian entre bâtir et habiter.

Or, pourtant, ce que déplorait déjà Heidegger en 1951, c’est le mercantilisme qui réduit des millions de femmes, d’hommes et d’enfants à la misère sociale. Nous n’offrons plus la possibilité de penser l’habitation comme «le trait fondamental» de la condition humaine». Se loger coûte cher, surtout dans les grandes villes et métropoles. Les logements sont de plus en plus petits, car c’est la quantité et la rentabilité qui passent au premier plan. Au revoir le métier d’architecte… Disposer d’un grand logement est devenu un luxe à Paris, Séoul, Tokyo, New York, Londres, Mexico, Edmonton, Calgary, Vancouver, Toronto, Montréal, Québec et même à Moncton. Jamais, hormis en temps de guerre, l’affirmation «être logé ne suffit pas pour exister» n’a été aussi vraie qu’aujourd’hui.

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L’intérêt de sa conférence de 1951 peut se résumer à cette phrase de Heidegger : «La véritable crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter». Habiter le monde comme un tout (le «quadriparti» : terre, ciel, divins et mortels), c’est cultiver tel un berger une relation de tendre souci à l’égard de son environnement et du lieu où l’on vit. Mais est-ce encore possible, dans les conditions actuelles, de façonner notre existence?

Une tendance (écologique) est à l’œuvre, mais les habitations dans lesquelles nous devons nous incarner sont de plus en plus urbaines. Tout concourt à la perte de sens, à la négation du droit d’habiter notre être, si nécessaire afin de se réaliser.

Une tendance (écologique) est à l’œuvre, mais les habitations dans lesquelles nous devons nous incarner sont de plus en plus urbaines.

C’était un mardi matin, le 18 octobre. Je faisais cours quand, soudainement, après une averse, je demandai à mes élèves : Qu’y a-t-il de si agréable en automne? Le silence se fit entendre. Puis, comme par enchantement, l’automne parla à tous ceux qui, bien avertis comme Jade, savent écouter et voient dans cette saison davantage que la morosité et les feuilles mortes de Verlaine…

Certes, avant son piètre état, courant octobre, semblable au vieillard au soir de sa vie, la feuille fut colorée pendant quelque temps; et, avant d’être multicolore comme ces gens revivifiés après cinquante ans, bien verdoyante comme notre jeunesse; aux beaux jours, elle devint aussi tendre que l’adolescence; puis, juste après l’hiver et les grands froids, naquit.

Mais il n’y a pas que le printemps, si cher aux Romains de l’Antiquité, pour célébrer la vie. L’automne fait de même, voire beaucoup mieux. Là où le printemps salue la naissance (renaissance), pour sa part, l’automne honore l’œuvre de la nature tout entière. La fin du cycle étant prévisible, car l’hiver n’étant plus loin, il est toujours possible de parcourir le chemin à reculons pour se remémorer et raconter.

Là où le printemps salue la naissance (renaissance), pour sa part, l’automne honore l’œuvre de la nature tout entière.

Dans cette synthèse des opposés, à l’instar du yin et du yang qui se complètent dans leur opposition pour mieux traduire et exprimer le cosmos, se dévoile le mystère de l’Être éternel à jamais; celui que contemplait jadis Thalès avant de tomber dans un puits, chute qui fit tant rire la fille de Thrace. D’aucuns savent pourtant que le trajet est complexe et imprévisible. Mère Nature a bien fait les choses. Elle ne réserve ses secrets qu’aux curieux et aux passionnés. Mieux vaut donc être sage qu’une créature écervelée ou un mesquin. Car de l’expérience, il en faut : l’automne n’est pas que le moment où la nature perd sa verdure; c’est aussi le temps où les bourgeons du printemps se forment, où nombre de fruits et légumes se cueillent en quantité.

Un temps pour soi

Admettons que nos étés ne sont plus comme ceux d’antan (cf. mes «Doux souvenirs des étés d’antan», Le Franco, août 2022), qu’en est-il de nos automnes : de l’été indien à l’Action de grâce, à l’Halloween, à la Toussaint, à la fête des Morts jusqu’au jour du Souvenir, en ces novembres frisquets et même froids dans l’hémisphère nord?

À chacun de ces événements correspond une image, celle d’une rivière miroitante, entourée de couleurs chatoyantes et dorées, au beau milieu d’une nature figée, à l’aube comme en ces fins d’après-midi, soleil couchant; un visage, celui d’un petit monstre accourant de maison en maison pour réclamer des bonbons et jouant à se faire peur; un souvenir, celui des anciens et des gens ordinaires affairés dans la joie et dans la sérénité à la nécessité : certains labourant la terre, d’autres faisant les réserves de bois pour l’hiver ou hivernant leur bateau de pêche; une odeur, la fumée du poêle et de la cheminée faisant des siennes comme pour rappeler que le premières neiges arrivent; un sentiment, la perte d’un être cher, que même l’habitude de croire à une mort juste et raisonnable en automne ne peut apaiser; une morale, plus précieuse celle-là que ne le fut l’espoir suscité par l’or du Klondike : elle rappelle à chaque instant que les feuilles d’automne réchauffées par les derniers rayons lumineux du soleil contribuent à nourrir l’âme de nos valeureux soldats tombés au combat…

L’artiste, l’écrivain, le poète n’ont-ils pas raison? Nous ne savons et ne pouvons écrire qu’une fois retournés à nous-mêmes, dans nos profondeurs automnales. Loin d’être une exception dans ce retour naturel aux origines, l’automne est même davantage que les autres saisons, celle qui offre un temps pour soi, pour se recueillir, penser et méditer. À cet égard, l’automne n’est pas seulement le moment où l’on rend hommage à une vie, comme le font à leur manière Nobel, Booker, Goncourt, Deutscher Buchpreis et compagnie. C’est sans doute le moment de l’existence le plus créatif que la nature ait donné à l’artiste et à l’intellectuel; simplement parce qu’en automne, la nature reflète la création à l’état pur.

Magique et envoûtant…

L’automne, saison par excellence d’imagination et de création. Cela suffit à rompre avec l’image monotone qu’on lui prête. C’est l’expression de la vie se retournant sur elle-même, juste avant les intempéries, en vue d’un renouvellement, d’une transformation à venir, après l’hiver : rien d’autre que le recommencement de ce qui sera, printemps venu, le présage d’une feuille d’automne. Ainsi, voilà pourquoi l’automne est magique, envoûtant, divin… Nourriture spirituelle de l’inventivité, temps propice à la création, l’automne excelle par sa manière de se rappeler à nos souvenirs; sans la mémoire desquels aucune grande œuvre, aucune production artistique digne de ce nom n’est possible.

L’automne, saison par excellence d’imagination et de création.

La nature automnale dans tous ses états devrait suffire à convaincre les sceptiques et les rationalistes que l’être humain est pourvu de sentiments et d’émotions. On trouve effectivement à cette période quantité de représentations de la nature qui éveillent nos sens, suscitent des passions, donnent à penser. «Automne, je t’aime», tel aurait pu être le titre de cette chronique, car c’est bel et bien d’amour dont il s’agit. Éphémère pour certains, durable pour d’autres, l’amour que suscite l’automne est magique, envoûtant, doux, sincère, authentique : il est volupté à la manière de l’amour pour l’être cher.

Là s’arrête pourtant la ressemblance avec l’être aimé; amour qui ne dure qu’aussi longtemps que les amants l’entretiennent. Mère Nature, elle, en a décidé autrement : l’amour de l’automne ne se consume jamais. Éternel retour de l’identique, l’automne symbolise l’espoir, la patience, la ténacité, le courage. Oui, il faut consentir à des sacrifices et à des efforts pour percevoir, par-delà la grisaille, la nature qui s’exprime avec puissance, caractère et beauté à travers l’automne, ce «printemps de l’hiver», disait Toulouse Lautrec.

Prise de conscience

Lors d’une rencontre pédagogique où de nombreux collègues ont fait part, avec raison, de leurs inquiétudes face à la cybernétique, à l’emploi des nouvelles technologies au service d’un contrôle accru de nos vies et de nos activités par des puissances supérieures et anonymes, je répondais qu’il nous fallait à tout prix cultiver la singularité et l’amour d’autrui en même temps que le détachement et l’ironie. Ce sont des qualités nécessaires pour vivre aujourd’hui dans ce monde devenu complexe, voire très inquiétant à certains égards. Elles n’ont rien de comparable à la «dose d’insensibilité» que recommandait l’écrivain philosophe roumain Émil Cioran pour vivre et supporter les temps sombres (de l’automne).

Bien au contraire. Les qualités dont je parle sont une forme de résistance et de solidarité. Elles sont aussi anciennes que le monde. Elles témoignent de la puissance spirituelle en tout être humain. Ce sont des qualités sensibles. Rien de mieux que l’automne, temps de la méditation et de la réflexion, pour cultiver ces valeurs, construire sa propre statue et ajouter sa pierre à un nouveau monde commun. L’automne? Tout simplement édifiant.

Personnages du dialogue :

Hylas (Baruch Spinoza, Éthique, Partie 1, Appendice, 1677)
Théophile (Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932)
Philémon (Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, 1938)

Théophile : Hylas, un ami m’a confié récemment qu’il avait «perdu la foi». Penses-tu comme lui que les hommes peuvent vivre sans religion?
Hylas : Certains le peuvent qui font confiance à leur entendement, d’autres n’en peuvent pas qui confondent croyance et raison.
Théophile : Mais la religion n’est pas qu’un ensemble de croyances. C’est une institution qui organise les pratiques en accord avec les valeurs d’une communauté.
Hylas : Connais-tu Spinoza, philosophe hollandais du 17e siècle? Il explique que la religion est une pratique superstitieuse dont le caractère irrationnel amène les individus à interpréter n’importe quel événement comme un signe divin.
Théophile : Que veux-tu dire?
Hylas : Les théologiens qui s’en remettent au principe de l’«ignorance» procèdent comme suit : à défaut d’une preuve contraire, Dieu est la cause finale. Ainsi, lorsque l’ignorance est détruite, disparaît également la croyance dans la «volonté de Dieu».
Théophile : Mais la croyance était omniprésente chez l’«homme primitif». Des résidus persistent encore chez nos contemporains. Elle sert de contrepoids à la volonté de connaître, qui est sans limite. Henri Bergson parle de deux sortes de causes : la «cause seconde» correspond au fait de constater une action, la «cause mystique» à la volonté d’expliquer un phénomène par la foi en Dieu. Prenons l’exemple du rocher qui tue un homme en se décrochant d’une falaise. Nous constatons d’abord l’action par des causes secondes. Mais nous questionnons les volontés qui ont poussé l’action à se réaliser. La cause s’explique par une intention qui, sinon supérieure à l’effet produit, est au moins équivalente à lui.
Hylas (pratiquant l’ironie) : Je ne veux pas t’offenser, mais ton «adhésion fanatique» te rend ignorant. Reprenons ton exemple : la pierre qui a tué un homme est tombée à cause du vent et de la pluie. Il n’y a aucune référence mystique ou surnaturelle. La chute du rocher est un événement dont il faut rendre raison par une explication physique, matérielle.
Philémon : Entièrement d’accord! C’est ainsi que fonctionne la science.
Hylas et Théophile (s’exclamant à l’unisson) : Philémonnnnnn!
Philémon (gêné d’avoir interrompu la conversation) : Amis, je vous cherchais du regard au milieu de cette marée humaine. Je ne veux pas vous interrompre. Alors, s’il te plaît Théophile, que réponds-tu à l’objection de Hylas, car je vous ai entendu?
Théophile : Euh… Nous parlions de religion et de vérité.
Philémon : Et alors?
Hylas (voyant Théophile empêtré, intervient) : Théophile n’admet pas la liberté humaine et se retranche derrière la croyance. Comme le dit Spinoza, si seulement les hommes avaient conscience de leur liberté, ils ne s’en remettraient pas à des pouvoirs irrationnels.
Philémon (prenant la défense de Hylas) : Je partage ton opinion. La vérité est l’œuvre d’une expérimentation. Elle n’est pas le fruit d’une inspiration divine. Les causes ne sont pas à rechercher au-delà des causes réelles et physiques.
Théophile : Soit! Alors pourquoi, dans l’exemple du rocher, l’homme se trouvait-il à cet endroit à ce moment précis? Comment expliquer que le vent soufflait au même moment? Souviens-toi de ce que je te disais en citant Bergson : l’intelligence humaine doit toujours composer avec l’instinct. Par «instinct», Bergson entend des perceptions ou des souvenirs qui servent de «réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence».
Philémon : Tu marques un point important Théophile. J’aimerais toutefois apporter une précision. Tu dis que le sens ne se dévoile jamais à la surface des phénomènes. La question de la spiritualité est également présente dans les sciences, mais elle n’est pas posée à l’aveugle. Gaston Bachelard, philosophe des sciences, a montré qu’à travers les efforts déployés par le scientifique pour surmonter les «obstacles épistémologiques» la question du sens pointe à l’horizon. L’obstacle à la vérité en science tient aux conditions et aux moyens que le scientifique met en œuvre. Cela complique son travail. Depuis la fin du 19e siècle, la vérité n’est plus le fruit d’une idée absolue dont Dieu serait le moteur. Les causes ne sont pas au-delà des causes réelles.
Hylas : Tu vois, Théophile, les hommes qui ne peuvent se passer de «causes mystiques» pour expliquer un phénomène restent ainsi dans l’ignorance des vraies causes.
Théophile : Dis-moi, Hylas, si la connaissance et la vérité n’ont rien à voir avec la croyance, que sont-elles?
Hylas : Un fait rationnel!
Philémon (trouvant que Hylas n’aide pas à convaincre un spiritualiste comme Théophile) : Hylas, tu sembles bien sûr de toi. C’est un sophisme de prétendre que la vérité est une affaire purement rationnelle. La science n’est pas prédéterminée. La vérité ne s’obtient pas non plus systématiquement au terme d’une relation causale. C’est un travail marqué par des «lenteurs», de la «stagnation», de la «régression», des «troubles». Curieusement, la science progresse ainsi. Dieu n’est pas le moteur de la science, mais l’expérimentation scientifique ne fait pas jaillir la vérité d’un seul coup de baguette. La connaissance rationnelle déduite des procédés courants de la démonstration doit être remise en cause. La méthode scientifique est complexe, elle demande beaucoup de patience. Il n’y a pas de ligne droite toute tracée vers la vérité. Celle-ci se construit à travers une série d’erreurs rectifiées.
Théophile : Je retiens ta précision Philémon. Dis-nous Hylas, que vaut un fait dépourvu de valeur?
Hylas : Un fait est porteur de sens. Distinguons, tu veux bien, jugement de valeur et foi ou croyance. Ce n’est pas la même chose.
Philémon : C’est exact. Il faut toujours préciser la valeur. En science, elle n’a pas la même portée que la croyance. Elle se transforme au cours d’une expérimentation et n’est jamais coulée comme du béton. Preuve en est que si les résultats obtenus sont bons, ceux-ci confortent le scientifique dans ses choix et ses orientations. Après tout, son travail vise le bien-être de l’humanité. Mais dès que les choses tournent au chaos, tout est remis en question. S’il existe des vérités analytiques ou a priori (3 x 5 = 30 ÷ 2; la terre est ronde; lorsque l’eau bout à plus de 100 degrés, elle s’évapore; le mot tri-angle indique trois côtés …), l’esprit humain ne repose pas essentiellement sur elles. Les vérités d’hier ne sont pas celles d’aujourd’hui; celles d’aujourd’hui risquent à leur tour d’être réfutées dans le futur.
Théophile : En réalité, notre désaccord n’est pas si profond. Les faits sont inséparables des valeurs. Toute la question est de savoir si la religion n’est que pure superstition. Vous deux, Philémon et surtout toi, Hylas, prétendez que la religion est une chimère. Personnellement, je considère la croyance (religieuse) comme le point de départ et le terme de toute connaissance.
Philémon : Théophile, ni la religion ni la science ne détiennent la vérité. Depuis Galilée, Newton, Darwin, nous savons qu’un créateur n’est pas nécessaire pour expliquer l’Univers. Si bien qu’au début du 20e siècle le matérialisme triomphait. Puis, comme un grand balancier, le mouvement est reparti en sens opposé avec le Big Bang et l’expansion de l’Univers. Autant de cailloux dans les chaussures des matérialistes qui mettent à mal la thèse d’un Univers immuable et nous rappellent qu’il ne suffit pas de croire dans l’existence d’un grand horloger pour que cela devienne une vérité.

Le terme philosophie est composé de deux mots grecs : philia (amour) et sophia (sagesse). Mais les préjugés sont toujours aussi tenaces. Nous entretenons souvent, sans le savoir, une fausse image du philosophe, celle de prédicateur.

«Le terme philosophie est composé de deux mots grecs : philia (amour) et sophia (sagesse).»

Parmi les clichés et les poncifs pour décrire le philosophe, notons sa fonction : «avec un diplôme de philosophie, c’est le chômage qui nous attend». Un chauffeur de taxi ou un mécanicien sont beaucoup plus utiles à la société. À la différence de l’historien qui analyse les événements ou du sociologue qui aborde les phénomènes sociaux, le philosophe, lui, n’a pas d’objet d’étude. Son activité se limite à penser. Mais penser à quoi?

L’activité du philosophe apparaît encore moins pertinente lorsqu’on considère son apparence. Platon, Aristote, les épicuriens et les stoïciens, nous les imaginons seuls, menant une vie d’ermite, austères, de préférence barbus avec des cheveux longs, vivant dans des conditions d’hygiène discutables, se contentant du strict minimum et ne prenant pas soin d’eux-mêmes (lire la réponse de Sénèque dans sa «Lettre 5» à Lucilius).

«Avec un diplôme de philosophie, c’est le chômage qui nous attend.»

Le philosophe paraît aussi à contre-courant. Dans La République de Platon (Livres 5-6), Socrate s’inquiète du mépris dont fait preuve la foule à l’égard du philosophe. Il estime, dans ces conditions, impossible de pouvoir transmettre la philosophie à la jeunesse puisque celle-ci est portée vers les faiseurs de discours (philodoxes). La société préfère un savoir utile, celui qu’enseignent les sophistes : devenir médecin, avocat, commerçant, etc.

Dialoguer avec autrui

Ces préjugés collent à la peau du philosophe. Derrière ces reproches se cache en réalité une méfiance. C’est qu’en tout temps le philosophe fait trembler l’édifice. Cela dit, il est clair qu’en définissant la philosophie comme apprentissage de la mort (vie éternelle) — ce que propose Socrate dans l’Apologie et dans le Phédon —, il ne risque pas de défendre sa cause. Au mieux, il apparaît comme un paria : toléré, mais marginal.

Heureusement, la philosophie ne se résume pas qu’à cela. Contrairement aux idées reçues, le philosophe n’est pas un solitaire, ni dans une tour d’ivoire, ni un penseur convaincu de détenir la vérité. Toute sa démarche est basée sur un procédé assez simple : dialoguer.

Si l’activité de penser nécessite d’être seul avec soi-même, paradoxalement, elle n’est possible qu’en compagnie d’autrui qui pense, et ce, de manière différente de soi. Ce dialogue était un art de vivre dans l’Antiquité (lire Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, 2001). À quoi bon penser s’il n’y a que des vérités?

Il existe des vérités mathématiques ou scientifiques (analytiques ou a priori) : 3 x 15 = 30 ÷ 2; la terre est ronde; lorsque l’eau bout à plus de 100 degrés elle s’évapore; un triangle est une figure géométrique distincte d’un myriogone et d’un chiliogone; le double d’un carré se conçoit grâce au calcul de la diagonale selon Pythagore. Mais le pouvoir de connaître possède des limites. Que ce soit face à des problèmes complexes comme dans les sciences ou par rapport à des sujets portant sur l’existence, Dieu, la mort, le bonheur, la justice, il faut pouvoir en discuter à plusieurs afin de comparer son jugement.

C’est ainsi que procède Socrate dans l’Apologie (21c-22e). Au terme de ses échanges avec les commerçants, les artistes et les politiques, il découvre qu’il ne sait que très peu de choses. Ce qui le rend d’ailleurs plus modeste que ses interlocuteurs.

Développer une pensée critique

Si le travail du philosophe est important, c’est parce qu’il consiste à interpréter et à reformuler les questions et les problèmes qui se présentent à lui. Comme l’a fait remarquer Jürgen Habermas, l’avenir de la philosophie doit consister dans cette fonction émancipatrice (La science et la technique comme idéologie, 1973/1968). Afin d’être compris par autrui, nous nous devons de construire un discours structuré, clair et argumenté. À l’inverse, nous attendons des autres qu’ils nous communiquent clairement leur pensée. Avec l’ouverture d’esprit, le «sensus communis» (Kant, Critique de la faculté de juger, ¶ 40) est la condition sine qua non de la pensée.

Si vraie qu’elle puisse sembler, l’image du philosophe solitaire n’est qu’une dimension, négligeable, de l’activité philosophique. Ce qui fait de lui le penseur par excellence, c’est son esprit critique très développé. Dans nos sociétés, la critique est mal perçue. Au lieu de nourrir les débats, elle peut les envenimer, mettre sur la défensive et rendre stérile toute discussion.

En philosophie, la critique possède un tout autre sens : une capacité à discerner et à juger la valeur et les limites d’un discours. Que ce soit Platon, Aristote, Épicure, Épictète, Cicéron, Descartes, Kant, Arendt, chez tous ces penseurs la réflexion ne peut aboutir sans un examen critique. Penser par soi-même est aux antipodes des dogmes (vérités) et des opinions (foi, émotions, goûts).

Ombre, lumière, modération

Deux exemples suffisent pour illustrer la fonction du philosophe. Il s’agit de l’allégorie de la Caverne au livre 7 de La République de Platon, qui suit l’analogie de la Ligne à la fin du Livre 6, ainsi que le débat entre Socrate et des sophistes subversifs et impétueux comme Thrasymaque (Livre 1) et Calliclès (Gorgias).

Ce que traduit l’allégorie de la Caverne, où des hommes, enchaînés aux pieds et au coup, sont incapables de discerner ce qui se cache derrière les apparences, c’est une forme d’ignorance. Sauf quelques rares exceptions, comme ceux qui ne veulent pas en sortir ou qui n’ont pas les ressources intellectuelles suffisantes pour y parvenir, tout homme désire savoir et progresser dans la connaissance. Découvrir soudainement que ce qui paraissait éternellement vrai n’est en réalité qu’une chimère est, à n’en pas douter, une expérience traumatisante, tout aussi aliénante que la condition du prisonnier. Mais à la différence de ce dernier, celui qui a découvert la réalité derrière les apparences est libre.

L’allégorie de la Caverne est pertinente. Nous faut-il accepter ce que disent les autres sans chercher à comprendre? Comment distinguer une opinion non fondée d’une opinion vraie? Le débat entre Socrate et les sophistes suffit pour trancher. Ce débat porte sur la question de savoir si l’homme est tout puissant au point de posséder la vérité, ou si, au contraire, cette prétention ne se heurte pas tôt ou tard à des sujets sans réponse.

Aux yeux de Socrate, les sophistes n’étaient pas que de simples fabulateurs. Il va même jusqu’à louanger leur esprit critique. Pour Socrate, qui peut être considéré lui-même comme un sophiste, nous aurions ainsi une dette envers eux. Les hommes des Lumières se considéraient également comme les héritiers des sophistes. Mais il y a toutefois des limites à la prétention de tout expliquer.

Ce que Socrate reproche à ses adversaires, c’est qu’en prétendant vouloir tout connaître, les sophistes ne font que satisfaire leurs désirs personnels, même les plus terribles. Leur enseignement à la jeunesse est donc dangereux. Ils seraient le parfait exemple à ne pas suivre puisque, pour eux, la fin justifie les moyens : toute vérité est défendable à condition de satisfaire ses intérêts. Une démarche malhonnête, d’après le Socrate de Platon, contraire à l’esprit du vrai philosophe.

Salon du livre 2022

Dans un opuscule de cinq pages rédigé vers 1807, Qui pense abstrait?, Hegel pourfend avec la même ironie que Socrate tous ceux qui, dénonçant la pensée abstraite, maintiennent des préjugés que, pourtant, la philosophie cherche à dépasser. L’invitation à le lire est donc lancée (excerpts.numilog.com/books/9782705666354.pdf).

Dans Capital et idéologie (2019), l’économiste Thomas Piketty souligne que notre contexte mondialisé ne suppose pas seulement l’élaboration de politiques économiques, la propriété ou la prospérité. Et pour cause. Les droits de la femme, le dérèglement climatique, la technicisation de nos modes de vie, pour ne citer que ceux-ci, exigent une réponse conforme au respect de l’humain. Le politique est ainsi inséparable de l’éthique.

Pour les plus grandes figures des Lumières, le moyen-terme commun à l’éthique et au politique, c’était l’éducation. Lieu d’apprentissage du jugement (objectif moral), la sphère éducative doit permettre à chacun de communiquer ses pensées dans un horizon des fins (objectif politique). Éduquer, transmettre, n’est-ce pas conférer un sens aux savoirs?

Cela vaut tant pour les élèves que pour les enseignants, pour lesquels la formation doit permettre d’accéder à la formulation de problématiques qui n’excluent personne et qui ont une fonction émancipatrice. Dans la mesure où elle combat, dès l’école, le prêt-à-penser, l’éducation doit placer l’apprenant dans une situation où c’est lui qui questionne, construit, de concert avec les autres, des capacités à traduire en pensées ce qui, depuis l’origine, fait obstacle à son développement.

La grande aporie

Le discours si répandu qu’il faut adapter la jeunesse à un monde en mutation est, du point de vue de l’apprentissage et de la transmission, entaché d’incohérence : c’est une aporie de la raison. Si notre monde est incertain, imprévisible, comment s’y adapter?

Ce n’est pas une adéquation aux compétences qui permettra à la jeunesse de surmonter les difficultés et les tensions inhérentes à notre monde et de défendre le bien commun. La logique utilitaire, instrumentale et la rationalisation croissante vont à l’opposé de cette culture civique que Jürgen Habermas appelle de ses vœux afin d’adopter une attitude critique et de considérer les choix de ses actions.

Étienne Haché

Étienne Haché

Il est difficile d’établir un lien entre la baisse du niveau d’esprit critique dans nos sociétés démocratiques et ceux qui briguent le pouvoir. Mais le fait d’avoir choisi, délibérément ou non, depuis des décennies, d’orienter l’éducation sur la base d’intérêts économiques et partisans explique la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui et permet de comprendre pourquoi beaucoup de citoyens, incluant les jeunes, sont tentés de voter pour des dirigeants autoritaires (cf. sondage international Ipsos de 2016).

Un regard lucide sur le monde ne peut se réduire à la dénonciation. Il faut aussi défendre notre jeunesse contre elle-même, l’empêcher de transformer en or durci tout ce qu’elle touche, la préserver de l’artériosclérose et du dessèchement. Cela demande des moyens, qui existent déjà, mais qui sont plutôt mal répartis. Il faut aussi de bons pédagogues, dotés de conviction et critiques par rapport aux programmes établis.

«Un regard lucide sur le monde ne peut se réduire à la dénonciation.»

Retrouver le goût des choses

Dans le sillage des réflexions d’Emmanuel Kant sur la capacité politique du «jugement de goût» (¶ 40 : Critique de la faculté de juger), Hannah Arendt explique que le vivre-ensemble relève d’une faculté de juger commune à tous les hommes. En conséquence, cela revient à se demander si nous sommes prêts à renoncer à nos intérêts et à nos convictions au profit d’un monde dans lequel serait reconnu ce que nous sommes comme partie intégrante d’autrui, et inversement.

Sortir de soi-même et cultiver son jugement est une façon d’appréhender le changement; non pas comme une fatalité, comme un mouvement irréversible ou la source de tous les maux, mais comme renouvellement du monde. En ce sens, l’éducation au goût (l’esthétique) est le moyen-terme conciliant l’éthique et le politique. Propre à chacun, le goût implique une intelligence politique porteuse de sens commun («mentalité élargie»).

Argumenter, synthétiser, analyser, comprendre sa place dans la société, dialoguer avec autrui, coopérer… Loin d’un enseignement refermé sur lui-même, ces valeurs reflètent un véritable humanisme démocratique. C’était aussi l’ambition de John Dewey, grand pédagogue américain, qui n’était pas un partisan de l’éducation progressive pour de simples raisons commerciales et de marketing.

Cultiver la pensée critique

Si nous sommes attachés aux valeurs démocratiques, nous devons non seulement former de bons techniciens, mais des citoyens capables de juger sensiblement et de s’ouvrir à la diversité culturelle (Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques, 2011). Les connaissances et les compétences morales et politiques — l’autonomie, le respect de soi et d’autrui, le sens du devoir, la solidarité, la justice — ne sont pas uniquement juxtaposées. Elles forment un tout cohérent et donnent sens à un enseignement destiné à développer des dispositions à agir.

L’enjeu majeur de notre époque n’est pas d’adapter la jeunesse au changement. La question est plutôt la suivante : Quelles valeurs enseigner pour le citoyen du XXIe siècle? Cette problématique est d’autant plus nécessaire que les apports fulgurants des dernières décennies, notamment en sciences, obligent à porter un regard plus large et plus perçant sur les processus et les transformations en cours. Expertises et spécialisations plus poussées, phénomènes qui traduisent une extraterritorialité de la technoscience, laquelle n’autorise pas de larmoyer. Parallèlement, une globalisation à l’échelle planétaire perçue comme quelque chose d’inévitable, ceci lorsqu’elle n’est pas une menace au progrès humain.

«Quelles valeurs enseigner pour le citoyen du XXIe siècle?»

S’impose plus que jamais un autre rapport à la connaissance que celui qui détermine notre manière de vivre et de penser depuis des décennies. Ce lien auquel doit contribuer l’école doit se construire dans tous les domaines, par un questionnement qui vient bousculer le rapport au savoir.

Penser à contre-courant

La connaissance est en proie à deux dangers : l’erreur et l’illusion. Or, nous tentons d’y résister par un autre défaut : la volonté d’éliminer le risque d’erreur. Cette résistance possède ses limites. Cela tient au fait que l’esprit humain procède autant par l’affectivité que par la pure intelligence. Il n’existe pas «d’étage supérieur de la raison dominant l’émotion», selon Edgar Morin (Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, 2000/1999). Il n’y a de rationalité que sur la base des émotions et des sentiments, ce que d’autres appellent le «savoir d’expérience».

«La connaissance est en proie à deux dangers : l’erreur et l’illusion.»

Ce que Morin nomme l’«incertitude rationnelle» offre ainsi de nouveaux horizons. Elle contribue «à la détection des sources d’erreurs, d’illusions et d’aveuglements». Dans ce travail de déconstruction, mis en place et défini dans le sillage de l’épistémologie constructiviste du 19e siècle, se tient un ressort essentiel qui vient détrôner, voire renverser le scientisme ambiant. C’est dorénavant la relation que le sujet (l’élève aussi bien que l’enseignant) entretient avec l’objet du savoir qui devient dominante et non plus simplement le savoir lui-même.

Ce sont la représentation et la compréhension de sens commun qui s’imposent. Le savoir n’existe que dans une unité dialectique qui relie la science et l’intelligence qui la construit. C’est dans une telle interaction qu’est impliquée toute la dimension culturelle et historique de notre monde, parce que générant de nouvelles significations, de nouveaux horizons de pensée.

Cette relation dynamique et vivante permet à chacun de bâtir une histoire personnelle par une intégration du savoir qui lui est propre au croisement d’une autre, légitime par ailleurs, mais toujours dans une singularité dont la pertinence et la portée renvoient à l’universalité du genre humain.

Ne pas connaître ces principes est pardonnable; les tenir pour acquis ou les ignorer est cependant une faute professionnelle. À méditer.

Tabou, faux dilemme pour les uns, question difficile, voire insoluble pour d’autres. Pourtant, rien n’est moins sûr. Qu’ils soient pour l’avortement, libéraux ou progressistes (pro-choix), ou qu’ils s’y opposent, conservateurs et chrétiens (pro-vie), l’affrontement de ces deux mouvements dans l’espace public se cristallise d’abord au niveau biologique. À partir de quel moment commence la vie?

Comme chacun sait, cette question touchant au droit naturel est très complexe. Naturellement, le débat se transporte aussitôt au niveau juridique où les divergences persistent. Les droits de l’embryon ou du fœtus doivent-ils prévaloir sur ceux de la mère, sa santé physique et psychologique?

Ces questions, que semblait avoir tranché l’arrêt Roe contre Wade rendu par la Cour suprême des États-Unis en janvier 1973, n’ont pourtant jamais réellement ébranlé la position de l’Église catholique dont les convictions en matière d’avortement influencent notre conception de la vie et nos décisions de justice. Dans son Catéchisme (partie 3, section 2, chapitre 2, article 5), elle se veut on ne peut plus claire : l’avortement, le droit et la morale constituent un seul et même problème.

Une position rigoriste

Contrairement au protestantisme — l’Église Unie prône un droit total à l’IVG —, le catholicisme fait feu de tout bois et s’oppose depuis toujours à l’avortement en tant qu’acte immoral. C’est que, indépendamment de savoir s’il est doté d’une âme, «l’être humain doit se voir reconnaître […] le droit inviolable de tout être innocent à la vie».

Ce principe, la protection de la vie, fait partie des dix commandements. Pour le christianisme d’obédience catholique, ce n’est pas seulement qu’une parole, mais un devoir, que, en cas de manquement, les canons 915 et 1398 du Code du droit canonique de 1983 (réformé en décembre 2021 : canon 1397, §2) sanctionnent d’excommunication.

On comprend mieux pourquoi, dans son Encyclique de 1995, le pape Jean-Paul II condamnait l’avortement avec vigueur, le qualifiant de «désordre moral particulièrement grave». En réalité, cette conviction papale remonte aussi loin qu’à la Didakè (christianisme primitif). Ses successeurs, Benoît XVI et François, réaffirmeront cette position historique de la foi chrétienne.

Pour l’Église, il n’existe qu’une seule exception. C’est l’avortement involontaire justifié par l’argument du «double effet» introduit par Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique (II-II, question 64 : 7). Complexe, la doctrine stipule des conditions nécessaires et suffisantes afin qu’une action soit moralement justifiable alors qu’elle comporte des effets indésirables. Pour résumer, la thèse thomiste soutient qu’il est parfois justifié de produire une conséquence mauvaise, mais seulement si c’est un effet secondaire de l’action. Ce qui lui a valu les foudres des utilitaristes. Ardent défenseur des femmes, John Stuart Mill dit que «chacun est le véritable gardien de sa propre santé, tant physique que mentale et spirituelle» (De la liberté, 1859).

L’Église admet donc que certains actes causant indirectement un avortement peuvent être légitimes, notamment lorsqu’une femme se trouve en danger de mort. La subtilité du discours est remarquable. Dans ce cas précis, l’intention est de sauver la vie de la mère et non de mettre fin à la grossesse. La mort de l’embryon ou du fœtus est vue non comme une action désirée, mais comme une conséquence inévitable.

«La mort de l’embryon ou du fœtus est vue non comme une action désirée, mais comme une conséquence inévitable.»

Nous ne sommes pas en reste pour autant, car l’inceste et le viol n’autorisent pas l’avortement. Au mieux, dans son argumentaire, l’Église condamne de tels actes qui contribuent, c’est le moins qu’on puisse dire, à humilier et à réduire des jeunes filles à l’état d’objet. Sa position mitigée sur la contraception ne peut nullement servir à panser les plaies ou à noyer le poisson.

Modernité, démocratie et transformation des mœurs

Ma conviction, c’est que les difficultés et les contradictions engendrées par l’avortement, auxquelles n’échappent ni l’Église, ni notre système de justice, s’inscrivent dans une problématique moderne plus large, celle des droits et libertés, en l’occurrence la prétention légitime des femmes à l’autonomie. Cette quête est irréversible, quoi qu’on dise ou pense.

L’entrée des femmes «dans le monde des égaux» s’est faite entre les 19e et 20e siècles. Cette «égalisation juridique», commencée avec le droit de vote, s’est poursuivie et même accélérée en politique et dans le travail. Or, contrairement aux droits de l’enfant (cf. Alain Renaut, La fin de l’autorité, 2004), qui sont protégés par une convention internationale (1989/1959) dont les origines remontent au militantisme de Janusz Korczak et d’Eglantine Jebb à la Société des nations, les droits des femmes ne semblent jamais acquis.

À la différence de l’enfant, qui n’a pas eu à solliciter ses droits, les femmes ont dû mener elles-mêmes la bataille pour leur émancipation. Pas étonnant que nous soyons maintenant réduits, un siècle après les victoires des grandes féministes européennes et américaines, à parler d’une forme de régression. Je crains que les femmes ne puissent pas non plus compter sur les mouvements qui se réclament de l’écologie, du mariage pour tous, de la transidentité ou de l’égalité des chances.

À n’en pas douter, les minorités culturelles et la communauté LGBTQIA+ sont également victimes d’injustice et de discrimination. Mais elles bénéficient depuis quelques années d’un soutien populaire extraordinaire qui leur vaut même une reconnaissance politique et financière de la part des élites dirigeantes. Je ne m’inscris pas dans une vision tocquevillienne ou heideggérienne de la modernité, bien qu’elles restent pertinentes pour comprendre la confusion de l’individualisme et de l’autonomie dans nos sociétés.

Un droit constitutionnel

En plus de compromettre gravement la dignité des femmes, le recul constaté du droit à l’avortement aux États-Unis traduit une société au bord de la rupture. À quoi cela est-il dû? Non pas à une féminisation de la société ou à une dérive des mœurs, comme le pensent certains dictateurs favorables à une restauration du droit naturel (arbitraire ou divin), mais à une crise démocratique qui résulte d’un affaissement du contrat social et du projet éducatif censé veiller à la promotion des droits et libertés dans le respect des différences.

«Le recul constaté du droit à l’avortement aux États-Unis traduit une société au bord de la rupture.»

Or, comment répondre à cette confusion des intérêts particuliers et du bien commun dont les femmes font les frais? La réponse n’est pas aussi simple. De nombreuses voix proposent d’inscrire dans la Constitution — que le juriste austro-américain Hans Kelsen qualifie de norme «fondamentale» — le droit des femmes à l’avortement.

Délimiter collectivement ce qui est possible ou acceptable en matière d’avortement — incluant les motifs d’inceste et de viol, de même que les soins de santé —, construire un socle de valeurs communes, le tout garanti par l’État et le droit, permettrait d’assurer le respect de la dignité humaine (héritage du droit naturel), à commencer par le droit des femmes.

Il n’y a pas si longtemps, je disais à mon voisin à quel point je m’efforce, à travers les bruits et les divertissements, d’écouter la nature. Une relation directe avec elle : Quel message nous transmet-elle? Quel présage, quel augure préfigure-t-elle?

Il en faut très peu de nos jours pour être raillé et qualifié d’illuminé par les cercles sophistiqués. Il faut dire que le discours a pris des ailes et n’est pas toujours accessible… L’affaire n’est pas moins sérieuse. Elle est non seulement physique, mais au-delà (méta) : Dans quel monde voulons-nous vivre et selon quelles valeurs?

Nous sortons — vraiment? — de deux années de quasi-rétention générée par une crise sanitaire majeure. Cette sortie s’est accompagnée d’une soif, parfois exagérée, de renouveau et de projets. Ainsi, après un quasi-repos équivalent, la nature fut de nouveau sollicitée de livrer tout ce qu’elle peut, le plus rapidement possible et en dépit des incertitudes. Mais c’était sans compter l’inflation qui a pointé le bout de son nez. À quoi répondra peut-être, en 2023, le contre-choc déflationniste. Mieux vaut s’y préparer.

De la simplicité du regard

Alors n’est-ce pas une raison suffisante de communier avec la nature? L’été s’y prête merveilleusement bien. Moment de douceur, de repos, de détente, voire de silence complet, c’est l’occasion pour réfléchir, méditer, écrire ses pensées et ses souvenirs.

On dit souvent que nos étés ne sont plus comme avant. Mais qu’y avait-il «avant» de si particulier ? C’est que le temps passe : seule reste la mémoire des moments vécus (H. Bergson). Quels sont-ils pour ma part? En toute franchise, ils sont nombreux et je les affectionne toujours autant. Est-ce l’âge de la sagesse ? Qu’importe, je les résumerais ainsi : «J’ai le doux souvenir des étés d’antan. Enfant, je vivais dans l’insouciance et dans l’émerveillement».

Nous n’étions pas riches. Donc, pas de possibilité de partir en vacances. Nous menions une vie tout à fait modeste, certes, mais, curieusement, nous avions tout à portée de main : la mer était à deux kilomètres, nous étions en pleine nature, en harmonie avec la forêt, vivions paisiblement le long d’une belle rivière pour y pêcher, dès le printemps arrivé, et y faire de bon gré du canoé tout l’été. Sans compter les champs qui regorgeaient de myrtilles que, souvent avec maman, nous ramassions dès août arrivé pour les confitures, les tartes et les gâteaux.

De ces champs et au moindre vent marin, nous apercevions au loin dans le ciel de magnifiques tourbillons de poussière venant de l’usine de tourbière du village, là où travaillait mon grand frère. C’était la marque de l’éternel retour estival, parfois avec ses dangers. Si bien qu’il fallait constamment guetter et sentir, chaleur durant, le moindre indice de fumée justifiant d’alerter d’un feu.

Mais il y a encore plus mémorable de ces étés d’antan. Transition de juillet à août : nous attendions avec impatience la tournée des vendeurs ambulants, certains comme Charles avec ses poissons de saison (maquereau, hareng, sole, bar…) ou monsieur Adélard avec ses fruits et légumes, ses viandes et ses fameux caissons de boissons sucrées. Tout cela rythmait la semaine comme de raison.

Et que dire du son particulier et si berçant de la meule du vieux Jim? Elle contenait son intrigue : le retraité affûtait ses outils, mais pour quel nouveau chef-d’œuvre? C’était un manuel, un charpentier comme il y en avait beaucoup autour de nous : un homme capable comme son cousin, notre oncle Adélard, qui, en plein chantier, nous conviait souvent à monter les murs et les toits des maisons afin d’accélérer la cadence avant la rentrée scolaire et la saison des pluies.

Tout était dans le geste

Aaaaah! Le parfum qui se dégageait des effets personnels de papa. C’était quelque chose. À peine était-il arrivé le vendredi midi de sa semaine passée à bûcher en forêt que nous nous bousculions pour découvrir ce qu’il y avait dans son sac : on y trouvait toujours quelques fruits imprégnés de l’odeur du bois et de sa crème à raser. Ses vêtements de bûcheron dégageaient encore des odeurs de tronçonneuse et de débusqueuse dont je garde un souvenir impérissable puisqu’elles me rappellent sa douceur, sa vaillance, son courage, la dureté de la vie et le besoin de la nature pour exister.

La perle, semblable à cette madeleine dont parle Proust (À la recherche du temps perdu), c’était la fameuse pierre qui se trouvait non loin de la rivière, tout à l’arrière de la propriété de Philippe, le cousin de papa, mais qui n’habitait pas les lieux à cette époque. Une pierre devenue immense, croyait-on. Enfants, nous en avions la certitude. C’était déjà mon naturel philosophe qui s’exprimait.

Lisse, plutôt ronde et grisâtre, parsemée de blanc et de bleu, cette fameuse pierre que, avec Fabian, mon regretté ami d’enfance, nous retrouvions sitôt le printemps venu, qui symbolisait également la manifestation de la nature : l’éternel retour de l’été avec ses transformations et ses métamorphoses. Une fois grimpés sur elle, nous étions des nains devenus géants ; intouchables, maîtres pour ainsi dire de nos peurs et de nos angoisses. C’était déjà pas mal comme manière d’être heureux pour un enfant dans les moments troublants.

Pourquoi cela mérite-t-il un hommage?

Je crains que l’avenir doive se penser à reculons, à la manière de cet éternel retour : en replongeant dans le passé, dans les saveurs et les doux souvenirs des étés d’antan. Nietzsche n’avait-il pas raison ? «Mène ta vie de sorte que tu aies envie qu’elle se répète éternellement».

Là se trouve, dans la «force des souvenirs cachés» (Descartes), la boussole consolatrice face à la marche effrénée et incertaine du monde. L’image de la pierre, ces après-midis d’été devenus rituels où maman nous préparait gentiment une boisson Kool-Aid avec des petits sandwichs de pâté à la viande, le parfum envahissant de ses tartes et gâteaux aux myrtilles durant les belles journées d’août, nos visites au petit dépanneur d’Arthur, l’autre cousin, pour du saucisson de Bologne et des bonbons sont de parfaits exemples de résistance au changement.

On pensera peut-être que c’est durant cette époque que notre fatalité destructrice a commencé. J’en conviens un peu moi-même. Mais l’enfance n’a pas encore cette conscience du temps, des événements et de la tragédie qui se joue, et c’est peut-être mieux ainsi. D’où sa puissance. Elle recèle le pouvoir d’imaginer et de transformer le monde presque miraculeusement.

Certes, avoir la conviction, c’est une chose ; détenir la vérité, c’en est une autre. Mais que serions-nous sans le souvenir? Récemment, des études ont montré que l’imprévu stimulerait le cerveau. Tout porte à croire que cette chronique est une pure chimère et que nous pourrions nous déconnecter complètement de nous-mêmes. Tout concourt à supprimer la dimension spirituelle de notre existence…

Je ne pars pas en vacances cet été, mais je voyage par la pensée, dans cette région du cœur humain, l’enfance, où résident de doux souvenirs (sentiments et émotions) sans lesquels il est difficile de se construire.

 

Étienne Haché, philosophe et ancien professeur au Campus Saint-Jean, publie bimensuellement une chronique « Esprit critique ».

 

Davantage qu’un gène, l’accent est culturel. Antérieur à la cognition, toutefois, il provient immanquablement du fond des émotions. En effet, ce que nous ressentons et pensons se reflète pour une bonne part à travers notre accent. Particularité de la tonalité, du timbre et de la voix (prosodie), l’accent agit aussi comme un surmoi auquel l’on ne déroge pas, sous peine de se trahir soi-même ou d’être démasqué.

 

S’il sait s’adapter, s’il tend à s’atténuer avec le temps, au contact des expériences et de l’altérité, l’accent ne s’éteint pourtant jamais réellement. Il a pour ainsi dire toutes les caractéristiques de l’entre-soi, du national, voire du nationalisme, mais sans leurs défauts. Et pour cause.

 

«Davantage qu’un gène, l’accent est culturel.»

 

Il ne s’agit pas uniquement dans son cas de vocabulaire et de mots, de dires, d’idées et de principes érigés en vertu. Bien que tout cela ait une incidence sur sa mesure et sa portée, faut-il redire, néanmoins, que l’accent de celle ou de celui qui parle est d’abord une expression révélatrice d’un enracinement dans un lieu, d’une expérience vécue, sensible, sentimentale, sincèrement éprouvée?

Un universel dépourvu de règles

Or, paradoxalement, c’est aussi pourquoi l’accent a toutes les apparences d’un universel puisqu’il est commun, partagé, c’est-à-dire humain. Un universel aussi lourd à porter et à transmettre qu’un héritage, certes, mais sans doute moins intransigeant, nullement figé, certainement plus flexible que la grammaire et la syntaxe. Bref, cet accent qui, dit-on, nous déterminerait en quelque sorte est en réalité la grande exception à la règle. C’est un universel sans concept : c’est-à-dire doté d’un pouvoir symbolique. Il est à l’image d’un manteau convertible : simple, souple, polyvalent, adapté à tous les contextes — passé, présent, futur —, mais non moins protecteur et surtout naturel.

 

Universel, qui es-tu réellement? Universellement grandiose, je ne suis pourtant qu’un accent parmi tant d’autres dans la diversité des langues. Un accent francophone de quelque part au Nouveau-Brunswick, le long du littoral côtier de la Péninsule acadienne. Un accent forgé au contact de la mer, des vagues et du vent fouettant de l’Atlantique. Un accent, celui hérité des pêcheurs arrivant au quai avec leur cargaison de poisson et des bûcherons affairés courageusement dans la forêt depuis l’aube.

 

«Universellement grandiose, je ne suis pourtant qu’un accent parmi tant d’autres dans la diversité des langues.»

 

Mais si mon accent est tout cela — un accent acadien, distinct du chiac toutefois — ne serait-il pas également, pour avoir baigné parmi elles, imprégné des francophonies québécoise, ontarienne, non moins qu’albertaine? J’allais oublier — mais oublie-t-on vraiment? — qu’il y a aussi quelque chose de l’accent que je porte à l’Île-du-Prince-Édouard et en Nouvelle-Écosse, là-bas, à Port-la-Joye et à Prée-Ronde, lieux d’établissement de mes ancêtres, les Haché-Gallant et les Thibodeau, ainsi qu’en France, dans le Poitou, l’Anjou et la Vendée. Et, comme si tout cela ne suffisait pas, voilà que mon accent cohabite depuis plus de vingt-cinq ans avec la Touraine, ma terre d’adoption.

Une seconde nature

Peut-être est-ce en définitive cette région de France, la Touraine, dont on dit souvent qu’il n’y a pas d’accent, qui me fait retourner à moi-même, à mon accent, celui que je porte depuis l’enfance. En tout cas, ce n’est pas que la Touraine le rejetterait nécessairement, bien au contraire, mais simplement qu’il y a un moment, dans une vie, où l’accent refait surface avec vigueur et traduit parfaitement notre être sans le trahir; cet être qui, submergé par le souvenir, presque hanté par la mémoire (mnémosyne), se meut soudainement comme dans un jeu de balancier, allant du futur au passé, et vice-versa, en passant par le présent.

C’est ainsi que resurgissent spontanément, malgré soi, en dépit de la distance par rapport à la terre natale, les mots-clés de la langue et surtout d’un parler dont la saveur semblait à coup sûr disparue ou tombée pour ainsi dire en désuétude. Là se trouvent tout le pouvoir et toute la splendeur de l’accent, en l’occurrence cet accent acadien que je porte en moi. À la fois unique et universel. Nous sommes en réalité ce que notre accent a fait de nous, à savoir : une seconde nature, celle qui se trouve désormais dans nos enfants ; une nature sans doute moins dominante, puisque métamorphosée par la transition des générations et l’exil, mais toujours là, à la fois culturellement et affectivement.

 

Comment, pourquoi, sous quelle forme cet accent en vient-il à se manifester bien des années plus tard, et ce, malgré l’éloignement? En définitive, tout ou presque me rappelle l’accent acadien : que ce soit le parler des anciens du Poitou ou la simplicité de leur regard, le parfum des saisons, le souvenir du Clain (la rivière traversant le centre-ville à Poitiers), ma bibliothèque chargée de livres dans lesquels se trouve toujours une lettre de ma mère écrite à la main, les érables devant la maison, une chanson comme Grand-Pré (Ode à l’Acadie)…, derrière tout cela résident des visages, des voix, un accent ; mon accent, celui de mon pays, de mes proches. Comment pourrais-je oublier dès lors que j’ai les miens en souvenirs comme une tache d’encre qui me ramène constamment à leur accent, l’accent que je porte en moi.

Une œuvre d’art

L’accent acadien, celui que je porte, comme tout autre accent d’ailleurs, c’est pratiquement comme une œuvre d’art. Ce n’est pas seulement qu’une prononciation, une tonalité, un timbre, une voix, avec ses traits distinctifs et sans doute aussi avec ses altérations grammaticales et phonétiques. C’est également l’équivalent d’une œuvre tangible, d’une création. C’est aussi ce qui permet d’assurer la permanence d’un monde, d’une communauté, d’un peuple, le peuple acadien. C’est pourquoi, à l’image des grandes créations et représentations artistiques qui transcendent le simple fait d’exister, l’accent doit être préservé, entretenu, protégé et promu au patrimoine mondial de l’humanité.

Au même titre que l’art, l’accent est ce par quoi nous nous identifions aux autres et contribuons à façonner le monde. Pour reprendre une pensée bien connue, celle du philosophe allemand G.-W. Friedrich Hegel dans ses écrits esthétiques, et l’adapter à mon propos, je dirais sans hésitation que l’accent est le moyen du langage par lequel la conscience devient conscience de soi, c’est-à-dire la façon par laquelle l’esprit humain s’approprie le monde et l’humanise.